Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 44

(Tome 2p. 425-438).

XLIV


C’était un honnête homme, ce vieux médecin de Vigano, qui avait tout quitté pour voler au secours de Marie-Anne. Son intelligence était supérieure, comme son cœur, il connaissait la vie pour avoir aimé et souffert, et il devait à l’expérience deux vertus sublimes : l’indulgence et la charité.

À un tel homme, une soirée de causerie suffisait pour pénétrer Marie-Anne. Aussi, pendant les quinze jours qu’il resta caché à la Borderie, mit-il tout en œuvre pour rassurer cette infortunée qui se confiait à lui, pour la rassurer, pour la réhabiliter en quelque sorte à ses propres yeux.

Réussit-il ? Assurément il l’espéra.

Mais dès qu’il se fut éloigné, Marie-Anne, livrée aux inspirations de la solitude, ne sut plus réagir contre la tristesse qui de plus en plus l’envahissait.

Beaucoup, cependant, à sa place, eussent repris leur sérénité et même se fussent réjouies.

N’avait-elle pas réussi à dissimuler une de ces fautes qui, d’ordinaire, à la campagne surtout, ne se cèlent jamais !

Qui donc la soupçonnait, excepté peut-être l’abbé Midon ? Personne, elle en était convaincue, et c’était vrai.

Chupin lui-même, son ennemi, ne se doutait de rien. Préoccupé de surveiller les démarches de Martial à Montaignac, il n’était pas venu une seule fois rôder autour de la Borderie pendant le séjour du docteur.

Donc Marie-Anne n’avait plus rien à craindre et elle avait tout à espérer.

Mais cette conviction même ne pouvait lui rendre le calme.

C’est qu’elle était de ces âmes hautes et fières, plus sensibles au murmure de la conscience qu’aux clameurs de l’opinion.

Dans le public, on lui attribuait trois amants : Chanlouineau, Martial et Maurice, on les lui avait jetés au visage, mais cette calomnie ne l’avait pas émue. Ce qui la torturait, c’était ce qu’on ne savait pas : la vérité.

Cette amère pensée : j’ai failli, ne la quittait pas, et pareille à un ver logé au cœur d’un bon fruit, la minait sourdement et la tuait.

Et ce n’était pas tout !

L’instinct sublime de la maternité s’était éveillé en elle le soir du départ du médecin. Quand elle l’entendit s’éloigner, emportant son enfant, elle sentit au dedans d’elle-même comme un horrible déchirement. Ne le reverrait-elle donc plus, ce petit être qui lui était deux fois cher par la douleur et par les angoisses ? Les larmes jaillirent de ses yeux, à cette idée que son premier sourire ne serait pas pour elle.

Ah !… sans le souvenir de Maurice, comme elle eût fièrement bravé l’opinion et gardé son enfant !…

Sa nature sincère et vaillante eût moins souffert des humiliations que de cet abandon si douloureux et du continuel mensonge de sa vie.

Mais elle avait promis : Maurice était son mari, en définitive, le maître, et la raison lui disait qu’elle devait conserver pour lui, non son honneur, hélas !… mais les apparences de l’honneur…

Enfin, et pour comble, son sang se figeait dans ses veines, quand elle pensait à son frère.

Ayant appris que Jean rôdait dans le pays, elle avait envoyé à sa recherche, et après bien des tergiversations, un soir, il se décida à paraître à la Borderie.

Rien qu’à le voir, son fusil double à l’épaule, maintenu par la bretelle, on s’expliquait les terreurs de Chupin.

Ce malheureux, dont la physionomie cauteleuse écartait les amis au temps de sa prospérité, avait en sa misère l’expression farouche du désespoir prêt à tout. Sa maigreur, son teint hâlé et tanné par les intempéries faisaient paraître plus profonds et plus noirs ses yeux où la haine flambait, furibonde, ardente, permanente…

Littéralement ses habits s’en allaient en lambeaux.

Quand il entra, Marie-Anne recula épouvantée ; elle ne le reconnaissait pas ; elle ne le remit qu’à la voix quand il dit :

— C’est moi, ma sœur !…

— Toi !… balbutia-t-elle, mon pauvre Jean !… toi !

