Michel Lévy frères (p. 120-132).



XX

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 5 mai.

Me voilà revenu à mon gîte. Après de légères rechutes, mon ermite est sur pied, et j’ai vu que l’habitude d’être seul était en lui si invétérée, qu’un excès d’assiduité le gênerait. Il m’a fait promettre pourtant d’aller au moins tous les deux jours passer deux ou trois heures près de lui ; car il aime aussi la société, pourvu qu’elle ne soit pas imprévue et tenace.

Je retrouve avec un certain plaisir ma petite chambre, ma jolie vue, et mon travail commencé, que je relis et dont je ne suis pas mécontent. J’aperçois que j’ai été sinon influencé, du moins très-impressionné par l’idéalisme du cher Sylvestre, et que j’ai tenu compte de la solidité de certaines de ses objections. Il est heureux pour moi d’avoir mis par hasard la main sur l’homme qui pouvait me les présenter et me montrer plus qu’aucun autre l’étendue de mon sujet.

Je t’ai promis de te parler de mademoiselle Vallier, et, au ton de mes lettres, tu vois que je peux le faire sans que ma conscience me reproche rien. Je ne lui ai pas dit un seul mot, adressé un seul regard qui pussent porter le trouble dans son âme. J’en suis fâché pour toi, mon unique lecteur ; mais mon roman, qui a eu le loisir d’arriver de la première rencontre au premier embrassement, n’a pas encore fait jaillir la moindre étincelle. C’est froid, mais c’est logique. C’est ainsi que cela doit être entre un garçon honnête et une fille sage. S’il en était autrement, l’un des deux serait coupable : ou le garçon coupable d’impertinence et de légèreté, ou la jeune fille coupable d’imprudence et de coquetterie. Donc, le roman de l’amour n’aura ici ni commencement ni fin ; mais le roman d’amitié, car l’amitié comporte parfaitement le romanesque, est en bonne voie et a marché vite. Le moyen qu’il en fût autrement ? J’y ai été de tout cœur, et ma voisine y est venue en toute confiance.

C’est une belle chose que la confiance, sais-tu ! et le plaisir de l’inspirer vaut peut-être bien celui de faire naître l’émotion. Il n’y a pas grand mérite à accélérer les battements d’un cœur féminin et à appeler la rougeur sur les joues d’une vierge. Le premier sot venu peut se vanter d’un pareil triomphe ; mais rassurer sa conscience en obtenant son estime, c’est moins commun, et j’aime les rôles délicats et sûrs.

Il faut dire aussi que, si les hommes ne sont pas tous dignes d’inspirer la confiance en amitié, les femmes ne sont probablement pas toutes capables de l’éprouver. Pour croire aisément à la loyauté, il faut être très-loyal soi-même, il faut n’avoir aucune arrière-pensée, et je suis certain à présent que mademoiselle Vallier est une de ces natures saintement tranquilles que les épreuves de la vie ont armées de pied en cap contre les puériles vanités et les tentations mauvaises. Elle a encore la candeur de l’enfance dans les yeux et dans le sourire ; on voit que chez elle la passion n’a rien ravagé, peut-être rien effleuré du tout ; mais on voit aussi dans l’attitude aisée et instinctivement fière, dans la liberté de l’accent et de la démarche, dans la spontanéité des réponses, qu’elle sent en elle une force vraie et que ce serait tant pis pour le lâche ou l’idiot qui espérerait la tromper.

Elle ne cherche pas l’esprit, elle en a pourtant : un esprit doux et sage, indulgent et naturellement gai. Mais elle a plus que cela, elle a une raison cultivée, elle a lu et réfléchi dans sa solitude, elle est très-instruite pour une femme, et elle a des côtés d’intelligence très-sérieux. Elle a aussi des idées, et on voit bien que deux ans de causerie et d’épanchement avec M Sylvestre ont passé par là. Elle a une sorte de culte pour ce vieillard, et, si elle est destinée à avoir une imperfection, ce sera d’avoir vu par ses yeux et d’avoir trop accepté par enthousiasme des opinions toutes faites. Ma protestation contre ces théories nuira-t-elle à notre amitié ? Peut-être que non, car M. Sylvestre est dans la pratique un apôtre de tolérance.

J’ai eu, parmi quelques autres, une très-intéressante journée où, en présence de notre ami, elle a raconté de point en point toute sa vie. J’essayerai de te la résumer sans tenir compte des questions et des interruptions qui ont provoqué les développements. Je fais donc parler Aldine sans espérer rendre la bonhomie et la simplicité de son récit.

