Monsieur Teste (1895)/Lettre d’Émilie

Éditions du Sagitaire (Vol 2p. 47-66).


LETTRE DE
MADAME EMILIE TESTE



Monsieur et ami,

Je vous rends grâces de votre envoi et de la lettre que vous avez écrite à Monsieur Teste. Je crois bien que l’ananas et les confitures n’ont pas déplu ; je suis sûre que les cigarettes ont fait plaisir. Quant à la lettre, je mentirais si je vous en disais la moindre chose. Je l’ai lue à mon mari, et je ne l’ai guère comprise. Cependant je vous avoue que j’y ai pris une certaine délectation. Les choses abstraites ou trop élevées pour moi ne m’ennuient pas à entendre ; j’y trouve un enchantement presque musical. Il y a une belle partie de l’âme qui peut jouir sans comprendre, et qui est grande chez moi.

J’ai donc fait lecture de votre lettre à M. Teste. Il l’a écouté lire sans montrer ce qu’il en pensait, ni qu’il y pensât. Vous savez qu’il ne lit presque rien de ses yeux, dont il fait un usage étrange, et comme intérieur. Je me trompe, je veux dire : un usage particulier. Mais ce n’est pas cela du tout. Je ne sais comment m’exprimer ; mettons à la fois intérieur, particulier, et universel !  !  ! Ils sont fort beaux, ses yeux ; je les aime d’être un peu plus grands que tout ce qu’il y a de visible. On ne sait jamais s’il leur échappe quoi que ce soit, ou bien, si, au contraire, le monde entier ne leur est pas un simple détail de tout ce qu’ils voient, une mouche volante qui vous peut obséder, mais qui n’existe pas. Cher Monsieur, depuis que je suis mariée avec votre ami, jamais je n’ai pu m’assurer de ses regards. L’objet même qu’ils fixent est peut-être l’objet même que son esprit veut réduire à néant.

Notre vie est toujours celle que vous connaissez : la mienne, nulle et utile ; la sienne, toute en habitudes et en absence. Ce n’est pas qu’il ne se réveille, et ne reparaisse, quand il veut, terriblement vivant. Je l’aime bien ainsi. Il est grand et redoutable tout à coup. La machine de ses actes monotones éclate ; son visage étincelle ; il dit des choses que bien souvent je n’entends qu’à demi, mais qui ne s’effacent plus de ma mémoire. Mais je ne veux rien vous cacher, ou presque rien : Il lui arrive d’être très dur. Je ne pense pas que personne puisse l’être comme lui. Il vous brise l’esprit d’un mot, et je me vois comme un vase manqué que le potier jette aux débris. Il est dur comme un ange, Monsieur. Il ne se rend pas compte de sa force : il a des paroles inattendues qui sont trop vraies, qui vous anéantissent les gens, les réveillent en pleine sottise, face à eux-mêmes, tout attrapés d’être ce qu’ils sont, et de vivre si naturellement de niaiseries. Nous vivons bien à l’aise, chacun dans son absurdité, comme poissons dans l’eau, et nous ne percevons jamais que par un accident tout ce que contient de stupidités l’existence d’une personne raisonnable. Nous ne pensons jamais que ce que nous pensons nous cache ce que nous sommes. J’espère bien, Monsieur, que nous valons mieux que toutes nos pensées, et que notre plus grand mérite devant Dieu sera d’avoir essayé de nous arrêter sur quelque chose plus solide que les babillages, même admirables, de notre esprit avec soi-même.

D’ailleurs, M. Teste n’a pas besoin de parler pour rendre à l’humilité et à une simplicité presque animale les personnes qui l’entourent. Son existence semble infirmer toutes les autres, et même ses manies font réfléchir.

