Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 41

(Tome 2p. 386-398).


XLI


Il faut avoir vécu au fond des campagnes pour savoir au juste avec quelle prestigieuse rapidité une nouvelle s’y propage et vole de bouche en bouche. Parfois, c’est à confondre l’esprit.

Ainsi, le soir même des scènes du château de Sairmeuse, la rumeur en arrivait aux infortunés cachés à la ferme du père Poignot.

Il n’y avait pas trois heures que Maurice, Jean Lacheneur et le caporal Bavois s’étaient éloignés en promettant de repasser la frontière cette nuit même.

Après mûres réflexions, l’abbé Midon avait décidé qu’on ne dirait rien à M. d’Escorval de la brusque apparition de son fils et qu’on lui dissimulerait même la présence de Marie-Anne.

Son état était si alarmant encore, que la moindre émotion pouvait décider quelque complication mortelle.

Vers les dix heures, le baron s’étant assoupi, l’abbé Midon et Mme d’Escorval étaient descendus dans une salle basse de la ferme, pour causer librement avec Marie-Anne, quand l’aîné des fils Poignot parut la figure bouleversée.

Ce grave gars était sorti après souper avec plusieurs de ses camarades, pour aller admirer de loin les splendeurs des fêtes de Sairmeuse, et il revenait en toute hâte apprendre aux hôtes de son père les étranges événements de la soirée.

— C’est inconcevable !… murmurait l’abbé Midon abasourdi.

Pas si inconcevable, le prêtre l’eût bien compris, si l’idée lui fût venue d’observer Marie-Anne.

Elle était devenue plus rouge que le feu, elle baissait la tête, et autant que possible s’écartait du cercle de la lumière.

C’est qu’il ne lui était pas possible de méconnaître un trait de cette grande passion que le jeune marquis de Sairmeuse lui avait déclaré, le soir où il lui avait offert son nom en même temps qu’il lui avouait son aversion pour sa fiancée.

Ce qui s’était passé dans l’âme de Martial, il lui semblait qu’elle le devinait.

Mais l’abbé Midon était trop préoccupé pour rien voir. Son premier étonnement dissipé, il était devenu sombre, et le froncement de ses sourcils trahissait l’effort de sa pensée.

Il ne sentait que trop, et les autres comprenaient comme lui, que ces étranges événements rendaient leur situation plus périlleuse que jamais.

— Il est inouï, murmurait-il, que Maurice ait osé cette folie, après ce que je venais de lui dire ; l’ennemi le plus cruel du baron d’Escorval n’agirait pas autrement que son fils… Enfin, attendons à demain avant de rien décider.

Le lendemain, on apprit la rencontre de la Rèche. Un paysan, qui avait assisté de loin aux préliminaires de ce duel qui ne devait pas finir, put donner les détails les plus circonstanciés.

Il avait vu les deux adversaires tomber en garde, puis les soldats accourir et se mettre à la poursuite de Maurice, de Jean et de Bavois.

Mais il était sûr aussi que les soldats en avaient été pour leurs peines. Il les avait rencontrés sur les cinq heures, harassés et furieux.

Le sous-officier disait que l’expédition avait manqué par la faute de Martial qui l’avait retenu une minute…

Ce même jour, le père Poignot vint conter à l’abbé Midon que le duc de Sairmeuse et le marquis de Courtomieu étaient brouillés… C’était le bruit du pays. Le marquis était rentré au château de Courtomieu avec sa fille, et le duc était parti pour Montaignac…

Cette dernière nouvelle devait rassurer l’abbé Midou ; mais ses transes avaient été trop poignantes pour échapper au baron d’Escorval.

— Vous avez quelque chose, curé, lui dit-il.

— Rien, monsieur le baron, rien absolument.

— Aucun péril nouveau ne nous menace ?

— Aucun, je vous jure.

L’assurance du prêtre et ses protestations ne semblèrent pas convaincre M. d’Escorval.