— Je n’ai pas souvenir de mon père au commencement de ma vie. J’avais deux ou trois ans quand il repartit pour le Brésil, où il avait fait déjà de belles affaires : du moins, il le disait à ma mère ; mais il ne nous laissa pas de quoi l’attendre, car il resta plus de dix ans absent, et donnant si peu de ses nouvelles. qu’à la fin ma mère crut qu’il était mort. Elle n’avait pas été heureuse avec lui, il était emporté, inconstant dans ses entreprises et prodigue quand il avait de l’argent. Il avait mangé la petite dot qu’elle lui avait apportée, et, quand, mon frère et moi, nous lui faisions des questions, elle nous disait :

« — En vérité, mes enfants, je ne peux pas trop vous répondre. Votre père a tant couru et voyagé, que je ne le connais pas beaucoup. Il ne faut pourtant pas l’accuser d’oubli. Peut-être nous a-t-il envoyé des lettres et des secours qui n’arrivent pas.

» Ma mère, n’ayant plus rien pour vivre, avait emprunté les fonds nécessaires pour monter le premier établissement qui lui avait paru offrir des chances de succès dans notre pays ; nous habitions Rouen. Elle inspirait de la confiance ; elle était active et rangée. Elle monta un établissement de bains où elle fit promptement d’assez bonnes affaires pour s’acquitter et pour s’assurer un revenu honorable. Elle nous mit en pension et ne négligea rien pour nous faire bien élever.

» Voyant ma mère presque tous les jours et me sentant aimée par tout ce qui m’entourait, j’ai eu une enfance heureuse : mais, un jour, mon père reparut avec un navire, des trésors et des esclaves. Ce fut pour nous, enfants, une surprise, un éblouissement, un conte de fées, mais notre joie ne fut pas longue. Mon père était incompréhensible. Il nous aimait sans doute, mais il avait, sur l’autorité du père de famille, du mari, du maître et de l’homme riche, des idées si étranges, que nous en étions abasourdis. Il ne nous témoignait aucune affection, critiquait notre manière d’être, nous trouvait mal élevés dans nos pensions, et il nous signifia d’avoir à le suivre à Paris, où il voulait s’établir et mener le train qui convenait, disait-il, à sa position.

» Ma mère, qui l’avait d’abord accueilli avec joie, s’attrista subitement, tomba malade et mourut peu de semaines après notre arrivée à Paris.

» Mon père ne nous laissa pas voir son affliction et nous laissa à la nôtre. Il paraissait absorbé par mille occupations importantes que nous ne comprenions pas. Au bout de deux mois, que nous passâmes à pleurer ensemble, mon pauvre frère et moi, nous vîmes un grand luxe se déployer tout à coup autour de nous. De l’hôtel garni où nous étions descendus, on nous conduisit à un vieil hôtel de la place Royale, où d’immenses appartements étaient remplis de curiosités et d’objets riches ou étranges qui nous faisaient un peu peur. Il y avait des têtes de sauvages embaumées et momifiées avec des coquillages dans les yeux et de longs cheveux noirs, qui pendant bien longtemps m’empêchèrent de dormir.

» Nous vîmes arriver là toute sorte de gens qui vendaient ou achetaient ces choses sans nom, depuis de grands seigneurs jusqu’à de petits juifs, tout un monde qui nous était étranger et ne faisait pas la moindre attention à nous. L’ennui nous rongeait, on ne nous permettait pas de toucher à rien, ni de sortir de l’appartement, ni de faire le moindre bruit. Mon frère attendait avec impatience qu’on songeât à le remettre au collège. Moi, je n’osais demander à aller en pension, pourtant j’en mourais d’envie. Enfin mon père se décida à faire reprendre l’éducation de son fils, qui était studieux, intelligent et doux ; mais le malheur était sur nous : un jour de sortie, mon pauvre frère commit une faute bien légère, et mon père, qui était prompt à la menace, fit mine de vouloir le frapper. L’enfant, effrayé, recula jusqu’au bord d’un escalier de service où il roula à la renverse. Il resta malade et contrefait, et on dut le confier aux soins d’un médecin spécial qui promit de le guérir et de le redresser, mais qui ne put que prolonger un peu sa vie et le nourrir d’espérances.

