Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 54

(Tome 2p. 538-553).

LIV


Dix lignes de l’article consacré à Martial de Sairmeuse, par la biographie générale des hommes du siècle, expliquent son existence après son mariage.

« Martial de Sairmeuse, y est-il dit, dépensa au service de son parti la plus haute intelligence et d’admirables facultés… Mis en avant au moment où les passions politiques étaient le plus violentes, il eut le courage d’assumer seul la responsabilité des plus terribles mesures…

Obligé de se retirer devant l’animadversion générale, il laissa derrière lui des haines qui ne s’éteignirent qu’avec la vie. »

Mais ce que l’article ne dit pas, c’est que si Martial fut coupable — et cela dépend du point de vue — il le fut doublement, car il n’avait pas l’excuse de ces convictions exaltées jusqu’au fanatisme qui font les fous, les héros et les martyrs.

Et il n’était pas même ambitieux.

Tous ceux qui l’approchaient, lorsqu’il était aux affaires, témoins de ses luttes passionnées et de sa dévorante activité, le croyaient ivre du pouvoir…

Il s’en souciait aussi peu que possible. Il jugeait les charges lourdes et les compensations médiocres. Son orgueil était trop haut pour être touché des satisfactions qui délectent les vaniteux, et la flatterie l’écœurait.

Souvent dans ses salons, au milieu d’une fête, ses familiers voyant sa physionomie s’assombrir, s’écartaient respectueusement.

— Le voilà, pensaient-ils, préoccupé des plus graves intérêts… Qui sait quelles importantes décisions sortiront de cette rêverie.

Ils se trompaient.

En ce moment, où sa fortune à son apogée faisait pâlir l’envie, alors qu’il paraissait n’avoir rien à souhaiter en ce monde, Martial se disait :

— Quelle existence creuse !… Quel ennui ! Vivre pour les autres… quelle duperie !

Il considérait alors la duchesse, sa femme, rayonnante de beauté, plus entourée qu’une reine, et il soupirait.

Il songeait à l’autre, la morte, Marie-Anne, la seule femme qui l’eût remué, dont un regard faisait monter à son cerveau tout le sang de son cœur…

Car jamais elle n’était sortie de sa pensée. Après tant d’années, il la voyait encore, immobile, roide, morte, dans la grande chambre de la Borderie… Il frissonnait parfois, croyant sentir sous ses lèvres sa chair glacée.

Et le temps, loin d’effacer cette image qui avait empli sa jeunesse, la faisait plus radieuse et la parait de qualités presque surhumaines.

Si la destinée l’eût voulu, pourtant, Marie-Anne eût été sa femme. Il s’était répété cela mille fois, et il cherchait à se représenter sa vie avec elle.

Ils seraient restés à Sairmeuse… Ils auraient de beaux enfants jouant autour d’eux ! Il ne serait pas condamné à cette représentation continuelle, si bruyante et si creuse…

Les heureux ne sont pas ceux qui ont des tréteaux en vue, jouent pour la foule la parade du bonheur… Les véritables heureux se cachent, et ils ont raison ; le bonheur, c’est presque un crime.

Ainsi pensait Martial, et lui, le grave homme d’État, il se disait avec rage :

— Aimer et être aimé !… tout est là ! Le reste… niaiserie.

Positivement il avait essayé de se donner de l’amour pour Mme Blanche. Il avait cherché à retrouver près d’elle les chaudes sensations qu’il avait éprouvées en la voyant à Courtomieu. Il n’avait pas réussi. On a beau tisonner des cendres froides, on n’en fait point jaillir d’étincelles. Entre elle et lui se dressait un mur de glace que rien ne pouvait fondre, et qui allait gagnant toujours en hauteur et en épaisseur.

— C’est incompréhensible, se disait-il, pourquoi ?… Il y a des jours où je jurerais qu’elle m’aime… Son caractère, si irritable autrefois, est entièrement changé ; elle est devenue la douceur même… Quand j’ai pour elle une attention, ses yeux brillent de plaisir…

Mais c’était plus fort que lui…

Ses regrets stériles, les douleurs qui le rongeaient, contribuèrent sans doute à l’âpreté de la politique de Martial.