— Oh !… ne jurez pas, curé… Avant-hier soir, tenez, quand vous êtes remonté ici, à mon réveil, vous étiez plus pâle que la mort, et ma femme, certainement, venait de pleurer… pourquoi ?…

D’ordinaire, quand l’abbé Midon ne voulait pas répondre à certaines questions de son malade, il lui imposait silence, en lui disant, ce qui était vrai d’ailleurs, que s’agiter et parler, c’était retarder sa guérison…

Habituellement, le baron obéissait, cette fois il résista.

— Il dépend de vous, curé, poursuivit-il, de me rendre ma tranquillité… Avouez-le, vous tremblez qu’on ne découvre ma retraite… Cette crainte me torture aussi… Eh bien !… jurez-moi que vous ne me laisserez pas reprendre vivant, et vous me rendez la paix…

— Je ne puis jurer cela ! murmura l’abbé en pâlissant.

Le regard de M. d’Escorval se voila :

— Et pourquoi donc ? insista-t-il… Si j’étais repris, qu’arriverait-il ? On me soignerait, et dès que je pourrais me tenir debout, on me fusillerait… Serait-ce donc un crime que de m’épargner l’horreur du supplice… Voyons, curé, vous êtes mon meilleur ami, n’est-ce pas ? jurez-moi de me rendre ce suprême service… Voulez-vous que je vous maudisse de m’avoir sauvé la vie…

L’abbé ne répondit pas, mais son œil, volontairement ou non, s’arrêta avec une expression étrange sur la boîte de médicaments posée sur la table.

Voulait-il donc dire :

— Je ne ferai rien ; mais là vous trouveriez du poison…

M. d’Escorval le comprit ainsi, car c’est avec l’accent de la reconnaissance qu’il murmura :

— Merci !…

Persuadé que désormais il était le maître de sa vie, qu’il aurait du poison sous la main s’il était découvert, le baron respirait librement.

De ce moment, sa situation, si longtemps désespérée, s’améliora visiblement et d’une façon soutenue.

— Je me moque à cette heure de tous les Sairmeuse du monde, disait-il avec une gaieté qui certes n’était pas feinte, je puis attendre paisiblement mon rétablissement.

De son côté, l’abbé Midon reprenait confiance. Les jours s’écoulaient et ses sinistres appréhensions ne se réalisaient pas.

Loin de provoquer un redoublement de sévérités, l’imprudence affreuse de Maurice et de Jean Lacheneur avait été comme le point de départ d’une indulgence universelle.

On eût dit un parti pris des autorités de Montaignac d’oublier et de faire oublier, s’il était possible, la conspiration de Lacheneur et les abominables représailles dont elle avait été le prétexte.

Maintenant, toutes les nouvelles qui parvenaient à la ferme, calmaient une inquiétude, ou étaient une garantie de sécurité.

On sut d’abord, par un colporteur, que Maurice et le brave caporal Bavois avaient réussi à gagner le Piémont.

De Jean Lacheneur, il n’en était pas question, on supposait qu’il n’avait pas quitté le pays, mais on n’avait aucune raison de craindre pour lui, puisqu’il n’était porté sur aucune des listes de poursuites…

Plus tard, on apprit que M. de Courtomieu venait de tomber malade, qu’il ne sortait plus de chez lui et que Mme Blanche ne quittait pas son chevet.

Une autre fois, le père Poignot raconta en revenant de Montaignac que le duc de Sairmeuse était allé passer huit jours à Paris, qu’il était de retour avec une décoration de plus, signe évident de faveur, et qu’il avait fait à tous les conjurés condamnés à la prison la remise de leur peine.

Douter n’était pas possible, car le journal de Montaignac mentionnait le surlendemain toutes ces circonstances.

L’abbé Midon n’en revenait pas.

— Voilà qui prouve bien l’inanité des prévisions humaines, disait-il à Mme d’Escorval, ce qui devait nous perdre nous sauvera.

C’est que ce changement si heureux, ce brusque revirement, l’abbé Midon l’attribuait uniquement à la rupture du marquis de Courtomieu et du duc de Sairmeuse.