Mais n’imaginez pas qu’il soit toujours difficile ni accablant. Si vous saviez, Monsieur comme il peut être tout autre !.. Certes, il est dur, parfois ; mais en d’autres heures, c’est d’une exquise et surprenante douceur qu’il se pare, qui semble descendre des cieux. C’est un présent mystérieux et irrésistible que son sourire, et sa rare tendresse est une rose d’hiver. Toutefois, il est impossible de prévoir ni sa facilité ni ses violences. C’est une chose vaine d’en attendre la rigueur ou la faveur ; il déjoue par sa profonde distraction et par l’ordre impénétrable de ses pensées, tous les calculs ordinaires que font les humains du caractère de leurs semblables. Mes prévenances, mes complaisances, mes étourderies, mes petits manquements, je ne sais jamais ce qu’ils tireront de M. Teste. Mais je vous avoue que rien ne m’attache plus à lui que cette incertitude de son humeur. Après tout, je suis bien heureuse de ne point trop le comprendre, de ne point deviner chaque jour, chaque nuit, chaque moment prochain de mon passage sur la terre. Mon âme a plus de soif d’être étonnée que de tout autre chose. L’attente, le risque, un peu de doute, l’exaltent et la vivifient bien plus que ne le fait la possession du certain. Je crois que cela n’est pas bien ; mais je suis ainsi, malgré les reproches que je m’en fais. Je me suis confessée plus d’une fois d’avoir pensé que je préférais croire en Dieu que de le voir dans toute sa gloire, et j’ai été blâmée. Mon confesseur m’a dit que c’était une bêtise plutôt qu’un péché.

Pardonnez-moi de vous écrire sur mon pauvre être quand vous ne souhaitez que d’apprendre quelques nouvelles de celui qui vous intéresse si vivement. Mais je suis un peu plus que le témoin de sa vie ; j’en suis une pièce et comme un organe, quoique non essentiel. Mari et femme que nous sommes, nos actions sont composées par le mariage, et nos nécessités temporelles assez bien ajustées, en dépit de la différence immense et indéfinissable de nos esprits. Je suis donc obligée de vous parler incidemment de celle qui vous parle de lui. Peut-être que vous concevez assez mal quelle est ma condition auprès de M. Teste, et comment je m’arrange de passer mes jours dans l’intimité d’un homme si original, de m’en trouver si proche et si éloignée ?

Les dames de mon âge, mes amies véritables ou apparentes, sont fort étonnées de me voir, qui semble si bien faite pour une existence comme la leur, et femme assez agréable, point indigne d’un sort compréhensible et simple, accepter une position qu’elles ne peuvent se figurer le moins du monde dans la vie d’un tel homme dont la réputation de bizarreries les choque et les scandalise. Elles ne savent pas que le moindre adoucissement de mon cher époux est mille fois plus précieux que toutes les caresses des leurs. Qu’est-ce que leur amour qui se ressemble et se répète, qui a perdu depuis longtemps tout ce qui tient de la surprise, de l’inconnu, de l’impossible, tout ce qui fait que les moindres effleurements sont chargés de sens, de risques et de puissance, que la substance d’une voix est l’unique aliment de notre âme, et qu’enfin, toutes les choses sont plus belles, plus significatives, — plus lumineuses ou plus sinistres, — plus remarquables ou plus vaines, — selon le seul pressentiment de ce qui se passe dans une personne changeante qui nous est devenue mystérieusement essentielle ?

Voyez-vous, Monsieur, il faut ne pas se connaître aux délices pour les désirer séparer de l’anxiété. Si naïve que je sois, je me doute bien de ce que perdent les voluptés d’être apprivoisées et accommodées aux habitudes domestiques. Un abandon, une possession qui se répondent, gagnent infiniment, je pense, à se préparer par l’ignorance même de leur approche. Cette suprême certitude doit jaillir d’une suprême incertitude, et se déclarer comme la catastrophe d’un certain drame dont nous serions bien en peine de retracer la marche et la conduite depuis le calme jusqu’à l’extrême menace de l’événement…

Heureusement, — ou non, — je ne suis jamais sûre, quant à moi, des sentiments de M. Teste ; et il m’importe moins de l’être que vous ne croiriez. Tout étrangement mariée que je suis, je le suis en connaissance de cause. Je savais bien que les grandes âmes ne se mettent en ménage que par accident ; ou bien, c’est pour se faire une chambre tiède où ce qu’il peut entrer de femme dans leur système de vie soit toujours saisissable et toujours enfermé. Le doux éclat d’une épaule assez pure n’est pas détestable à voir poindre entre deux pensées !.. Les messieurs sont ainsi, même profonds.