Il sut du moins tomber noblement.

Il passa, sans changer de visage, de la toute-puissance à une situation si compromise qu’il put croire un instant sa vie en danger.

Au fond, que lui importait.

Voyant vides ses antichambres encombrées jadis de solliciteurs et d’adulateurs, il se mit à rire, et son rire était franc.

— Le vaisseau coule, dit-il, les rats sont partis.

On ne le vit point pâlir quand l’émeute vint hurler sous ses fenêtres et briser ses vitres. Et comme Otto, son fidèle valet de chambre, le conjurait de revêtir un déguisement et de s’enfuir par la porte du jardin :

— Ah ! parbleu, non ! répondit-il. Je ne suis qu’odieux, je ne veux pas devenir ridicule !…

Même on ne put jamais l’empêcher de s’approcher d’une fenêtre et de regarder dans la rue.

Une singulière idée lui était venue.

— Si Jean Lacheneur est encore de ce monde, s’était-il dit, quelle ne doit pas être sa joie !… Et s’il vit, à coup sûr il est là, au premier rang, animant la foule.

Et il avait voulu voir.

Mais Jean Lacheneur était encore en Russie, à cette époque. L’émotion populaire se calma, l’hôtel de Sairmeuse ne fut même pas sérieusement menacé.

Cependant, Martial avait compris qu’il devait disparaître pour un temps, se faire oublier, voyager…

Il ne proposa pas à la duchesse de le suivre.

— C’est moi qui ai fait les fautes, ma chère amie, lui dit-il, vous les faire payer en vous condamnant à l’exil serait injuste. Restez… je vois un avantage à ce que vous restiez.

Elle ne lui offrit pas de partager sa mauvaise fortune. C’eût été un bonheur, pour elle, mais était-ce possible ! Ne fallait-il pas qu’elle demeurât pour tenir tête aux misérables qui la harcelaient. Déjà, quand par deux fois elle avait été obligée de s’éloigner, tout avait failli se découvrir, et cependant elle avait tante Médie, alors, qui la remplaçait…

Martial partit donc, accompagné du seul Otto, un de ces serviteurs dévoués comme les bons maîtres en rencontrent encore. Par son intelligence, Otto était supérieur à sa position ; il possédait une fortune indépendante, il avait cent raisons, dont une bien jolie, pour tenir au séjour de Paris, mais son maître était malheureux, il n’hésita pas…

Et, pendant quatre ans, le duc de Sairmeuse promena à travers l’Europe son ennui et son désœuvrement, écrasé sous l’accablement d’une vie que nul intérêt n’animait plus, que ne soutenait aucune espérance.

Il habita Londres d’abord, Vienne et Venise ensuite. Puis, un beau jour, un invincible désir de revoir Paris le prit, et il revint.

Ce n’était pas très-prudent, peut-être. Ses ennemis les plus acharnés, des ennemis personnels, mortellement blessés par lui autrefois, offensés et persécutés, étaient au pouvoir. Il ne calcula rien. Et d’ailleurs, que pouvait-on contre lui, lui qui ne voulait plus rien être !… Quelle prise offrait-il à des représailles ?…

L’exil qui avait lourdement pesé sur lui, le chagrin, les déceptions, l’isolement où il s’était tenu, avaient disposé son âme à la tendresse, et il revenait avec l’intention formellement arrêtée de surmonter ses anciennes répugnances et de se rapprocher franchement de la duchesse.

— La vieillesse arrive, pensait-il. Si je n’ai pas une femme aimée à mon foyer, j’y veux du moins une amie…

Et dans le fait, ses façons, à son retour, étonnèrent Mme Blanche. Elle crut presque retrouver le Martial du petit salon bleu de Courtomieu. Mais elle ne s’appartenait plus, et ce qui eût dû être pour elle le rêve réalisé ne fut qu’une souffrance ajoutée à toutes les autres.