Si grande que fût sa perspicacité, il fut comme tout le monde dupe des apparences.

Il pensait ce qui se disait tout haut dans le pays, ce que les officiers à demi-solde de Montaignac eux-mêmes répétaient :

— Décidément, ce duc de Sairmeuse vaut mieux que sa réputation, et s’il s’est montré implacable c’est qu’il était conseillé par l’odieux marquis de Courtomieu.

Seule, Marie-Anne soupçonnait la vérité.

Il lui semblait qu’elle reconnaissait le génie de Martial, cet esprit souple, se plaisant aux coups de théâtre, toujours épris de l’impossible.

Un secret pressentiment lui disait que c’était lui qui, secouant son apathie habituelle, dirigeait avec une habileté souveraine les événements et usait et abusait de son ascendant sur l’esprit du duc de Sairmeuse.

— Et c’est pour toi, Marie-Anne, lui disait une voix au dedans d’elle-même, c’est pour toi que Martial agit ainsi !… Qu’importent à cet insoucieux égoïste tous ces conjurés obscurs qu’il ne connaît pas !… S’il les protège c’est pour avoir le droit de te protéger, toi et ceux que tu aimes !… s’il a fait remettre les prisonniers en liberté, n’est-ce pas qu’il se propose de faire réformer le jugement injuste qui a condamné à mort le baron d’Escorval innocent !…

Elle sentait diminuer son aversion pour Martial lorsqu’elle songeait à cela.

Et dans le fait, n’était-ce pas de l’héroïsme de la part d’un homme dont elle avait repoussé les offres éblouissantes !…

Pouvait-elle méconnaître tout ce qu’il y avait de réelle grandeur dans la façon dont Martial, plutôt que d’être soupçonné d’une lâcheté, avait révélé un secret qui pouvait renverser la fortune politique du duc de Sairmeuse !…

Et cependant jamais l’idée de cette grande passion d’un homme vraiment supérieur ne fit battre son cœur plus vite. Jamais elle n’en éprouva un mouvement d’orgueil…

Hélas !… Rien n’était plus capable de la toucher ; rien ne pouvait plus la distraire de la noire tristesse qui l’envahissait.

Deux mois après son arrivée à la ferme du père Poignot, elle n’était plus que l’ombre de cette belle et radieuse Marie-Anne, qui, jadis sur son passage, recueillait tant de murmures d’admiration…

Elle maigrissait et dépérissait à vue d’œil, pour ainsi dire, ses joues se creusaient. Chaque matin elle se levait plus pâle que la veille, chaque jour élargissait le cercle bleuâtre qui cernait ses grands yeux noirs.

Vive et active autrefois, elle était devenue paresseuse et lente. Elle ne marchait plus, elle se traînait. Souvent elle restait des journées entières immobile sur une chaise, les lèvres contractées comme par un spasme, le regard perdu dans le vide. Parfois de grosses larmes roulaient silencieuses le long de ses joues.

Les gens de la ferme — et Dieu sait cependant si les campagnards sont durs ! — ne pouvaient se défendre d’émotion en la regardant, et ils la plaignaient.

— Pauvre fille ! répétaient-ils entre eux, ce qu’elle mange ne lui profite guère !… il est vrai qu’elle ne mange, autant dire, rien.

— Dame ! disait le père Poignot, faut être juste : elle n’a pas de chance… Elle a été élevée comme une reine, et maintenant la voilà à la charité… Son père a été guillotiné, elle ne sait ce qu’est devenu son frère… On se ferait du chagrin à moins.

À maintes reprises, l’abbé Midon, inquiet, l’avait questionnée.

— Vous souffrez, mon enfant, lui disait-il de sa bonne voix grave, qu’avez-vous ?…

— Je ne souffre pas, monsieur le curé.

— Pourquoi ne pas vous confier à moi ? Ne suis-je pas votre ami ? Que craignez-vous ?