Il s’examina de la tête aux pieds, et d’un air d’atroce raillerie :

— Le fait est, prononça-t-il, que je ne voudrais pas me rencontrer à la brune au coin d’un bois…

Marie-Anne frissonna. Il lui semblait sous cette phrase ironique, à travers cette moquerie de soi, deviner une menace.

— Mais aussi, mon pauvre frère, reprit-elle très-vite, quelle vie est la tienne !… Pourquoi n’es-tu pas venu plus tôt ?… Heureusement te voici !… Nous ne nous quitterons plus, n’est-ce pas, tu ne m’abandonneras pas, j’ai tant besoin d’affection et de protection !… Tu vas demeurer avec moi…

— C’est impossible, Marie-Anne.

— Et pourquoi, mon Dieu !

Une fugitive rougeur empourpra les pommettes saillantes de Jean Lacheneur, il parut indécis, puis prenant son parti :

— Parce que, répondit-il, j’ai le droit de disposer de ma vie, mais non de la tienne… Nous ne devons plus nous connaître. Je te renie aujourd’hui pour que tu puisses me renier un jour. Oui, je te renie, toi qui es ma seule, mon unique affection… Tes plus cruels ennemis ne t’ont jamais calomniée autant que moi…

Il s’arrêta, hésita une seconde et ajouta :

— J’ai été jusqu’à dire tout haut, dans un cabaret où il y avait bien quinze personnes, que jamais je ne mettrais les pieds dans une maison qui t’avait été donnée par Chanlouineau, parce que…

— Jean !… malheureux ! tu as dit cela, toi, mon frère !…

— Je l’ai dit. Il faut qu’on nous sache mortellement brouillés, pour que jamais, quoi que je fasse, on ne vous accuse de complicité, toi ou Maurice d’Escorval.

Marie-Anne était comme pétrifiée.

— Il est fou !… murmura-t-elle.

— En ai-je véritablement l’air ?…

Elle secoua la stupeur qui la paralysait, et saisissant les poignets de son frère qu’elle serrait à les briser :

— Que veux-tu faire ?… répéta-t-elle. Que veux-tu donc faire ?…

— Rien !… laisse-moi, tu me fais mal.

— Jean !…

— Ah ! laisse-moi ! fit-il en se dégageant.

Un pressentiment horrible, douloureux comme une blessure, traversa l’esprit de Marie-Anne…

Elle recula, et avec un accent prophétique :

— Prends garde, prononça-t-elle, prends bien garde, mon frère !… C’est attirer le malheur sur soi que d’empiéter sur la justice de Dieu !

Mais rien, désormais, ne pouvait émouvoir ou seulement toucher Jean Lacheneur. Il eut un éclat de rire strident, et faisant sonner de la paume de la main la batterie de son fusil :

— Voici ma justice, à moi !… s’écria-t-il.

Accablée de douleur, Marie-Anne s’affaissa sur une chaise.

Elle reconnaissait en son frère, cette idée fixe, fatale, qui un jour s’était emparée du cerveau de leur père, à laquelle il avait tout sacrifié, famille, amis, fortune, le présent et l’avenir, l’honneur même de sa fille, qui avait fait verser des flots de sang, qui avait coûté la vie à des innocents, et qui enfin l’avait conduit lui-même à l’échafaud.

— Jean, murmura-t-elle, souviens-toi de notre père.

Le fils de Lacheneur devint livide, ses poings se crispèrent, mais il eut la force de refouler sa colère près d’éclater.

Il s’avança vers sa sœur, et froidement, d’un ton posé, qui ajoutait à l’effroyable violence de ses menaces :

— C’est parce que je me souviens du père, dit-il, que justice sera faite. Ah ! les coquins n’auraient pas tant d’audace, si tous les fils avaient ma résolution. Un scélérat hésiterait à s’attaquer à un homme de bien, s’il avait à se dire : « Je puis frapper cet honnête homme, mais j’aurai ensuite à compter avec ses enfants. Ils s’acharneront après moi et après les miens, et ils nous poursuivront sans paix ni trêve, sans cesse, partout, impitoyablement. Leur haine, toujours armée et éveillée, nous escortera, nous entourera, ce sera une guerre de sauvages, implacable, sans merci. Je ne sortirai plus sans craindre un coup de fusil, je ne porterai plus une bouchée de pain à ma bouche sans redouter le poison… Et jusqu’à ce que nous ayons succombé tous, moi et les miens, nous aurons, rôdant autour de notre maison, guettant pour s’y glisser, une porte entrebâillée, la mort, le déshonneur, la ruine, l’infamie, la misère !… »