Cependant, Martial poursuivait l’exécution du plan qu’il avait conçu, quand un jour la poste lui apporta ce laconique billet :

« Moi, monsieur le duc, à votre place, je surveillerais ma femme. »

Ce n’était qu’une lettre anonyme, cependant Martial sentit le rouge de la colère lui monter au front.

— Aurait-elle un amant, se dit-il.

Puis réfléchissant à sa conduite, à lui, depuis son mariage :

— Et quand cela serait, ajouta-t-il, qu’aurais-je à dire ?… Ne lui ai-je pas tacitement rendu sa liberté !…

Il était extraordinairement troublé, et cependant jamais il ne fût descendu au vil métier d’espion, sans une de ces futiles circonstances qui décident de la destinée d’un homme.

Il rentrait d’une promenade à cheval, un matin, sur les onze heures, et il n’était pas à trente pas de son hôtel, quand il en vit sortir rapidement une femme, plus que simplement vêtue, tout en noir, qui avait exactement la tournure de la duchesse.

— C’est bien elle, se dit-il, avec ce costume subalterne… Pourquoi ?…

S’il eût été à pied, il fût rentré, certainement. Il était à cheval, il poussa la bête sur les traces de Mme Blanche, qui remontait la rue de Grenelle.

Elle marchait très-vite, sans tourner la tête, tout occupée à maintenir sur son visage une voilette très-épaisse.

Arrivée à la rue Taranne, elle se jeta plutôt qu’elle ne monta dans un des fiacres de la station.

Le cocher vint lui parler par la portière, puis remontant lestement sur son siège, il enveloppa ses maigres rosses d’un de ces maîtres coups de fouet qui trahissent un pourboire princier…

Le fiacre avait déjà tourné la rue du Dragon, que Martial, honteux et irrésolu, retenait encore son cheval à l’endroit où il l’avait arrêté, à l’angle de la rue des Saints-Pères, devant le bureau de tabac.

N’osant prendre un parti, il essaya de se mentir à lui-même.

— Bast ! pensa-t-il en rendant la main à son cheval, qu’est-ce que je risque à avancer ?… Le fiacre est sans doute bien loin, et je ne le rejoindrai pas.

Il le rejoignit cependant, au carrefour de la Croix-Rouge, où il y avait comme toujours un encombrement…

C’était bien le même, Martial le reconnaissait à sa caisse verte et à ses roues blanches.

L’encombrement cessant, le fiacre repartit.

Debout sur son siège, le cocher rouait ses chevaux de coups, et c’est au galop qu’il longea l’étroite rue du Vieux-Colombier, qu’il côtoya la place Saint-Sulpice et qu’il gagna les boulevards extérieurs, par la rue Bonaparte et la rue de l’Ouest.

Toujours trottant, à cent pas en arrière, Martial réfléchissait.

— Comme elle est pressée ! pensait-il. Ce n’est cependant guère le quartier des rendez-vous.

Le fiacre venait de dépasser la place d’Italie. Il enfila la rue du Château-des-Rentiers, et bientôt s’arrêta devant un espace libre…

La portière s’ouvrit aussitôt, la duchesse de Sairmeuse sauta lestement à terre, et sans regarder de droite ni de gauche, elle s’engagea dans les terrains vagues…

Non loin de là, sur un bloc de pierre, était assis un homme de mauvaise mine, à longue barbe, en blouse, la casquette sur l’oreille, la pipe aux dents.

— Voulez-vous garder mon cheval un instant ? lui demanda Martial.

— Tout de même ! fit l’homme.

Martial lui jeta la bride et s’élança sur les pas de sa femme.

Moins préoccupé, il eût été mis en défiance par le sourire méchant qui plissa les lèvres de l’homme, et, examinant bien ses traits, il l’eût peut-être reconnu.

C’était Jean Lacheneur.

Depuis qu’il avait adressé au duc de Sairmeuse une dénonciation anonyme, il faisait multiplier à la duchesse ses visites à la veuve Chupin, et, à chaque fois, il guettait son arrivée.

— Comme cela, pensait-il, dès que son mari se décidera à la suivre, je le saurai…

C’est que pour le succès de ses projets, il était indispensable que Mme Blanche fût épiée par son mari.