» Mon père fut sans doute très-affligé de ce malheur, mais son chagrin se manifesta par des accès de colère et de dureté qui m’épouvantaient. Ses habitudes de commandement tournèrent à une frénésie inquiétante, et je crois bien qu’à partir de ce moment il perdit la raison. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il est mort fou, et je dois le dire pour le faire absoudre d’avance de tout ce que j’ai souffert de bizarre auprès de lui.

» D’abord il me reprocha ma laideur et prétendit qu’il y avait de ma faute, parce que j’étais maigre et chétive, et que j’entretenais ma maigreur par une activité bourgeoise, mesquine, déplacée chez la fille d’un millionnaire. J’étais laborieuse, il me voulut nonchalante ; j’aimais à m’instruire, il me voulut ignorante. Je dus me soumettre à ne rien faire, à passer ma vie dans un hamac, bonne couchette pour la nuit, mais qui devient un supplice quand on est astreint par ordre à y compter les heures de la journée. J’aimais les soins du ménage, il me les interdit absolument. Je ne tenais pas à la parure, il me couvrit de diamants, luxe ridicule et déplacé chez une jeune fille. Je voulais porter le deuil de ma mère, il m’en empêcha. Il me permettait à peine de faire de la musique un instant et d’ouvrir un livre à la dérobée. J’étais fort soumise, j’avais grand’peur de lui ; mais, quand ma mère fut morte et mon frère estropié, la colère me vint au cœur et j’essayai de me révolter. Je souhaitais que mon père me tuât, et je le menaçai de me tuer moi-même. Savez-vous ce que, dans son délire, il imagina pour me réduire à merci ? J’aimais beaucoup Zoé. la petite servante noire qu’il m’avait donnée.

» — Je ne veux ni vous tuer ni vous faire souffrir, me dit-il. Je veux vous marier, et, comme vous êtes horrible, il n’y a que la fraîcheur de vos joues qui vous fera accepter.

» Il faut vous dire en passant que, comme j’étais fort pale, il me forçait à mettre tous les matins une épaisse teinte de rouge de Chine.

» — Je ne vous battrai donc pas comme vous le mériteriez, continua-t-il ; mais, toutes les fois que vous essayerez seulement de désobéir, je ferai battre sous vos yeux Zoé par son père, et, s’il ne la bat ferme, je la battrai moi-même. Quant à vous jeter par la fenêtre, essayez si vous voulez, mais je vous jure que Zoé prendra immédiatement le même chemin que vous, et qu’avant d’être en bas, vous la recevrez sur la tête.

» Je sais bien à présent qu’il ne l’eût pas fait : mais j’étais assez simple pour le croire, et cette manière d’inventer des menaces terribles et fantastiques était le vrai moyen de me rendre folle ou stupide.

Pendant que mademoiselle Vallier racontait ces choses, je pensais tout bas :

— C’est donc là le pauvre petit être que j’ai vu, dans son développement arrêté par un régime féroce, avec des joues ridiculement fardées et des bras chargés de pierreries, condamné à dormir sous peine de torture morale ! Et je me suis moqué de ce pauvre être, je l’ai raillé, méprisé, presque haï, croyant faire acte d’indépendance, de désintéressement et de fierté ! Voilà comme la destinée nous mène et nous trahit ! Ah ! si j’avais pu deviner, — je ne dis pas la suave beauté qui devait se développer chez cette petite fille, — mais la beauté morale de son âme, et tout ce que son sommeil accablé couvait de douleurs profondes, de dévouements sublimes et de bonté sympathique, je l’eusse prise dans mes bras, je l’eusse arrachée à ce vampire, je l’eusse sauvée, cachée, élevée comme ma fille, et aujourd’hui j’aurais un état, car j’aurais travaillé pour elle, et je pourrais lui dire : « Sois ma femme ! car, aussi vrai que je ne suis pas un Amadis et un don Quichotte, je suis un brave garçon qui met sa gloire à te protéger. Oublions ton indigne père et méprisons son indigne fortune ; car qui sait mieux que moi combien les enfants sont innocents des fautes de leur famille ? »

Ce grand fonds d’inconnu qui est dans la vie, et que nous appelons le hasard, en a ordonné autrement. Me voilà en face d’un avenir qui n’offre rien de solide, et presque au dépourvu dans le présent, car la maladie de mon ermite, la perte de mon temps, les remèdes et les petits adoucissements que, malgré lui et à son insu, j’ai apportés à sa misère, ont fort entamé ma réserve… Me voilà, dis-je, nullement découragé ni inquiet pour mon compte, mais réellement incapable de me charger d’une femme et de voir sans effroi arriver des enfants. J’ai passé à coté du bonheur sans le pressentir, et cette adorable compagne qui eût réalisé toutes les vagues aspirations de ma stérile jeunesse ne pourra trouver en moi l’appui de sa faiblesse et la consolation de son passé !