Elle secouait tristement la tête et répondait :

— Je n’ai rien à confier !…

Elle disait : rien. Et, cependant elle se mourait de douleur et d’angoisses.

Fidèle à la promesse que lui avait arrachée Maurice, elle n’avait rien dit, ni de sa position, ni de ce mariage à la fois nul et indissoluble, contracté dans la petite église de Vigano.

Et elle voyait approcher avec une inexprimable terreur le moment où il lui serait impossible de dissimuler sa grossesse.

Déjà elle n’y parvenait qu’au prix de tortures de tous les instants, et qu’en risquant sa vie et celle de son enfant.

Et encore réussissait-elle véritablement ?

Deux ou trois fois, l’abbé Midon avait arrêté sur elle un regard si perspicace, qu’elle en avait perdu contenance. Était-il sûr qu’il ne doutât de rien ?

Les autres ne savaient rien, elle en était certaine. Toute autre qu’elle eût peut-être été soupçonnée, mais elle !… Sa réputation seule la mettait à l’abri de tout soupçon…. Et nature droite et loyale, elle se révoltait de ce continuel mensonge ; elle s’indignait de voler ainsi son renom de sagesse et de vertu.

— La honte, pensait-elle, n’en sera que plus grande quand tout se découvrira !…

Ses angoisses étaient affreuses. Que faire ?… Avouer ! Elle l’eût osé les premiers jours ; maintenant, elle ne s’en sentait pas le courage.

Fuir ?… mais où aller ?… Quel prétexte donner ensuite ?… Ne perdrait-elle pas ainsi cet avenir avec Maurice dont l’espoir seul la soutenait !

Elle songeait à fuir cependant, quand un événement lui vint en aide, qui lui sembla le salut.

L’argent manquait à la ferme… Les proscrits ne pouvaient rien tirer du dehors, sous peine de se livrer, et le père Poignot était à bout de ressources…

L’abbé Midon se demandait comment sortir d’embarras, quand Marie-Anne lui parla du testament de Chanlouineau en sa faveur, et de l’argent caché sous la pierre de la cheminée de la belle chambre.

— Je puis sortir de nuit, disait Marie-Anne, courir à la Borderie, m’y introduire, prendre l’argent et l’apporter ici… Il est bien à moi, n’est-ce pas ?

Mais le prêtre, après un moment de réflexion, jugea cette démarche impossible.

— Vous seriez peut-être vue, dit-il, et qui sait ?… arrêtée. On vous interrogerait… quelles explications plausibles donner ? Sans compter que les scellés doivent avoir été mis partout. Les briser, ce serait donner l’idée qu’un vol a été commis, c’est-à-dire éveiller l’attention.

— Que faire, alors !

— Agir au grand jour. Vous n’êtes nullement compromise, vous ; reparaissez demain comme si vous reveniez du Piémont, allez trouver le notaire de Sairmeuse, faites-vous mettre en possession de votre héritage, et installez-vous à la Borderie…

Marie-Anne frissonnait…

— Habiter la maison de Chanlouineau, bégaya-t-elle, moi… toute seule !…

Si le prêtre aperçut le trouble de la malheureuse, il n’en tint compte.

— Visiblement le ciel nous protège, ma chère enfant, reprit-il. Je ne vois que des avantages à votre installation à la Borderie, et pas un inconvénient. Nos communications seront faciles, et avec quelques précautions, sans danger. Nous choisirons avant votre départ un point de rendez-vous, et deux ou trois fois par semaine, vous vous y rencontrerez avec le père Poignot…

L’espérance brillait dans ses yeux, et plus vite, il poursuivit :

— Et dans l’avenir, dans deux ou trois mois, vous nous serez plus utile encore… Dès qu’on sera accoutumé dans le pays à votre séjour à la Borderie, nous y transporterons le baron. Sa convalescence y sera bien plus rapide que dans le grenier étroit et bas où nous le cachons et où il souffre véritablement du manque d’air et d’espace…

Il parlait si vite, que Marie-Anne n’avait pu seulement ouvrir la bouche. Comme il s’arrêtait, elle hasarda une objection :

— Que pensera-t-on de moi, balbutia-t elle, en me voyant m’établir comme cela, tout à coup, dans les biens d’un homme qui n’était pas mon parent ?…

Le prêtre ne voulut pas comprendre l’appréhension de Marie-Anne.