Car Jean Lacheneur était décidé désormais. Entre mille vengeances, il en avait choisi une effroyable, active et ignoble, qu’un cerveau malade et enfiévré par la haine pouvait seul concevoir.

Il voulait voir l’altière duchesse de Sairmeuse livrée aux plus dégoûtants outrages, Martial aux prises avec les plus vils scélérats, une mêlée sanglante et immonde dans un bouge… Il se délectait à l’idée de la police, prévenue par lui, arrivant et ramassant indistinctement tout le monde. Il rêvait un procès hideux où reparaîtrait le crime de la Borderie, des condamnations infamantes, le bagne pour Martial, la maison centrale pour la duchesse, et il voyait ces grands noms de Sairmeuse et de Courtomieu flétris d’une éternelle ignominie.

Dans cette conception du délire se retrouvait la férocité de l’assassin du vieux duc de Sairmeuse, mêlée de monstrueux raffinements empruntés par le cabotin nomade aux mélodrames où il jouait les rôles de traître.

Et il pensait bien n’avoir rien oublié. Il avait sous la main deux abjects scélérats, capables de toutes les violences, et un triste garçon du nom de Gustave, que la misère et la lâcheté mettaient à sa discrétion, et à qui il comptait faire jouer le rôle du fils de Marie-Anne.

Certes ces trois complices ne soupçonnaient rien de sa pensée. Quant à la veuve Chupin et à son fils, s’ils flairaient quelque infamie énorme, il ne savaient de la vérité que le nom de la duchesse.

Jean tenait d’ailleurs Polyte et sa mère par l’appât du gain et la promesse d’une fortune s’ils servaient docilement ses desseins.

Enfin, pour le premier jour où Martial suivrait sa femme, Jean avait prévu le cas où il entrerait derrière elle à la Poivrière, et tout avait été disposé pour qu’il crût qu’elle y était amenée par la charité.

Mais il n’entrera pas, pensait Lacheneur, dont le cœur était inondé d’une joie sinistre, pendant qu’il tenait le cheval, M. le duc est trop fin pour cela.

Et dans le fait, Martial n’entra pas. Si les bras lui tombèrent quand il vit sa femme entrer comme chez elle dans ce cabaret infâme, il se dit qu’en l’y suivant il n’apprendrait rien.

Il se contenta donc de faire le tour de la maison, et remontant à cheval, il partit au grand galop. Ses soupçons étaient absolument déroutés, il ne savait que penser, qu’imaginer, que croire…

Mais il était bien résolu à pénétrer ce mystère, et dès en rentrant à l’hôtel, il envoya Otto aux informations. Il pouvait tout confier, à ce serviteur si dévoué, il n’avait pas de secrets pour lui.

Sur les quatre heures, le fidèle valet de chambre reparut, la figure bouleversée.

— Quoi ?… fit Martial, devinant un malheur.

— Ah ! monseigneur, la maîtresse de ce bouge est la veuve d’un fils de ce misérable Chupin…

Martial était devenu plus blanc que sa chemise…

Il connaissait trop la vie pour ne pas comprendre que la duchesse en était réduite à subir la volonté de scélérats maîtres de ses secrets. Mais quels secrets ? Ils ne pouvaient être que terribles.

Les années, qui avaient argenté de fils blancs la chevelure de Martial, n’avaient pas éteint les ardeurs de son sang. Il était toujours l’homme du premier mouvement.

Enfin, d’un bond il fut à l’appartement de sa femme.

Mme la duchesse vient de descendre, lui dit la femme de chambre, pour recevoir Mme la comtesse de Mussidan et Mme la marquise d’Arlange.

— C’est bien ; je l’attendrai ici !… sortez !

Et Martial entra dans la chambre de Mme Blanche.

Tout y était en désordre, car la duchesse, de retour de la Poivrière, achevait de s’habiller, quand on lui avait annoncé une visite.

Les armoires étaient ouvertes, toutes les chaises encombrées, les mille objets dont Mme Blanche se servait journellement, sa montre, sa bourse, des trousseaux de petites clefs, des bijoux, traînaient sur les commodes et sur la cheminée.