Il s’interrompit, riant d’un rire nerveux, et plus lentement encore :

— Voilà, poursuivit-il, ce que les Sairmeuse et les Courtomieu ont à attendre de moi.

Il n’y avait pas à se méprendre sur la portée des menaces de Jean Lacheneur.

Ce n’était pas là les vaines imprécations de la colère. Son air grave, son ton posé, son geste automatique, trahissaient une de ces rages froides qui durent la vie d’un homme.

Lui-même prit soin de le faire bien entendre, car il ajouta entre ses dents :

— Sans doute, les Sairmeuse et les Courtomieu sont bien haut et moi je suis bien bas ; mais quand le ver blanc, qui est gros comme mon pouce, se met aux racines d’un chêne l’arbre immense meurt…

Marie-Anne ne comprenait que trop l’inanité de ses larmes et de ses prières…

Et cependant elle ne pouvait pas, elle ne devait pas laisser son frère s’éloigner ainsi.

Elle se laissa glisser à genoux, et les mains jointes, d’une voix suppliante :

— Jean, dit-elle, je t’en conjure, renonce à tes projets impies… Au nom de notre mère, reviens à toi ; ce sont des crimes que tu médites !…

Il l’écrasa d’un regard plein de mépris pour ce qu’il jugeait une faiblesse indigne ; mais, presqu’aussitôt, haussant les épaules :

— Laissons cela, fit-il, j’ai eu tort de te confier mes espérances… Ne me fais pas regretter d’être venu !…

Alors Marie-Anne essaya autre chose, elle se redressa, contraignant ses lèvres à sourire, et, comme si rien ne se fût passé, elle pria Jean de lui donner au moins la soirée et de partager son modeste souper.

— Reste, lui disait-elle, qu’est-ce que cela peut te faire ?… rien, n’est-ce pas ? Tu me rendras si heureuse ! Puisque c’est la dernière fois que nous nous voyons d’ici des années, accorde-moi quelques heures, tu seras libre après. Il y a si longtemps que nous ne nous sommes vus, j’ai tant souffert, j’ai tant de choses à te dire ! Jean, mon frère aîné, ne m’aimes-tu donc plus !…

Il eût fallu être de bronze pour rester insensible à de telles prières ; le cœur de Jean Lacheneur se gonflait d’attendrissement ; ses traits contractés se détendaient, une larme tremblait entre ses cils…

Cette larme, Marie-Anne la vit, elle crut qu’elle l’emportait, et battant des mains :

— Ah !… tu restes, s’écria-t-elle, tu restes, c’est dit !…

Non. Jean se roidit, en un effort suprême, contre l’émotion qui le pénétrait, et d’une voix rauque :

— Impossible, répéta-t-il, impossible.

Puis, comme sa sœur s’attachait à lui, comme elle le retenait par ses vêtements, il l’attira entre ses bras et la serrant contre sa poitrine :

— Pauvre sœur, prononça-t-il, pauvre Marie-Anne, tu ne sauras jamais tout ce qu’il m’en coûte de te refuser, de me séparer de toi… Mais il le faut. Déjà, en venant ici, j’ai commis une imprudence. C’est que tu ne peux savoir à quels périls tu serais exposée si on soupçonnait une entente entre nous. Je veux le calme et le bonheur, pour Maurice et pour toi, vous mêler à mes luttes enragées serait un crime. Quand vous serez mariés, pensez à moi quelquefois, mais ne cherchez pas à me revoir, ni même à savoir ce que je deviens. Un homme comme moi rompt avec la famille, il combat, triomphe ou périt seul.