Je ne dis point ceci pour M. Teste. Il est si étrange ! En vérité, on ne peut rien dire de lui qui ne soit inexact dans l’instant même !.. Je crois qu’il a trop de suite dans les idées. Il vous égare à tout coup dans une trame qu’il est seul à savoir tisser, à rompre, à reprendre. Il prolonge en soi-même de si fragiles fils qu’ils ne résistent à leur finesse que par le secours et le concert de toute sa puissance vitale. Il les étire sur je ne sais quels gouffres personnels, et il s’aventure sans doute, assez loin du temps ordinaire, dans quelque abîme de difficultés. Je me demande ce qu’il y devient ? Il est clair qu’on n’est plus soi-même dans ces contraintes. Notre humanité ne peut nous suivre vers des lumières si écartées. Son Âme, sans doute, se fait une plante singulière dont la racine, et non le feuillage, pousserait, contre nature, vers la clarté !

N’est-ce point là se tendre hors du monde ? — Trouvera-t-il la vie ou la mort, à l’extrémité de ses volontés attentives ? — Sera-ce Dieu, ou quelque épouvantable sensation de ne rencontrer, au plus profond de la pensée, que le pâle rayonnement de sa propre et misérable matière ?

Il faut l’avoir vu dans ces excès d’absence ! Alors sa physionomie s’altère, — s’efface !.. Un peu plus de cette absorption, et je suis sûre qu’il se rendrait invisible !..

Mais, Monsieur, quand il me revient de la profondeur ! Il a l’air de me découvrir comme une terre nouvelle ! Je lui apparais inconnue, neuve, nécessaire. Il me saisit aveuglément dans ses bras, comme si j’étais un rocher de vie et de présence réelle, où ce grand génie incommunicable se heurterait, toucherait, tout à coup s’accrocherait, après tant d’inhumains silences monstrueux ! Il retombe sur moi comme si j’étais la terre même. Il se réveille en moi, il se retrouve en moi, quel bonheur |

Sa tête est lourde sur ma face, et de toute la force de ses nerfs je suis la proie. Il a une vigueur et une présence effrayante dans les mains. Je me sens dans les prises d’un statuaire, d’un médecin, d’un assassin, sous leurs actions brutales et précises ; et je me crois avec terreur tombée entre les serres d’un aigle intellectuel. Vous dirai-je toute ma pensée ? J’imagine qu’il ne sait pas exactement ce qu’il fait, ce qu’il pétrit.

Tout son être qui était concentré sur un certain lieu des frontières de la conscience, vient de perdre son objet idéal, cet objet qui existe et qui n’existe pas, car il ne tient qu’à un peu plus ou moins de contention. Ce n’était pas trop de toute l’énergie de tout un grand corps pour soutenir devant l’esprit l’instant de diamant qui est à la fois l’idée, la Chose, et le seuil et la fin. Eh bien, Monsieur, quand cet époux extraordinaire me capture et me maîtrise en quelque sorte, et m’imprime ses forces, j’ai l’impression que je suis substituée à cet objet de sa volonté qu’il vient de perdre. Je suis comme le jouet d’une connaissance musculeuse. Je vous le dis comme je puis. La vérité qu’il attendait a pris ma force et ma résistance vivante ; et par une transposition toute ineffable, ses volontés intérieures passent, se déchargent dans ses mains dures et déterminées. Ce sont des moments bien difficiles. Alors, que faire ! Je me réfugie dans mon cœur, où je l’aime comme je veux.

Quant à ses sentiments à mon égard, quant à l’opinion qu’il peut avoir de moi-même, ce sont choses que j’ignore, comme j’ignore de lui tout ce qui ne se voit ni ne s’entend. Je vous ai dit tout à l’heure mes suppositions ; mais je ne sais véritablement en quelles pensées ou combinaisons il passe tant d’heures. Moi, je me tiens à la surface de la vie ; je m’abandonne au fl des jours. Je me dis que je suis la servante de l’instant incompréhensible où mon mariage s’est décidé comme de soi-même. Instant peut-être adorable, peut-être surnaturel ?