Martial ne s’assit pas, le sang-froid lui revenait.

— Pas de folie, pensait-il, si j’interroge, je suis joué !… Il faut se taire et surveiller.

Il allait se retirer, quand, parcourant la chambre de l’œil, il aperçut, dans l’armoire à glace, un grand coffret à incrustations d’argent, que sa femme possédait déjà étant jeune fille, et qui l’avait toujours suivie partout.

— Là, se dit-il, est sans doute le mot de l’énigme.

Martial était à un de ces moments où l’homme obéit sans réflexions aux inspirations de la passion. Il voyait sur la cheminée un trousseau de clefs, il sauta dessus et se mit à essayer les clefs au coffret… La quatrième ouvrit. Il était plein de papiers…

Avec une rapidité fiévreuse, Martial avait déjà parcouru trente lettres insignifiantes, quand il tomba sur une facture ainsi conçue :

« Rercherches pourt l’enfant de Mme de S… Frais du 3e trimestre de l’an 18… »

Martial eut comme un éblouissement.

Un enfant !… Sa femme avait un enfant !

Il poursuivit néanmoins et il lut : « Entretien de deux agents à Sairmeuse… Voyage pour moi… Gratifications à divers…, etc., etc. » Le total s’élevait à 6,000 francs, le tout était signé : Chefteux.

Alors, avec une sorte de rage froide, Martial se mit à bouleverser le coffret, et successivement il trouva : un billet d’une écriture ignoble, où il était dit : « Deux mille francs ce soir, sinon j’apprends au duc l’histoire de la Borderie. » Puis trois autres factures de Chefteux ; puis une lettre de tante Médie, où elle parlait de prison et de remords. Enfin, tout au fond, était le certificat de mariage de Marie-Anne Lacheneur et de Maurice d’Escorval, délivré par le curé de Vigano, signé par le vieux médecin et par le caporal Bavois.

La vérité éclatait plus claire que le jour.

Plus assommé que s’il eût reçu un coup de barre de fer sur la tête, éperdu, glacé d’horreur ; Martial eut cependant assez d’énergie pour ranger tant bien que mal les lettres, et remettre le coffret en place.

Puis il regagna son appartement en chancelant, se tenant aux murs.

— C’est elle, murmura-t-il, qui a empoisonné Marie-Anne !

Il était confondu, abasourdi, de la profondeur, de la scélératesse de cette femme qui était la sienne, de sa criminelle audace, de son sang-froid, des perfections inouïes de sa dissimulation.

Cependant, si Martial discernait bien les choses en gros, beaucoup de détails échappaient à sa pénétration.

Il se jura que soit par la duchesse, en usant d’adresse, soit par la Chupin, il saurait tout par le menu.

Il ordonna donc à Otto de lui procurer un costume tel qu’en portaient les habitants de la Poivrière, non de fantaisie, mais réel, ayant servi. On ne savait pas ce qui pouvait arriver.

De ce moment, — c’était dans les premiers jours de février, — Mme Blanche ne fit plus un pas sans être épiée. Plus une lettre ne lui parvint qui n’eût été lue auparavant par son mari…

Et certes, elle était à mille lieues de soupçonner cet incessant espionnage.

Martial gardait la chambre ; il s’était dit malade. Se trouver en face de sa femme eût se taire et été au-dessus de ses forces. Il se souvenait trop du serment juré sur le cadavre de Marie-Anne…

Cependant, ni Otto, ni son maître, ne surprenaient rien…

C’est qu’il n’y avait rien. Polyte Chupin venait d’être arrêté sous l’inculpation de vol et cet accident retardait les projets de Lacheneur.

Enfin, il jugea que tout serait prêt le 20 février, un dimanche, le dimanche gras.

La veille, la veuve Chupin fut habilement endoctrinée, et écrivit à la duchesse d’avoir à se trouver à la Poivrière, le dimanche soir, à onze heures.

Ce même soir, Jean devait rencontrer ses complices dans un bal mal famé de la banlieue, le bal de l’Arc-en-Ciel, et leur distribuer leurs rôles, et leur donner leurs dernières instructions.