Il embrassait Marie-Anne avec une sorte d’égarement, et comme elle se débattait, comme elle ne le lâchait toujours pas, il la souleva, la porta jusqu’à une chaise et brusquement s’arracha à ses étreintes.

— Adieu !… cria-t-il, quand tu me reverras, le père sera vengé.

Elle se dressa pour se jeter sur lui, pour le retenir encore ; trop tard.

Il avait ouvert la porte et s’était enfui.

— C’est fini, murmura l’infortunée, mon frère est perdu. Rien ne l’arrêtera plus maintenant.

Une crainte vague et cependant terrifiante, inexplicable et qui avait l’horreur de la réalité, étreignait son cœur jusqu’au spasme.

Elle se sentait comme entraînée dans un tourbillon de passions, de haines, de vengeances et de crimes, et une voix lui disait qu’elle y serait misérablement brisée.

Le cercle fatal du malheur qui l’entourait allait se rétrécissant autour d’elle de jour en jour.

Mais d’autres soucis devaient la distraire de ces pressentiments funèbres.

Un soir, pendant qu’elle dressait sa petite table dans la première pièce de la Borderie, elle entendit à la porte, qui était fermée au verrou, comme le bruissement d’une feuille de papier qu’on froisse.

Elle regarda. On venait de glisser une lettre sous la porte.

Bravement, sans hésiter, elle courut ouvrir… personne !

Il faisait nuit, elle ne distingua rien dans les ténèbres, elle prêta l’oreille, pas un bruit ne troubla le silence.

Toute agitée d’un tremblement nerveux, elle ramassa la lettre, s’approcha de la lumière et regarda l’adresse :

— Le marquis de Sairmeuse ! balbutia-t-elle, stupéfiée.

Elle venait de reconnaître l’écriture de Martial.

Ainsi il lui écrivait, il osait lui écrire !…

Le premier mouvement de Marie-Anne fut de brûler cette lettre, et déjà elle l’approchait de la flamme, quand le souvenir de ses amis cachés à la ferme du père Poignot l’arrêta.

— Pour eux, pensa-t-elle, il faut que je la lise…

Elle brisa le cachet aux armes de Sairmeuse et lut :

« Ma chère Marie-Anne,

« Peut-être avez-vous deviné l’homme qui a su imprimer aux événements une direction toute nouvelle et certainement surprenante.

« Peut-être avez-vous compris les inspirations qui le guident.

« S’il en est ainsi, je suis récompensé de mes efforts, car vous ne pouvez plus me refuser votre amitié et votre espiédestal où elletime…

« Cependant, mon œuvre de réparation n’est pas achevée. J’ai tout préparé pour la révision du jugement qui a condamné à mort le baron d’Escorval, ou pour son recours en grâce.

« Vous devez savoir où se cache M. d’Escorval, faites-lui connaître mes desseins, sachez de lui ce qu’il préfère ou de la révision ou de sa grâce pure et simple.

« S’il se décide pour un nouveau jugement, j’aurai pour lui un sauf-conduit de Sa Majesté.

« J’attends une réponse pour agir.

« MARTIAL DE SAIRMEUSE. »

Marie-Anne eut comme un éblouissement.

C’était la seconde fois que Martial l’étonnait par la grandeur de sa passion.

Voilà donc de quoi étaient capables deux hommes qui l’avaient aimée et qu’elle avait repoussés !

L’un, Chanlouineau, après être mort pour elle, la protégeait encore…

L’autre, le marquis de Sairmeuse, lui sacrifiait les convictions de sa vie et les préjugés de sa race, et jouait, pour elle, avec une magnifique imprudence, la fortune politique de sa maison…

Et cependant, celui qu’elle avait choisi, l’élu de son âme, le père de son enfant, Maurice d’Escorval, depuis cinq mois qu’il l’avait quittée, n’avait pas donné signe de vie.

Mais toutes ces pensées confuses s’effacèrent devant un doute terrible qui lui vint :

— Si la lettre de Martial cachait un piège !

Le soupçon ne se discute ni se s’explique : il est ou il n’est pas.

Tout à coup, brusquement, sans raison, Marie-Anne passa de la plus vive admiration à la plus extrême défiance.

