Michel Lévy frères (p. 19-25).



IV

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 15 février 64.

Tu es bien le meilleur des êtres et le plus tendre des amis. Oui, j’irai passer quelque temps près de toi. Laisse-moi essayer d’abord de la solitude. Si elle m’est nuisible, je te promets de ne pas m’y acharner.

Mais ne te moque pas trop de mon courage. J’ai besoin d’y croire. Je me suis demandé bien souvent comment je supporterais la misère le jour où mon oncle me forcerait de fuir, car ce qui m’arrive aujourd’hui avait été plus d’une fois sur le point de m’arriver. C’était donc prévu. N’ayant pas été destiné et habitué à la gêne, il est bien certain que je n’ai pas tes forces, que l’on m’a créé des besoins factices, enfin que je ne suis pas un homme éprouvé comme toi et pouvant dire : « Je me connais, je m’appartiens, je sais me diriger. » Au moins, j’ai su me gouverner, me restreindre et m’entraîner comme un cheval qui se prépare à la course. En m’interrogeant mainte fois sur l’éventualité qui aujourd’hui est un fait accompli, je me suis tracé mon type d’aventurier, car tel je suis maintenant ; trop bien ou trop mal élevé pour être volontiers l’artisan d’un métier officiel, il faut que je sois l’artisan de mon existence inconnue, et que je m’y embarque comme dans une aventure bonne ou mauvaise. C’est à moi de m’y conserver digne ; mais il faut que j’en coure toutes les chances et que je les accepte dès le point de départ.

Eh bien, le voyage d’exploration à travers la littérature m’a toujours séduit et attiré. Je ne suis plus de ces enfants qui rêvent la gloire et que le besoin d’un nom dévore. Bien au contraire, faire parler de soi est à mes yeux le malheur de la chose, l’épine du chemin, et, si j’étais sûr d’avoir beaucoup de succès, je garderais peut-être un strict anonyme. Ce qui me tente, c’est cette indépendance de la pensée qui peut toucher à tout, cette variété de sujets qu’un peu de talent peut rendre malléables, ce contact sans entraves avec la vérité, cette libre recherche du réel dans l’idéal, ou de l’idéal dans le réel, selon la tendance et la nature de l’esprit qui s’y porte. Plus j’y ai songé, plus j’ai trouvé que c’était là le plus agréable emploi des facultés humaines et un véritable sybaritisme de l’intelligence. Une telle ambition venait naturellement à un garçon assez gâté sous le rapport du bien-être, pouvant attendre son heure et se permettre de tâter le public par les essais les plus humbles et les plus frivoles. Tout en me ménageant de la sorte, je me suis néanmoins un peu enrichi au dedans, me disant toujours que je me lancerais franchement le plus tard possible. Il n’y a plus à tarder ; mûr ou non, il faut que le fruit tombe et aille au marché. C’est là, diras-tu, le côté triste ; mais pourquoi ne serait-ce pas le coté gai ? Je n’ai, en fait de profit, que l’ambition du strict nécessaire, et il me semble que je porte en moi de quoi conquérir le superflu. Je peux me tromper : qu’importe ? J’ai beaucoup d’orgueil et pas du tout de vanité. Si je suis un fruit sec littéraire, si je ne fais pas mieux le drame, la critique ou le roman que le vaudeville, j’en rirai, je te le promets, et il sera temps alors de me servir de mon latin, de mes mathématiques et de tout ce qui peut me faire devenir un professeur à deux ou trois mille francs d’appointements, maximum de ma cupidité.

Laisse-moi donc partir pour l’aventure littéraire, pour le beau pays de romancie, sans m’inquiéter du cheval qui m’y portera. Si mon positivisme est un dada trop rétif, nous passerons sans humeur et sans désespoir à un autre exercice.