Ces complices devaient ouvrir la scène ; lui n’apparaîtrait que pour le dénoûment.

— Tout est bien combiné, pensait-il, « la mécanique marchera. »

« La mécanique, » ainsi qu’il le disait, faillit cependant ne pas marcher.

Mme Blanche, en recevant l’assignation de la Chupin, eut une velléité de révolte. L’heure insolite, l’endroit désigné l’épouvantaient…

Elle se résigna cependant, et le soir venu, elle s’échappait furtivement de l’hôtel, emmenant Camille, cette femme de chambre qui avait assisté à l’agonie de tante Médie.

La duchesse et sa camériste s’étaient vêtues comme les malheureuses de la plus abjecte condition, et, certes, elles se croyaient bien sûres de n’être ni épiées, ni reconnues, ni vues…

Et cependant un homme les guettait, qui s’élança sur leurs traces : Martial…

Informé avant sa femme, de ce rendez-vous, il avait lui aussi endossé un déguisement, ce costume d’ouvrier des ports, que lui avait procuré Otto. Et comme il était dans son caractère de pousser jusqu’à la dernière perfection tout ce qu’il entreprenait, il avait véritablement réussi à se rendre méconnaissable. Il avait sali et emmêlé ses cheveux et sa barbe, et souillé ses mains de terre. Il était, enfin, l’homme des haillons qu’il portait.

Otto l’avait conjuré de lui permettre de le suivre, il avait refusé, disant que le revolver qu’il emportait suffisait à sa sûreté. Mais il connaissait assez Otto pour savoir qu’il désobéirait…

Dix heures sonnaient quand Mme Blanche et Camille se mirent en route, et il ne leur fallut pas cinq minutes pour gagner la rue Taranne.

Il y avait un fiacre à la station, un seul…

Elles y montèrent et il partit.

Cette circonstance arracha à Martial un juron digne de son costume. Puis il songea que sachant où se rendait sa femme, il trouverait toujours, pour la rejoindre, une autre voiture.

Il en trouva une, en effet, dont le cocher, grâce à dix francs de pourboire exigés d’avance, le mena grand train jusqu’à la rue du Château-des-Rentiers.

Il venait de mettre pied à terre, quand il entendit le roulement sourd d’une autre voiture, qui brusquement s’arrêta à quelque distance.

— Décidément, se dit-il, Otto me suit.

Et il s’engagea dans les terrains vagues.

Tout était ténèbres et silence, et le brouillard puant qui annonçait le dégel s’épaississait. Martial trébuchait et glissait à chaque pas, sur le sol inégal et couvert de neige.

Il ne tarda pas, cependant, à apercevoir une masse noire au milieu du brouillard. C’était la Poivrière. La lumière de l’intérieur filtrait par les ouvertures en forme de cœur, des volets, et de loin on eût dit de gros yeux rouges, dans la nuit…

Était-il vraiment possible que la duchesse de Sairmeuse fût là !…

Doucement, Martial s’approcha des volets, et, s’accrochant aux gonds et à une des ouvertures, il s’enleva à la force des poignets et regarda.

Oui, sa femme était bien dans le bouge infâme.

Elle était assise à une table, ainsi que Camille, devant un saladier de vin, en compagnie de deux hideux gredins et d’un tout jeune soldat.

Au milieu de la pièce, une vieille femme, la Chupin, un petit verre à la main, pérorait et ponctuait ses phrases de gorgées d’eau-de-vie.

L’impression de Martial fut telle, qu’il se laissa retomber à terre.

Un rayon de pitié pénétra en son âme, car il eut comme une vague notion de l’effroyable supplice qui avait été le châtiment de l’empoisonneuse.

Mais il voulait voir encore, il se haussa de nouveau.

La vieille avait disparu. Le militaire s’était levé, il parlait en gesticulant, et Mme Blanche et Camille l’écoutaient attentivement.

Les deux gredins, face à face, les coudes sur la table, se regardaient, et Martial crut remarquer qu’ils échangeaient des signes d’intelligence.

