Monsieur Parent (recueil, Ollendorff 1886)/Découverte

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Monsieur ParentPaul Ollendorff (p. 265-275).
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DÉCOUVERTE


Le bateau était couvert de monde. La traversée s’annonçant fort belle, les Havraises allaient faire un tour à Trouville.

On détacha les amarres ; un dernier coup de sifflet annonça le départ, et, aussitôt, un frémissement secoua le corps entier du navire, tandis qu’on entendait, le long de ses flancs, un bruit d’eau remuée.

Les roues tournèrent quelques secondes, s’arrêtèrent, repartirent doucement ; puis le capitaine, debout sur sa passerelle, ayant crié par le porte-voix qui descend dans les profondeurs de la machine : « En route ! » elles se mirent à battre la mer avec rapidité.

Nous filions le long de la jetée, couverte de monde. Des gens sur le bateau agitaient leurs mouchoirs, comme s’ils partaient pour l’Amérique, et les amis restés à terre répondaient de la même façon.

Le grand soleil de juillet tombait sur les ombrelles rouges, sur les toilettes claires, sur les visages joyeux, sur l’Océan à peine remué par des ondulations. Quand on fut sorti du port, le petit bâtiment fit une courbe rapide, dirigeant son nez pointu sur la côte lointaine entrevue à travers la brume matinale.

À notre gauche s’ouvrait l’embouchure de la Seine, large de vingt kilomètres. De place en place les grosses bouées indiquaient les bancs de sable, et on reconnaissait au loin les eaux douces et bourbeuses du fleuve qui, ne se mêlant point à l’eau salée, dessinaient de grands rubans jaunes à travers l’immense nappe verte et pure de la pleine mer.

J’éprouve, aussitôt que je monte sur un bateau, le besoin de marcher de long en large, comme un marin qui fait le quart. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Donc je me mis à circuler sur le pont à travers la foule des voyageurs.

Tout à coup, on m’appela. Je me retournai. C’était un de mes vieux amis, Henri Sidoine, que je n’avais point vu depuis dix ans.

Après nous être serré les mains, nous recommençâmes ensemble, en parlant de choses et d’autres, la promenade d’ours en cage que j’accomplissais tout seul auparavant. Et nous regardions, tout en causant, les deux lignes de voyageurs assis sur les deux côtés du pont.

Tout à coup Sidoine prononça avec une véritable expression de rage :

— C’est plein d’Anglais ici ! Les sales gens !

C’était plein d’Anglais, en effet. Les hommes debout lorgnaient l’horizon d’un air important qui semblait dire : « C’est nous, les Anglais, qui sommes les maîtres de la mer ! Boum, boum ! nous voilà ! »

Et tous les voiles blancs qui flottaient sur leurs chapeaux blancs avaient l’air des drapeaux de leur suffisance.

Les jeunes misses plates, dont les chaussures aussi rappelaient les constructions navales de leur patrie, serrant en des châles multicolores leur taille droite et leurs bras minces, souriaient vaguement au radieux paysage. Leurs petites têtes, poussées au bout de ces longs corps, portaient des chapeaux anglais d’une forme étrange, et, derrière leurs crânes leurs maigres chevelures enroulées ressemblaient à des couleuvres lofées.

Et les vieilles misses, encore plus grêles, ouvrant au vent leur mâchoire nationale, paraissaient menacer l’espace de leurs dents jaunes et démesurées.

On sentait, en passant près d’elles, une odeur de caoutchouc et d’eau dentifrice.

Sidoine répéta, avec une colère grandissante :

— Les sales gens ! On ne pourra donc pas les empêcher de venir en France ?

Je demandai en souriant :

— Pourquoi leur en veux-tu ? Quant à moi, ils me sont parfaitement indifférents.

Il prononça :

— Oui, toi, parbleu ! Mais moi, j’ai épousé une Anglaise. Voilà.

Je m’arrêtai pour lui rire au nez.

— Ah ! diable. Conte-moi ça. Et elle te rend donc très malheureux ?

Il haussa les épaules :

— Non, pas précisément.

— Alors… elle te… elle te… trompe ?

— Malheureusement non. Ça me ferait une cause de divorce et j’en serais débarrassé.

— Alors je ne comprends pas !

— Tu ne comprends pas ? Ça ne m’étonne point. Eh bien, elle a tout simplement appris le français, pas autre chose ! Écoute :

Je n’avais pas le moindre désir de me marier, quand je vins passer l’été à Étretat, voici deux ans. Rien de plus dangereux que les villes d’eaux. On ne se figure pas combien les fillettes y sont à leur avantage. Paris sied aux femmes et la campagne aux jeunes filles.

Les promenades à ânes, les bains du matin, les déjeuners sur l’herbe, autant de pièges à mariage. Et, vraiment, il n’y a rien de plus gentil qu’une enfant de dix-huit ans qui court à travers un champ ou qui ramasse des fleurs le long d’un chemin.