— Eh ! s’écria-t-elle, le marquis de Sairmeuse serait un héros, s’il était sincère !…

Or, elle ne voulait pas qu’il fût un héros.

Déjà elle en était à s’en vouloir comme d’une vilaine action, d’avoir pu, d’avoir osé comparer Maurice d’Escorval et le marquis de Sairmeuse.

Le résultat de ses soupçons fut qu’elle hésita cinq jours à se rendre à l’endroit où d’ordinaire l’attendait le père Poignot.

Elle n’y trouva pas l’honnête fermier, mais l’abbé Midon, fort inquiet de son absence.

C’était la nuit, mais Marie-Anne, heureusement, savait la lettre de Martial par cœur.

L’abbé la lui fit réciter à deux reprises, très-lentement la seconde fois, et quand elle eut terminé :

— Ce jeune homme, dit le prêtre, a les vices et les préjugés de sa naissance et de son éducation, mais son cœur est noble et généreux.

Et comme Marie-Anne exposait ses soupçons :

— Vous vous trompez, mon enfant, interrompit-il, le marquis est certainement sincère. Ne pas profiter de sa générosité, serait une faute… à mon avis, du moins. Confiez-moi cette lettre, nous nous consulterons, le baron et moi, et demain je vous dirai notre décision…

Marie-Anne s’éloigna, toute agitée, et s’indignant de son agitation.

L’abbé, cet homme de tant d’expérience, et si froid, avait été ému des procédés de Martial et les avait admirés. Il l’avait loué avec une sorte d’enthousiasme, et il était allé jusqu’à dire que ce jeune marquis de Sairmeuse, comblé déjà de tous les avantages de la naissance et de la fortune, cachait peut-être, sous son insouciance affectée, un génie supérieur…

Elle s’arrêtait complaisamment à ces éloges de l’abbé, puis, tout à coup, s’en irritant :

— Eh ! que m’importe !… répétait-elle, que m’importe !…

L’abbé Midon l’attendait avec une impatience fébrile, quand elle le rejoignit, vingt-quatre heures plus tard.

— M. d’Escorval est entièrement de mon avis, lui dit-il, nous devons nous abandonner au marquis de Sairmeuse. Seulement, le baron, qui est innocent, ne peut pas, ne veut pas accepter de grâce. Il demande la révision de l’inique jugement qui l’a condamné.

Encore qu’elle dût pressentir cette détermination, Marie-Anne parut stupéfiée.

— Quoi !… dit-elle, M. d’Escorval se livrera à ses ennemis, il se constituera prisonnier !…

— Le marquis de Sairmeuse ne promet-il pas un sauf conduit du roi ?

— Oui.

— Eh bien !…

Elle ne trouva pas d’objection, et d’un ton soumis :

— Puisqu’il en est ainsi, monsieur le curé, dit-elle, je vous demanderai le brouillon de la lettre que je dois écrire à M. Martial.

Le prêtre fut un moment sans répondre. Il était évident qu’il reculait devant ce qu’il avait à dire. Enfin, se décidant :

— Il ne faut pas écrire, fit-il.

— Cependant…

— Ce n’est pas que je me défie, je le répète, mais une lettre est indiscrète, elle n’arrive pas toujours à son adresse, ou elle s’égare… Il faut que vous voyez M. de Sairmeuse…

Marie-Anne recula, plus épouvantée que si un spectre eût jailli de terre sous ses pieds.

— Jamais ! monsieur le curé, s’écria-t-elle, jamais !…

L’abbé Midon ne parut pas s’étonner.

— Je comprends votre résistance, mon enfant, prononça-t-il doucement ; votre réputation n’a que trop souffert des assiduités du marquis de Sairmeuse…

— Oh ! monsieur, je vous en prie…

— Il n’y a pas à hésiter, mon enfant, le devoir parle… Vous devez ce sacrifice au salut d’un innocent perdu par votre père…

Et aussitôt, sûr de l’empire de ce grand mot, devoir, sur cette infortunée, il lui expliqua tout ce qu’elle aurait à dire, et il ne la quitta qu’après qu’elle lui eût promis d’obéir…

Elle avait promis, l’idée ne lui vint pas de manquer à sa promesse, et elle fit prier Martial de se trouver au carrefour de la Croix-d’Arcy… Mais jamais sacrifice ne lui avait été si douloureux.