Il avait bien vu. Les scélérats étaient en train de comploter un « bon coup. »

Mme Blanche, qui avait tenu à l’exactitude du travestissement, jusqu’à chausser de gros souliers plats qui la meurtrissaient, Mme Blanche avait oublié de retirer ses riches boucles d’oreilles.

Elle les avait oubliées… mais les complices de Lacheneur les avaient bien aperçues, et ils les regardaient avec des yeux qui brillaient plus que les diamants.

En attendant que Lacheneur parût, comme il était convenu, ces misérables jouaient le rôle qui leur avait été imposé. Pour cela, et pour leur concours ensuite, une certaine somme leur avait été promise…

Or, ils songeaient que cette somme ne s’élèverait peut-être pas au quart de la valeur de ces belles pierres, et de l’œil, ils se disaient :

— Si nous les décrochions, hein !… et si nous allions sans attendre l’autre !…

Bientôt ce fut entendu.

L’un d’eux se dressa brusquement, et, saisissant la duchesse par la nuque, il la renversa sur la table.

Les boucles d’oreilles étaient arrachées du coup sans Camille, qui se jeta bravement entre sa maîtresse et le malfaiteur.

Martial n’en put voir davantage.

Il bondit jusqu’à la porte du cabaret, l’ouvrit et entra, repoussant les verrous sur lui.

— Martial !…

— Monsieur le duc !…

Ces deux cris échappés en même temps à Mme Blanche et à Camille, changèrent en une rage furieuse la stupeur des deux bandits, et ils se précipitèrent sur Martial, résolus à le tuer…

D’un bond de côté, Martial les évita. Il avait à la main son revolver, il fit feu deux fois, les deux misérables tombèrent.

Il n’était pas sauvé pour cela, car le jeune soldat se jeta sur lui, s’efforçant de le désarmer.

Tout en se débattant furieusement, Martial ne cessait de crier d’une voix haletante :

— Fuyez !… Blanche, fuyez !… Otto n’est pas loin !… Le nom… Sauvez l’honneur du nom !…

Les deux femmes s’enfuirent par une seconde issue, donnant sur un jardinet, et presque aussitôt des coups violents ébranlèrent la porte.

On venait !… Cela doubla l’énergie de Martial, et dans un suprême effort il repoussa si violemment son adversaire, que la tête du malheureux portant sur l’angle d’une table, il resta comme mort sur le coup.

Mais la veuve Chupin, descendue au bruit, hurlait. À la porte, on criait :

— Ouvrez, au nom de la loi !…

Martial pouvait fuir. Mais fuir, c’était peut-être livrer la duchesse, car on le poursuivrait certainement. Il vit le péril d’un coup d’œil, et son parti fut pris.

Il secoua vivement la Chupin, et d’une voix brève :

— Cent mille francs pour toi, dit-il, si tu sais te taire.

Puis, attirant une table à lui, il s’en fit comme un rempart.

La porte volait en éclats… Une ronde de police, commandée par l’inspecteur Gévrol, se rua dans le bouge.

— Rends-toi ! cria l’inspecteur à Martial.

Il ne bougea pas, il dirigeait vers les agents les canons de son revolver.

— Si je puis les tenir en respect et parlementer seulement deux minutes, pensait-il, tout peut encore être sauvé…

Il les gagna ces deux minutes… Aussitôt il jeta son arme à terre, et il prenait son élan quand un agent qui avait tourné la maison le saisit à bras-le-corps et le renversa…

De ce côté, il n’attendait que des secours, aussi s’écria-t-il :

— Perdu ! C’est les Prussiens qui arrivent !

En un clin d’œil il fut garrotté, et deux heures plus tard on l’enfermait dans le violon du poste de la place d’Italie.

Sa situation se résumait ainsi :

Il avait joué le personnage de son costume de façon à tromper Gévrol lui-même. Les scélérats de la Poivrière étaient morts et il pouvait compter sur la Chupin.

Mais il savait que le piège avait été tendu par Jean Lacheneur.

Mais il avait lu un volume de soupçons dans les yeux du jeune policier qui l’avait arrêté, et que les autres appelaient Lecoq.