— Que voulez-vous qu’on pense, fit-il, que vous importe l’opinion ?…

Et après une pause :

— Pour vous-même, ma pauvre enfant, prononça-t-il, sortir d’ici où vous vivez enfermée est indispensable… ce vous sera un bienfait, de vous retrouver au grand air, libre, seule…

Le ton de l’abbé, l’expression de son visage, ses regards parurent si étranges à Marie-Anne, qu’elle devint plus blanche que la muraille contre laquelle elle s’appuya toute défaillante.

— Je ne m’étais pas trompée, se dit-elle, il sait !…

— D’ailleurs, insista l’abbé d’un ton péremptoire, il n’y a pas à hésiter.

La détermination prise, restait à en régler l’exécution avec assez d’habileté pour n’éveiller aucun soupçon, et ne laisser au hasard que le moins de prise possible.

Il fut convenu que, dans la nuit même, le père Poignot conduirait Marie-Anne jusqu’à la frontière où elle prendrait la diligence qui fait le service entre le Piémont et Montaignac, et qui traverse le village de Sairmeuse.

C’est avec le plus grand soin que l’abbé Midon avait dicté à Marie-Anne la version qu’elle donnerait de son séjour à l’étranger.

Toutes les réponses aux questions qu’on ne manquerait pas de lui adresser devaient tendre à ce but de bien persuader à tout le monde que le baron d’Escorval était caché dans les environs de Turin.

Ce qui avait été convenu fut exécuté de point en point, et le lendemain, sur les huit heures, les habitants du village de Sairmeuse virent avec une stupeur profonde Marie-Anne descendre de la diligence qui relayait.

— La fille à M. Lacheneur est ici !…

Ce mot, qui vola de maison en maison, avec une foudroyante rapidité, mit tout le village aux portes et aux fenêtres.

On vit la pauvre fille payer le prix de sa place au conducteur, remonter la grande rue suivie d’un garçon d’écurie qui portait une petite malle, et entrer à l’auberge du Bœuf couronné.

À la ville, l’indiscrétion a quelque pudeur ; on se cache pour épier. A la campagne, la curiosité, effrontément naïve, se montre sans vergogne et obsède avec une inconsciente cruauté ceux qui en sont l’objet.

Quand Marie-Anne sortit de son auberge, elle trouva devant la porte un rassemblement qui l’attendait bouche béante, les yeux largement écarquillés.

Et plus de vingt personnes la suivirent avec toutes sortes de réflexions qui bourdonnaient à ses oreilles, jusqu’à la porte du notaire où elle alla frapper.

C’était un homme considérable, ce notaire, par sa corpulence, sa fortune et la quantité d’actes qu’il faisait. Il avait la face plate et rougeaude, une façon de s’exprimer melliflue, une barbe bien taillée et des prétentions au bel esprit. On le disait à la fois pieux et gaillard.

Il accueillit Marie-Anne avec la déférence due à une héritière qui va palper une succession liquide d’une cinquantaine de mille francs…

Mais jaloux d’étaler sa perspicacité, il donna fort clairement à entendre que lui, homme d’expérience, il devinait que l’amour avait seul dicté le testament de Chanlouineau…

La résignation de Marie-Anne se révolta.

— Vous oubliez ce qui m’amène, monsieur, prononça-t-elle, vous ne me dites rien de ce que j’ai à faire ?

Le notaire, interdit du ton, s’arrêta.

— Peste ! pensa-t-il, elle est pressée de tâter les espèces, la commère !…

Et à haute voix :

— Tout sera vite terminé, dit-il ; justement le juge de paix n’a pas d’audience aujourd’hui, il sera à notre disposition pour la levée des scellés.