Mais je continue l’histoire de cette chère personne, et je ne dois pas oublier un incident que j’étais très-curieux de sonder. Je lui ai demandé pourquoi, lorsqu’elle était à Paris, elle ne s’était pas mariée, n’importe comment, et sans réflexion, pour échapper à la domination de ce père insensé.

— Je n’ai été tentée qu’une fois, m’a-t-elle répondu, de prendre ce parti-là : mais j’ai reçu une rude leçon qui m’a rendue circonspecte. C’est ma seule aventure, la voici.

» Un jour, mon père me dit :

» — Tâchez de ne pas être trop sotte, et vous serez mariée dans quinze jours. Vous avez vu chez nous le vieux M. Piermont ? Il a un neveu beau et bien fait, pas riche, mais de haute famille, qui doit venir après-demain.

» Zoé, à qui je racontai la nouvelle, sauta de joie.

» — Maîtresse, vous m’emmènerez, vous prendrez pauvre père noir avec vous. Vous nous rachèterez au maître, bien cher s’il le faut, mais vous ne nous laisserez pas ici !

» Vous pensez bien que je promettais tout et ne doutais de rien. Quant à mon fiancé, oh ! je l’adorais d’avance, car je ne lui demandais, pour être adoré : que de ne pas faire battre mes amis et de ne pas trop me battre moi-même. Ah ! que les hommes donneraient le bonheur à bon marché à de pauvres filles dans certaines positions intolérables ! On m’avait dit que le neveu de M. Piermont était beau et de bonne famille, je voyais en lui un prince, peut-être un dieu. Que voulez-vous ! j’avais un peu plus de quinze ans, je n’avais jamais pensé au mariage : ce devait être le paradis de la liberté !

» Au lieu de venir le surlendemain, le vieux M. Piermont, qui était pressé de conclure, amena son neveu le lendemain, et, comme mon père ne s’y attendait pas, comme je n’étais pas avertie, et que j’avais passé la nuit à babiller avec Zoé sur les perfections présumées de mon fiancé, je dormais tout de bon dans le hamac quand il arriva. Zoé, qui me berçait, s’endormit aussi, et nous n’entendîmes rien de ce qui se passait dans le salon voisin. Tout à coup les voix s’élevèrent, la porte était ouverte. Je fis signe à Zoé de ne pas bouger. Nous ne dormions plus, nous écoutions. Une voix jeune disait :

» — Jamais, mon oncle ! Cette fille est un monstre, et son père…

» Je ne vous répéterai pas le mot, mais imaginez ce qu’il y a de pis !

» — Jamais, disait le neveu, — car c’était bien lui, — jamais un honnête homme n’épousera mademoiselle Aubry !

» — Tais-toi ! tais-toi ! sortons, pas d’esclandre ici ! répondit l’oncle.

» Et il l’emmena brusquement.

» Je m’étais élancée du hamac pour l’apercevoir ; l’oncle le poussa le premier hors du salon, je ne vis que le dos de l’oncle. Je n’ai jamais su le nom du jeune homme.

» Mon père m’annonça qu’il était venu et qu’il reviendrait le lendemain. Je savais bien qu’il ne reviendrait pas, et je n’en dis rien, il ne revint jamais.

» Vous pensez bien que, repoussée ainsi et qualifiée de monstre, je me le tins pour dit. Je n’ai plus jamais songé au mariage, et, mon père n’ayant plus rencontré pour moi de parti selon ses vues, je me suis applaudie de ne pas risquer d’être mariée de force à un malhonnête homme.

— Vous devez en vouloir pourtant, lui dis-je à ce grossier personnage qui vous avait si mal regardée par le trou de la serrure et qui disait si haut des choses que vous ne deviez pas entendre.