Je ne puis pas dire que je sois aimée. Sachez que ce mot d’amour si incertain dans son sens ordinaire et qui hésite entre bien des images différentes, ne vaut plus rien du tout s’il s’agit des rapports du cœur de mon époux avec ma personne. C’est un trésor scellé que sa tête, et je ne sais s’il a un cœur. Sais-je jamais s’il me distingue ; s’il m’aime ou s’il m’étudie ? Ou s’il s’étudie au moyen de moi ? Vous comprendrez que je n’insiste pas sur ceci. En résumé, je me sens être dans ses mains, entre ses pensées, comme un objet qui tantôt lui est le plus familier, tantôt le plus étrange du monde, selon le genre de son regard variable qui s’y adapte.

Si j’osais vous communiquer ma fréquente impression, telle que je me la dis à moi-même, et que l’ai souvent confiée à M. l’Abbé Mosson, je vous dirais au figuré que je me sens vivre et me mouvoir dans la cage où l’esprit supérieur m’enferme, — par sa seule existence. Son esprit contient le mien, comme l’esprit de l’homme fait celui de l’enfant ou celui du chien. Entendez-moi, Monsieur. Parfois je circule dans notre maison ; je vais, je viens ; une idée de chanter me prend et s’élève ; je vole, en dansant de gaieté improvisée et de jeunesse inachevée, d’une chambre à l’autre. Mais si vive que je bondisse, je ne laisse jamais de ressentir l’empire de ce puissant absent, qui est là dans quelque fauteuil, et songe, et fume, et considère sa main, dont il fait jouer lentement toutes les articulations. Jamais je ne me sens l’âme sans bornes. Mais environnée, mais enclose, Mon Dieu ! Que c’est difhcile à expliquer ! Je ne veux point dire captive. Je suis libre, mais je suis classée.

Ce que nous avons de plus nôtre, de plus précieux est obscur à nous-mêmes, vous le savez bien. Il me semble que je perdrais l’être, si je me connaissais tout entière. Eh bien, je suis transparente pour quelqu’un, je suis vue et prévue, telle quelle, sans mystère, sans ombres, sans recours possible à mon propre inconnu, — à ma propre ignorance de moi-même !

Je suis une mouche qui s’agite et vivote dans l’univers d’un regard inébranlable : et tantôt vue, tantôt non vue, mais jamais hors de vue. Je sais à toute minute que j’existe dans une attention toujours plus vaste et plus générale que toute ma vigilance, toujours plus prompte que mes soudaines et plus promptes idées. Mes plus grands mouvements de l’âme lui sont de petits événements insignifiants. Et cependant j’ai mon infini… que je sens. Je ne puis pas ne pas reconnaître qu’il est contenu dans le sien, et je ne puis pas consentir qu’il le soit. C’est une chose inexprimable, Monsieur, que je puisse penser et agir absolument comme je veux, sans jamais, jamais, pouvoir rien penser ni vouloir qui soit imprévu, qui soit important, qui soit inédit pour M. Teste !.. Je vous assure qu’une sensation si constante et si étrange donne des idées bien profondes… je puis dire que ma vie me présente à toute heure un modèle sensible de l’existence de l’homme dans la divine pensée. J’ai l’expérience personnelle d’être dans la sphère d’un être comme toutes âmes sont dans l’Être.

Mais hélas ! cette même sensation d’une présence à laquelle on ne peut se soustraire et d’une si intime divination, n’est pas sans m’induire quelquefois en de viles pensées. Je suis tentée. Je me dis que cet homme est peut-être réprouvé, que je m’expose grandement dans son voisinage, et que je vis sous les feuilles d’un mauvais arbre… Mais je m’aperçois presqu’aussitôt que ces réflexions spécieuses dissimulent elles-mêmes le péril contre quoi elles me conseillent de me mettre en garde. Je devine dans leurs replis une suggestion bien habile de rêver à une autre vie plus délicieuse, à d’autres hommes… Et je me fais horreur. Je reviens sur mon sort ; je sens qu’il est ce qu’il doit être ; je me dis que je veux mon sort, que je le choisis de nouveau à chaque instant ; j’entends intérieurement la voix si nette et si profonde de M. Teste qui m’appelle… Mais si vous saviez de quels noms !