Cependant, la cause de sa répugnance n’était pas celle que croyait l’abbé Midon. Sa réputation !… hélas ! elle la savait à jamais perdue. Non, ce n’était pas cela !…

Quinze jours plus tôt, elle ne se fût pas seulement inquiétée de cette entrevue. Alors elle ne haïssait plus Martial, il est vrai, mais il lui était absolument indifférent, tandis que maintenant…

Peut-être, en choisissant pour le rencontrer le carrefour de la Croix-d’Arcy, peut-être espérait-elle que cet endroit, qui lui rappelait tant de cruels souvenirs, lui rendrait quelque chose de ses sentiments d’autrefois…

Tout en suivant le chemin qui conduisait au rendez-vous, elle se disait que sans doute Martial la blesserait par ce ton de galanterie légère qui lui était habituel, et elle s’en réjouissait…

En cela elle se trompait.

Martial était extrêmement ému, elle le remarqua, si troublée qu’elle fût elle-même, mais il ne lui adressa pas une parole qui n’eût trait à l’affaire du baron.

Seulement, quand elle eut terminé, lorsqu’il eut souscrit à toutes les conditions :

— Nous sommes amis, n’est-ce pas ? demanda-t-il tristement.

D’une voix expirante elle répondit :

— Oui.

Et ce fut tout. Il remonta sur son cheval que tenait un domestique et reprit à fond de train la route de Montaignac.

Clouée sur place, haletante, la joue en feu, remuée jusqu’au plus profond d’elle-même, Marie-Anne le suivit un moment des yeux, et alors une clarté fulgurante se fit dans son âme.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle, quelle indigne créature suis-je donc !… Est-ce que je n’aime pas, est-ce que je n’aurais jamais aimé Maurice, mon mari, le père de mon enfant ?

Sa voix tremblait encore d’une affreuse émotion quand elle raconta à l’abbé Midon les détails de l’entrevue. Mais il ne s’en aperçut pas. Il ne songeait qu’au salut de M. d’Escorval.

— Je savais bien, prononça-t-il, que Martial dirait Amen à tout. Je le savais si bien que toutes les mesures sont prises pour que le baron quitte la ferme… Il attendra, caché chez vous, le sauf-conduit de Sa Majesté…

Et comme Marie-Anne s’étonnait de la rapidité de cette décision :

— L’étroitesse du grenier et la chaleur compromettent la convalescence du baron, poursuivit l’abbé. Ainsi, apprêtez tout chez vous pour demain soir… La nuit venue, un des fils Poignot vous portera, en deux voyages, tout ce que nous avons ici. Vers onze heures, nous installerons M. d’Escorval sur une charrette, et, ma foi !… nous souperons tous à la Borderie…

Tout en regagnant son logis :

— Le ciel vient à notre secours, pensait Marie-Anne.

Elle songeait qu’elle ne serait plus seule, qu’elle aurait près d’elle Mme d’Escorval, qui lui parlerait de Maurice, et que tous ces amis qui l’entoureraient l’aideraient à chasser cette pensée de Martial qui l’obsédait.

Aussi, le lendemain était-elle plus gaie qu’elle ne l’avait été depuis bien des mois, et une fois, tout en arrangeant son petit ménage, elle se surprit à chanter.

Huit heures sonnaient, quand elle entendit un coup de sifflet…

C’était le signal du fils Poignot, qui apportait un fauteuil de malade, qu’on avait eu bien de la peine à se procurer, la trousse et la boîte de médicaments de l’abbé Midon, et un sac plein de livres…

Tous ces objets, Marie-Anne les disposa dans cette chambre du premier étage, que Chanlouineau avait voulu si magnifique pour elle, et qu’elle destinait au baron…

Elle sortit ensuite pour aller au devant du fils Poignot, qui avait annoncé qu’il allait revenir…

La nuit était noire, Marie-Anne se hâtait… elle apperçut pas dans son petit jardin, près d’un massif de lilas, deux ombres immobiles…