Pauvre Chanlouineau !… le génie des nobles passions l’avait inspiré quand il avait pris ses dispositions dernières…

Un avoué retors n’eût pas imaginé des précautions plus ingénieuses pour écarter toutes ces infinies et irritantes difficultés qui se dressent comme des buissons d’épines autour des successions.

Le soir même, les scellés étaient levés et Marie-Anne était mise en possession de la Borderie.

Elle était seule dans la maison de Chanlouineau, seule !… La nuit tombait, un grand frisson la prit. Il lui semblait qu’une des portes allait s’ouvrir, que cet homme qui l’avait tant aimée allait paraître, et qu’elle entendrait sa voix comme elle l’avait entendue pour la dernière fois, dans son cachot.

Elle se redressa, chassant ces folles terreurs, alluma une lumière, et, avec un indicible attendrissement, elle parcourut cette maison, la sienne désormais, et où palpitait encore, pour ainsi dire, celui qui l’avait habitée.

Lentement, elle traversa toutes les pièces du rez-de-chaussée, elle reconnut le fourneau récemment réparé, et enfin elle monta dans cette chambre du premier étage dont Chanlouineau avait fait comme le tabernacle de sa passion.

Là, tout était magnifique, encore plus qu’il ne l’avait dit.

L’âpre paysan qui déjeunait d’une croûte frottée d’oignon avait dépensé une douzaine de mille francs pour parer ce sanctuaire destiné à son idole.

— Comme il m’aimait ! murmurait Marie-Anne, émue de cette émotion dont l’idée seule avait enflammé la jalousie de Maurice, comme il m’aimait !

Mais elle n’avait pas le droit de s’abandonner à ses sensations… Le père Poignot l’attendait sans doute au rendez-vous.

Elle souleva la pierre du foyer et trouva bien exactement la somme annoncée par Chanlouineau… les approches de la mort ne lui avaient pas fait oublier son compte…

Le lendemain, à son réveil, l’abbé Midon eut de l’argent…

Dès lors, Marie-Anne respira, et cet apaisement, après tant d’épreuves et de si cruelles agitations, lui paraissait presque le bonheur.

Fidèle aux recommandations de l’abbé, elle vivait seule, mais par ses fréquentes sorties, elle accoutumait à sa présence les gens des environs… Dans la journée, elle vaquait aux occupations de son modeste ménage, et le soir, elle courait au rendez-vous où le père Poignot lui donnait des nouvelles du baron ou la chargeait, de la part de l’abbé, de quelque commission qu’il ne pouvait faire.

Oui, elle se fût trouvée presque heureuse, si elle eût pu avoir des nouvelles de Maurice… Qu’était-il devenu ?… Comment ne donnait-il pas signe de vie ?… Que n’eût-elle pas donné pour un conseil de lui…

C’est que le moment approchait où il allait lui falloir un confident, des secours, des soins… et elle ne savait à qui se confier.

En cette extrémité, et lorsque véritablement elle perdait la tête, elle se souvint de ce vieux médecin qui avait reconnu son état à Saliente, qui lui avait témoigné un si paternel intérêt, et qui avait été un des témoins de son mariage à Vigano.

— Celui-là me sauverait, s’écria-t-elle, s’il savait, s’il était prévenu !…

Elle n’avait ni à temporiser ni à réfléchir ; elle écrivit sur-le-champ au vieux médecin et chargea un jeune gars des environs de porter sa lettre à Vigano.

— Le monsieur a dit que vous pouviez compter sur lui, dit à son retour le jeune commissionnaire.

Ce soir-là, en effet, Marie-Anne entendit frapper à sa porte. C’était bien cet ami inconnu qui venait à son secours…

Cet honnête homme resta quinze jours caché à la Borderie…

Quand il partit un matin, avant le jour, il emportait sous son grand manteau, un enfant, — un garçon, — dont il avait juré les larmes aux yeux de prendre soin comme de son enfant à lui…

Marie-Anne avait repris son train de vie…

Personne, dans le pays, n’eut seulement un soupçon.