I] n’y a pas de femme au monde nommée comme moi. Vous savez quels noms ridicules échangent les amants : quelles appellations de chiens et de perruches sont les fruits naturels des intimités charnelles. Les paroles du cœur sont enfantines. Les voix de la chair sont élémentaires. M. Teste, d’ailleurs, pense que l’amour consiste à pouvoir être bêtes ensemble, — toute licence de niaiserie et de bestialité. Aussi m’appelle-t-il à sa façon. Il me désigne presque toujours selon ce qu’il veut de moi. A soi seul, le nom qu’il me donne me fait entendre d’un mot ce à quoi je m’attende, ou ce qu’il faut que je fasse. Quand ce n’est rien de particulier qu’il désire, il me dit : Être, ou Chose. Et parfois il m’appelle Oasis, ce qui me plaît.

Mais il ne me dit jamais que je suis bête, — ce qui me touche bien profondément.

M. l’Abbé qui a une grande et charitable curiosité de mon mari, et une sorte de pitoyable sympathie pour un esprit si séparé, me dit franchement que M. Teste lui inspire des sentiments bien difficiles à accorder entre eux. Il me disait l’autre jour : Les visages de Monsieur votre mari sont innombrables !

Il le trouve « un monstre d’isolement et de connaissance singulière », et il l’explique, quoique à regret, par un orgueil de ces orgueils qui vous retranchent des vivants, et non seulement des actuels vivants, mais des vivants éternels ; — un orgueil qui serait tout abominable et quasi satanique, si cet orgueil n’était, dans cette âme trop exercée, tellement âprement tourné contre soi-même, et ne se connaissait si exactement, que le mal, peut-être, en était comme énervé dans son principe.

« Il s’abstrait affreusement du bien, me dit l’abbé, mais il s’abstrait heureusement du mal… Il y a en lui je ne sais quelle effrayante pureté, quel détachement, quelle force et quelle lumière incontestables. Je n’ai jamais observé une telle absence de troubles et de doutes dans une intelligence très profondément travaillée. Il est terriblement tranquille ! On ne peut lui attribuer aucun malaise de l’âme, aucunes ombres intérieures, — et rien, d’ailleurs, qui dérive des instincts de crainte ou de convoitise.… Mais rien qui s’oriente vers la Charité. »

« C’est une Île déserte que son cœur… Toute l’étendue, toute l’énergie de son esprit l’environnent et le défendent ; ses profondeurs l’isolent et le gardent contre la vérité. Il se flatte qu’il y est bien seul… Patience, chère dame. Peut-être, certain jour, trouvera-t-il quelque empreinte sur le sable… Quelle heureuse et sainte terreur, quelle épouvante salutaire, quand il connaîtra, à ce pur vestige de la grâce, que son île est mystérieusement habitée !.. »

Alors j’ai dit à M. l’abbé que mon mari me faisait penser bien souvent à un mystique sans Dieu… — « Quelle lueur ! a dit l’abbé, — quelles lueurs, les femmes quelquefois tirent des simplicités de leurs impressions et des incertitudes de leur langage !.. »

Mais aussitôt, et à soi-même, il répliqua :

« Mystique sans Dieu !.. Lumineux non-sens !.. Voilà qui est bientôt dit !.. Fausse clarté… Un mystique sans Dieu, Madame, mais il n’est point de mouvement concevable qui n’ait sa direction et son sens, et qui n’aille enfin quelque part !.. Mystique sans Dieu !.. Pourquoi pas un Hippogriffe, un Centaure !

