Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 39

(Tome 2p. 373-381).


XXXIX


Si abominable que Martial imaginât le scandale de ses emportements, l’idée qu’il s’en faisait restait encore au-dessous de la réalité.

La foudre tombant au milieu de la galerie, n’eût pas impressionné les hôtes de Sairmeuse si terriblement que la lecture de la provocation de Maurice d’Escorval.

Un frisson courut par l’assemblée, quand Martial, effrayant de colère, lança la lettre froissée au visage de son beau-père, le marquis de Courtomieu.

Et quand le marquis s’affaissa sur un fauteuil, quelques jeunes femmes, plus sensibles que les autres, ne purent retenir un cri d’effroi…

Il y avait bien vingt secondes que Martial était sorti avec Jean Lacheneur et les invités restaient encore immobiles comme des statues, pâles, muets, stupéfaits et comme pétrifiés.

Ce fut Mme Blanche, la mariée, qui rompit le charme.

Pendant que le marquis de Courtomieu se pâmait sans que personne encore songeât à le secourir, pendant que le duc de Sairmeuse trépignait et se mordait les poings de colère, la jeune marquise essaya de sauver la situation…

Le poignet meurtri de l’étreinte brutale de Martial, le cœur tout gonflé de haine et de rage, plus blanche que son voile de mariée, elle eut la force de retenir ses larmes prêtes à jaillir, elle sut contraindre ses lèvres à sourire.

— C’est vraiment donner trop d’importance à un petit malentendu qui s’expliquera demain, dit-elle, presque gaiement, aux personnes les plus rapprochées d’elle.

Et aussitôt, s’avançant jusqu’au milieu de la galerie, elle fit signe à l’orchestre de commencer une contre-danse.

Mais aux premières mesures de l’orchestre, éclatant soudainement, tous les invités, d’un mouvement unanime, se précipitèrent vers la porte.

On eût dit que le feu venait de prendre au château… On ne se retirait pas, on fuyait…

Une heure plus tôt, le marquis de Courtomieu et le duc de Sairmeuse étaient excédés d’empressements serviles et de plates adulations…

En ce moment, ils n’eussent pas trouvé dans toute cette foule si noble un homme assez hardi pour leur tendre ouvertement la main.

C’est que l’instant d’avant on les croyait tout-puissants… Ils venaient, pensait-on, de rendre un grand service, en étouffant la conspiration… On les savait bien en cour et amis du roi… On leur supposait sur l’esprit des ministres une influence qui devait tourner au profit de leurs amis…

Tandis que maintenant, à la suite de la lettre si explicite de Maurice, après les aveux de Martial, on voyait le duc et le marquis précipités du faîte de leurs grandeurs, disgraciés, punis peut-être…

Or, le grand art consiste à pressentir les disgrâces…

Héroïque jusqu’au bout, « la mariée » fit, pour arrêter cette déroute, d’incroyables efforts.

Debout près de la porte de la galerie, son plus attrayant sourire aux lèvres, Mme Blanche prodiguait les plus encourageantes et les plus flatteuses paroles, s’épuisant en arguments pour rassurer ces déserteurs.

Elle essayait de piquer les amours-propres. Elle faisait honte aux danseurs, elle s’adressait aux jeunes filles…

Efforts vains !… sacrifices inutiles !… Beaucoup de femmes, sans doute, ce soir-là, se donnèrent la délicate jouissance de faire payer à la jeune marquise de Sairmeuse les dédains et les épigrammes de Blanche de Courtomieu…

Enfin, le moment arriva où de tous ces hôtes si empressés à accourir, le matin, il ne resta plus qu’un vieux gentilhomme, lequel, prudemment, à cause de sa goutte, avait laissé s’écouler la foule.

Il s’inclina en passant devant la jeune marquise de Sairmeuse, et rougissant de cette insulte à une femme, il sortit comme les autres…

Mme Blanche était seule !… Elle n’avait plus besoin de se contraindre… Il n’y avait plus là de témoins pour épier ses horribles souffrances et en jouir…

D’un geste furieux, elle arracha son voile de mariée et sa couronne de fleurs d’oranger, et dans un transport de rage folle, elle les foula aux pieds…

Un valet de pied traversant la galerie, elle l’arrêta.