Je fis la connaissance d’une famille anglaise descendue au même hôtel que moi. Le père ressemblait aux hommes que tu vois là, et la mère à toutes les Anglaises.

Il y avait deux fils, de ces garçons tout en os, qui jouent du matin au soir à des jeux violents, avec des balles, des massues ou des raquettes ; puis deux filles, l’aînée, une sèche, encore une Anglaise de boîte à conserve ; la cadette, une merveille. Une blonde, ou plutôt une blondine avec une tête venue du ciel. Quand elles se mettent à être jolies, les gredines, elles sont divines. Celle-là avait des yeux bleus, de ces yeux bleus qui semblent contenir toute la poésie, tout le rêve, toute l’espérance, tout le bonheur du monde !

Quel horizon ça vous ouvre dans les songes infinis, deux yeux de femme comme ceux-là ! Comme ça répond bien à l’attente éternelle et confuse de notre cœur !

Il faut dire aussi que, nous autres Français, nous adorons les étrangères. Aussitôt que nous rencontrons une Russe, une Italienne, une Suédoise, une Espagnole ou une Anglaise un peu jolie, nous en tombons amoureux instantanément. Tout ce qui vient du dehors nous enthousiasme, drap pour culottes, chapeaux, gants, fusils et… femmes. Nous avons tort, cependant.

Mais je crois que ce qui nous séduit le plus dans les exotiques, c’est leur défaut de prononciation. Aussitôt qu’une femme parle mal notre langue, elle est charmante ; si elle fait une faute de français par mot, elle est exquise, et si elle baragouine d’une façon tout à fait inintelligible, elle devient irrésistible.

Tu ne te figures pas comme c’est gentil d’entendre dire à une mignonne bouche rose : « J’aimé bôcoup la gigotte. »

Ma petite Anglaise Kate parlait une langue invraisemblable. Je n’y comprenais rien dans les premiers jours, tant elle inventait de mots inattendus : puis, je devins absolument amoureux de cet argot comique et gai.

Tous les termes estropiés, bizarres, ridicules, prenaient sur ses lèvres un charme délicieux ; et nous avions, le soir, sur la terrasse du Casino, de longues conversations qui ressemblaient à des énigmes parlées.

Je l’épousai ! Je l’aimais follement comme on peut aimer un Rêve. Car les vrais amants n’adorent jamais qu’un rêve qui a pris une forme de femme.

Te rappelles-tu les admirables vers de Louis Bouilhet :


Tu n’as jamais été, dans tes jours les plus rares,
Qu’un banal instrument sous mon archet vainqueur,
Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares,
J’ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur.


Eh bien, mon cher, le seul tort que j’ai eu, ç’a été de donner à ma femme un professeur de français.

Tant qu’elle a martyrisé le dictionnaire et supplicié la grammaire, je l’ai chérie.

Nos causeries étaient simples. Elles me révélaient la grâce surprenante de son être, l’élégance incomparable de son geste ; elles me la montraient comme un merveilleux bijou parlant, une poupée de chair faite pour le baiser, sachant énumérer à peu près ce qu’elle aimait, pousser parfois des exclamations bizarres, et exprimer d’une façon coquette, à force d’être incompréhensible et imprévue, des émotions ou des sensations peu compliquées.

Elle ressemblait bien aux jolis jouets qui disent « papa » et « maman », en prononçant — Baâba — et Baâmban.

Aurais-je pu croire que…

Elle parle, à présent… Elle parle… mal… très mal… Elle fait tout autant de fautes… Mais on la comprend… oui, je la comprends… je sais… je la connais…

J’ai ouvert ma poupée pour regarder dedans… j’ai vu. Et il faut causer, mon cher !

Ah ! tu ne les connais pas, toi, les opinions, les idées, les théories d’une jeune Anglaise bien élevée, à laquelle je ne peux rien reprocher, et qui me répète, du matin au soir, toutes les phrases d’un dictionnaire de la conversation à l’usage des pensionnats de jeunes personnes.

Tu as vu ces surprises du cotillon, ces jolis papiers dorés qui renferment d’exécrables bonbons. J’en avais une. Je l’ai déchirée. J’ai voulu manger le dedans et suis resté tellement dégoûté que j’ai des haut-le-cœur, à présent, rien qu’en apercevant une de ses compatriotes.

J’ai épousé un perroquet à qui une vieille institutrice anglaise aurait enseigné le français : comprends-tu ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le port de Trouville montrait maintenant ses jetées de bois couvertes de monde.

Je dis :

— Où est ta femme ?

Il prononça :

— Je l’ai ramenée à Étretat.

— Et toi, où vas-tu ?

— Moi ? moi je vais me distraire à Trouville.

Puis, après un silence, il ajouta :

— Tu ne te figures pas comme ça peut être bête quelquefois, une femme.