— Pourquoi pas un Sphinx, Monsieur l’abbé ? »

Il est d’ailleurs chrétiennement reconnaissant à M. Teste de la liberté qui m’est laissée de suivre ma foi et de me livrer à mes dévotions. J’ai toute licence d’aimer Dieu et de le servir, et je me puis partager très heureusement entre mon Seigneur et mon cher époux. M. Teste quelquefois me demande de lui parler de mon oraison, de lui expliquer aussi exactement que je le puisse, comment je m’y mets, comment je m’y applique et m’y soutiens ; et il désire de savoir si je m’y abîme aussi véritablement que je le crois. Mais à peine j’ai commencé de chercher mes mots dans mon souvenir, il me devance, il s’interroge soi-même, et se mettant prodigieusement à ma place, il me dit sur ma propre prière de telles choses, il m’en donne de telles précisions qu’elles l’éclairent, la rejoignent en quelque sorte dans son altitude secrète, — et qu’il m’en communique la disposition et le désir !.. Il y a dans son langage je ne sais quelle puissance de faire voir et entendre ce que l’on a de plus caché… Et cependant, ce sont des propos humains que les siens, rien qu’humains ; ce ne sont que les formes très intimes de la foi reconstituées par artifice, et articulées à merveille par un esprit incomparable d’audace et de profondeur ! On dirait qu’il a froidement exploré l’âme fervente… Mais il manque affreusement à cette recomposition de mon cœur brûlant et de sa foi, son essence qui est espérance. Il n’y a pas un grain d’espérance dans toute la substance de M. Teste ; et c’est pourquoi je trouve un certain malaise dans cet exercice de son pouvoir.

Je n’ai plus grand’chose à vous dire aujourd’hui. Je ne m’excuse pas d’avoir écrit si longuement, puisque vous me l’avez demandé et que vous vous dites d’une avidité insatiable de tous les faits et gestes de votre ami. Il faut en finir cependant. Voici l’heure de la promenade quotidienne. Je vais mettre mon chapeau. Nous irons doucement par les ruelles fort pierreuses et tortueuses de cette vieille ville que vous connaissez un peu. Nous allons, à la fin, où vous aimeriez d’aller si vous étiez ici, à cet antique jardin où tous les gens à pensées, à soucis et à monologues descendent vers le soir, comme l’eau va à la rivière, et se retrouvent nécessairement. Ce sont des savants, des amants, des vieillards, des désabusés et des prêtres ; tous les absents possibles, et de tous les genres. On dirait qu’ils recherchent leurs éloignements mutuels. Ils doivent aimer de se voir sans se connaître, et leurs amertumes séparées sont accoutumées à se rencontrer. L’un traîne sa maladie, l’autre est pressé par son angoisse ; ce sont des ombres qui se fuient ; mais il n’y a pas d’autre lieu pour y fuir les autres que celui-ci, où la même idée de la solitude attire invinciblement chacun de tous ces êtres absorbés. Nous serons tout à l’heure dans cet endroit digne des morts. C’est une ruine botanique. Nous y serons un peu avant le crépuscule. Voyez-nous, marchant à petits pas, livrés au soleil, aux cyprès, aux cris d’oiseau. Le vent est froid au soleil, le ciel trop beau parfois me serre le cœur. La cathédrale cachée sonne. Il y a, par-ci, par-là, des bassins ronds et surhaussés qui me viennent à la ceinture. Ils sont pleins jusqu’à la margelle d’une eau noire et impénétrable, sur laquelle sont appliquées les énormes feuilles du Nymphea Nelumbo ; et les gouttes qui s’aventurent sur ces feuilles roulent et brillent comme du mercure. M. Teste se laisse distraire par ces grosses gouttes vivantes, ou bien il se déplace lentement entre les « planches » à étiquettes vertes, où les spécimens du règne végétal sont plus ou moins cultivés. Il jouit de cet ordre assez ridicule et se complait à épeler les noms baroques :

Antirrhinum Siculum
Solanum Warscewiezit ! ! !

Et ce Sisymbriifolium, quel patois !.. Et les Vulgare, et les Asper, et les Palustris, et les Sinuata, et les Flexuosum, et les Præaltum ! ! !

— C’est un jardin d’épithètes, dit-il l’autre jour, jardin dictionnaire et cimetière

Et après un temps, il se dit : « Doctement mourir… Transit classificando. »

Recevez, Monsieur et Ami, tous nos remerciements, et nos bons souvenirs.

émilie teste