Mais qui sait si je suis positif par nature ? Tu en doutes, toi ; tu crois que je le suis de parti pris. C’est possible, je tends les bras à cette vérité qui m’attire et qui me paraît être la lumière de mon siècle ; mais j’ai des instincts poétiques tout comme un autre, j’aime à rêver, et rien ne m’empêchera de peindre la lutte d’un esprit contemplatif contre les rigides théories qui le sollicitent et le fouettent. Ce que je sais, c’est que, dans cette solitude complète où me voici, dans cette maisonnette isolée, battue des vents de l’hiver, avec ce sentiment solennel de mon isolement social et de ma liberté rachetée, les idées se présentent à moi comme des figures sereines et souriantes. L’expression ne me tourmente pas, elle vient sans effort. Je ne sais quel ordre se fait dans mon cerveau ; une clarté douce m’environne. Rien ne m’inquiète, et la forme que prendra mon œuvre est le moindre de mes soucis. Voyons par exemple ! ce que je t’écris là, en ce moment, ne vaut-il pas la peine d’être dit ? Cela n’a d’intérêt que pour toi ; soit ! mais que ce soit le tâtonnement d’un esprit vraiment sérieux qui va prendre son essor et qui mesure l’espace, cela devient la base d’un ensemble d’idées allant à un but, et dès lors c’est une question d’intérêt, sinon général, du moins collectif, car ma petite histoire personnelle est certainement celle de plusieurs autres. Je ne suis pas le seul qui, du jour au lendemain, se trouve jeté sans ressources et sans appui dans ce grand sauve qui peut de la société. Je ne suis pas le seul déclassé qui puisse se dire innocent de son désastre, qui apporte des forces neuves et une conscience nette à l’édifice d’une civilisation parfaitement indifférente à son impuissance, s’il échoue, mais toujours prête à s’enrichir de son apport, s’il lui apporte réellement quelque chose.

Supposons donc que les lettres que je t’écris soient l’exposition d’un roman, pourquoi procéderais-je autrement, si je voulais écrire une fiction ? Je n’y mettrais pas plus de prétention, pas plus de fioritures, pas plus d’emphase, et cela aurait au moins un mérite, celui de la vraisemblance et de la sincérité.

Tu vois que je ne me battrai pas les flancs pour entrer en matière. La première idée qui me viendra, je la développerai, et, si le développement ne vient pas de lui-même, je me dirai que l’idée n’est pas juste, et j’en tâterai une meilleure.

Tu t’inquiètes encore, je parie, de cette phrase : la première idée qui me viendra. Tu trouves qu’il est temps qu’elle vienne. Eh bien, c’était une manière de dire : elle est venue, et je m’y suis arrêté. J’ai commencé à la rédiger, et, selon la tournure dogmatique ou riante qu’elle prendra, elle deviendra philosophie, critique, roman ou pièce de théâtre. Jusqu’à présent, elle est de pure discussion. J’attends qu’elle soit dégagée pour savoir sous quel vêtement il conviendra de la présenter.

La pluie n’a guère cessé depuis huit jours que je suis ici. Les chemins n’ont pas eu le temps de sécher, et je n’ai pas été tenté de barboter dans ces prés humides. Le désagrément d’y marcher avec effort ou précaution me gâterait peut être l’impression caressante que m’apporte la vue de ce joli paysage. Je l’ai contemplé de ma fenêtre à toutes les heures ; il est toujours joli, et par moments il est splendide. C’est pourtant une petite vue, peu variée, une nature bocagère dont le caractère principal est la sérénité et la douceur. Rien de dramatique : on ne saurait avoir ici de pensées shakspeariennes ou dantesques. C’est une idylle élégante qui plane sur l’esprit et qui chante dans l’imagination. En réalité, il y règne un silence que je croyais introuvable à une si faible distance de Paris. J’y suis impressionné surtout par l’attitude de ces grands peupliers hardiment élagués jusqu’au tiers de leur hauteur, et balançant au moindre vent leurs têtes déliées. Ils insinuent l’idée de la distinction et de la dignité bienveillante. Il semble qu’on doive s’attendre à voir passer en été, sous leur ombre claire, des nymphes blanches, minces et grandes, un peu princesses et un peu bergères, aimables bien que mélancoliques, se laissant regarder sans pruderie, causant volontiers à voix basse avec le voyageur, mais ne souffrant aucune familiarité bourgeoise et aucune équivoque banale.