— Eh bien, pas du tout, répondit mademoiselle Vallier, et même, je veux vous le dire, c’est si naïf ! j’ai aimé de tout mon cœur d’enfant cet inconnu dont la dure parole était restée dans mon oreille. Cette parole m’éclaira pour la première fois sur ma situation. Je n’avais jamais pensé que ce fût une honte d’épouser une fortune dont on ne savait pas l’origine. Je me rappelai alors des mots échappés à ma mère, j’observai les manières des gens qui venaient chez nous. Je compris qu’il y avait eu dans la vie délirante de mon père des erreurs ou des fautes, et je me mis à souffrir de ma richesse comme les autres souffrent en rougissant de leur pauvreté. Pendant plus d’un an, j’ai pensé à ce fier jeune homme qui m’avait avec raison trouvée si affreuse et peut-être si grotesque. Pouvais-je lui en savoir mauvais gré ? Je me trouvais laide aussi. Quelles eussent été ma honte et mon infortune si, au lieu de cette nature hautaine et franche, on m’eût présentée un ambitieux sans scrupule qui m’eût épousée pour ma dot, que j’eusse aimé ingénument, et qui m’eût abandonnée ou tenue sous ses pieds ? Mon père m’opprimait, mais mon cœur ne saignait pas trop de son manque d’affection. Je ne me piquais pas d’une tendresse hypocrite pour lui. Je n’avais jamais reçu ses caresses, je ne connaissais de lui que ses excentricités redoutables. Je les subissais comme un ouragan sous lequel on se courbe sans vaines malédictions. Si je l’eusse connu bon et paternel, j’aurais souffert mille fois davantage de son égarement.

» Peu de temps après l’aventure que je vous ai dite, mon père acheta une terre aux environs de Saint-Malo. Il y fit de grandes dépenses, prétendant tripler son revenu. Il s’y ruina et en vint à une telle exaspération, qu’il voulut battre ses régisseurs et ses paysans. À la suite d’une querelle où ils se révoltèrent, on le rapporta chez nous blessé et mourant. Il ne survécut pas six mois à mon frère. Il ne survécut pas huit jours au père de Zoé, mort aussi par suite d’une obéissance trop passive à ses terribles fantaisies.

» M. Sylvestre vous a dit que j’avais réussi à payer toutes les dettes de mon père. Sa situation était si embrouillée, que la lutte durerait encore, si j’avais voulu lutter ; mais je fus prise d’un si grand dégoût devant cette liquidation, que j’abandonnai tout aux soins d’un honnête avoué du pays et déclarai que je m’en tenais à ce qui pouvait rester de l’héritage de ma mère. C’était une petite rente qui ne me fut pas contestée, mais que j’abandonnerai aussi, s’il le faut, dans quelques mois, à ma majorité. On m’assure pourtant que les créanciers ne perdront rien, et que je conserverai ce débris. J’ai cherché fortune à Paris, où deux ou trois femmes excellentes s’intéressaient à moi et avaient commencé à me trouver des leçons : mais Zoé est tombée malade. J’aurais pu payer sa tante pour la soigner et rester libre ; mais aurais-je gagné l’équivalent de cette dépense ? Et, si je l’eusse fait, à quoi bon quitter cette enfant qui n’aime que moi au monde, et qui, tout en se résignant, mourrait, de chagrin sans moi ? Vous voyez que cela ne se peut pas. Si je dois la perdre, au moins elle aura été aussi heureuse et aussi choyée qu’il dépendait de moi qu’elle le fût.

J’ai été sur le point de répondre à la confiance de mademoiselle Vallier par la mienne, et de lui dire que jetais ce neveu de M. Piermont dont elle avait daigné garder un si bon et si généreux souvenir. Je n’ai pas osé, par la raison qu’elle m’avait parlé de cet inconnu avec une certaine vivacité touchante qui m’avait fait un peu battre le cœur. Il m’a semblé que sa pudeur serait froissée de me voir profiter en quelque sorte de l’abandon plein de charme avec lequel elle venait de me parler de moi-même. Comme je n’ai pas dit mon nom à M. Sylvestre, qui ne me l’a pas demandé, comme je lui ai parlé de M. Aubry sans le désigner et sans le dépeindre. Aldine peut ignorer encore longtemps qui je suis. Si quelque hasard le lui apprend, elle me saura gré de ma réserve et en comprendra les motifs.

Quel malheur pourtant que je ne sois pas riche et romanesque ! Comme ces deux rencontres bizarres avec Aldine et la confidence qu’elle m’a faite gaiement de son amour d’enfant pour moi. — car c’était de l’amour en somme, toute jeune fille aime l’homme qu’elle rêve et qu’elle attend ! — comme tout cela était bien disposé pour nous lancer dans une passion charmante ! Ô réalité, ma souveraine, vous êtes maussade et revêche, il faut en convenir, et votre sceptre est une verge de fer, surtout quand on a vingt-cinq ans, un cœur tout neuf et de l’imagination tout comme un autre !