Il est étrange que je sois tombé du premier coup, et par l’ordre du hasard, au sein d’une nature complètement sympathique. Il y a autour de Paris mille aspects plus frappants et plus riches que celui-ci ; mes promenades ne m’en avaient jamais fait découvrir aucun qui sentît moins les approches d’une grande cité. On peut se croire ici dans un désert fraîchement exploité par l’homme. La longue colline qui l’enferme a un air de forêt vierge en train de repousser, et le val ondulé, qui n’a dans sa plus grande largeur qu’une lieue tout au plus, a pourtant quelque chose de grand qui fait songer à la prairie primitive. Les arbres y sont jetés sans symétrie, chaque propriétaire ayant planté au lieu favorable et concouru sans le savoir à la composition d’un tableau dont le naturel est admirablement réussi. Si des villas sont cachées derrière certains massifs, je n’en sais rien. Tout ce qui apparaît des rares habitations que je découvre est, par sa simplicité rustique, en harmonie avec le paysage. J’ai bien sous les yeux quelques murailles blanches qui coupent disgracieusement les jardins maraîchers du voisinage. En été, tout cela doit être couvert de pampres. C’est la dernière poussée du village, auquel je tourne le dos. Au delà commence l’oseraie, et dans tout le reste pas une ligne froide, pas un angle fâcheux, pas une clôture apparente. Les différentes zones de culture se fondent mollement à mesure qu’elles s’éloignent, et les derniers plans se plongent vers le soir dans un ton laiteux d’une finesse inouïe.

J’aime les vues fermées. Elles seules me donnent l’idée de l’infini. Une grande surface à découvert vous révèle trop de choses qui doivent ressembler à celles qu’on voit, tandis que la moindre hauteur boisée qui s’oppose à toute investigation du regard vous permet de rêver à l’inconnu qui est sur l’autre versant. Que sais-je du pays qui est au delà de ce court horizon ? Est-ce un vaste plateau de terres arables ? est-ce le prolongement d’une forêt mouvementée ? est-ce un ravin profond, un précipice ? Libre à moi de m’imaginer ce qui me plaît. Voilà pourquoi je n’aime pas qu’on me parle de l’autre vie. Si j’y croyais, je ne voudrais pas qu’elle me fût définie. Je n’y crois pas ; mais, quand un rêve d’enfance me reporte à cette douce fantaisie, je veux me l’imaginer moi-même, je ne supporte pas qu’elle me soit montrée à travers la fantaisie plus ou moins saugrenue ou prosaïque d’un moderne Swedenborg. Celui-ci me fait l’effet d’un homme perché sur le haut de la tour de Montlhéry, qui me dirait : « Voyez ces plaines, ces bois, ces villes, ces châteaux ! Eh bien, au delà, c’est toujours la même chose ! » Merci. Laissez-moi l’inconnu. Ce mot là ne blesse pas ma raison, et il n’enlève pas toute lueur de poésie à mon cerveau.

Voilà aussi pourquoi je ne cède pas encore au désir de me promener aux rares heures où le soleil me convie. J’ai peur de découvrir dans ce vallon charmant des détails laids ou ridicules, et de ne pouvoir les oublier quand je me reporterai à la vue de l’ensemble. Je reconnais que ce n’est point là une idée conforme à ma théorie réaliste. Il faudrait tout accepter dans la nature comme dans la vie, ne rien dédaigner, et savoir peindre l’horreur d’une voirie avec autant de plaisir — le plaisir de la conscience satisfaite — que la suavité d’un jardin rempli de fleurs. Si tu étais là, tu me ferais la leçon, et tu me dirais encore que je ne suis pas positiviste. Je serais forcé de t’avouer encore que mes instincts se révoltent contre mes croyances. Tant mieux, puisque c’est le thème sur lequel je veux m’exercer pour mon début !

Présente à ta mère mes plus tendres respects.