— Éteignez partout !… lui dit-elle comme si elle eût été chez son père, à Courtomieu et non pas à Sairmeuse.

On lui obéit, et alors, pâle et échevelée, les yeux hagards, elle courut au petit salon où avait eu lieu la scène…

Des domestiques s’empressaient autour du marquis de Courtomieu qui gisait sur une causeuse.

On avait, quand il s’était affaissé, prononcé le terrible mot d’apoplexie.

Mais le duc de Sairmeuse avait haussé les épaules.

— Tout le sang de ses veines affluerait à son cerveau, qu’il ne lui donnerait pas seulement un étourdissement, dit-il.

C’est que M. de Sairmeuse était furieux contre son ancien ami.

Même, en y réfléchissant, il ne savait trop si c’était à Martial ou au marquis de Courtomieu qu’il devait en vouloir le plus…

Martial, par ses aveux publics, venait certainement de renverser l’échafaudage de sa fortune politique.

Mais, d’un autre côté, le marquis de Courtomieu n’était-il pas cause qu’on accusait un Sairmeuse d’une trahison dont l’idée seule soulevait le cœur de dégoût ?…

Enfoncé dans un fauteuil, les traits contractés par la colère, il suivait les mouvements des domestiques, quand Mme Blanche entra.

Elle se posa devant lui, croisant les bras, et d’une voix sourde :

— Qui donc vous retenait ici, monsieur le duc, prononça-t-elle, pendant que je restais seule, exposée aux dernières humiliations… Ah !… si j’étais un homme !… Tous vos hôtes se sont enfuis, monsieur, tous !…

Brusquement M. de Sairmeuse se dressa :

— Eh bien, s’écria-t-il, qu’ils aillent au diable !…

C’est que de tous ces hôtes qui venaient de quitter ses salons, rompant ainsi violemment avec lui, il n’en était pas un seul que le duc de Sairmeuse regrettât.

Il savait bien qu’il n’avait pas un ami, lui dont l’étonnant orgueil ne reconnaissait pas un égal.

Donnant une fête pour le mariage de son fils, il y avait convié tous les gentilshommes de la contrée. Ils étaient venus… bien ! Ils s’enfuyaient… bon voyage !

Si le duc enrageait de cette désertion, c’est qu’elle lui présageait avec une terrible éloquence la disgrâce tant redoutée.

Cependant, il essaya de se mentir à lui-même.

— Ils reviendront, dit-il à Mme Blanche, nous les reverrons repentants et humbles ! Fiez-vous à moi !… Mais où donc peut être Martial ?

Les yeux de la jeune femme flamboyèrent, mais elle ne répondit pas.

— Serait-il sorti avec le fils de ce scélérat de Lacheneur ? reprit le duc.

— Je le crois…

— Il ne saurait tarder à rentrer…

— Qui sait !…

M. de Sairmeuse donna sur la cheminée un coup de poing à briser le marbre.

— Jarnibieu !… s’écria-t-il, ce serait combler la mesure…

La jeune mariée dut croire que le duc s’inquiétait et s’irritait pour elle… Mais elle se trompait. Il ne songeait qu’aux calculs de son ambition déçue.

Quoi qu’il en dit, il s’avouait, à part soi, la supériorité de son fils ; il avait confiance en son génie d’intrigue, et avant de rien résoudre, il voulait le consulter.

— C’est lui qui a fait le mal, murmurait-il, c’est à lui de le réparer !… Et, Jarnibieu ! il en est bien capable, s’il le veut !…

Et tout haut il reprit :

— Il faut retrouver Martial, il faut…

D’un geste terrible de douleur et de colère, Mme Blanche l’interrompit :

— Il faut chercher Marie-Anne, dit-elle, si vous voulez retrouver… mon mari.

Le duc avait eu une pensée pareille, il n’osa l’avouer.

— Le ressentiment vous égare, marquise, fit-il.

— Je sais ce que je sais !…

— Non !… et la preuve c’est que Martial va reparaître… S’il est sorti, il ne peut être loin… On va le chercher, je le chercherai moi-même…

Il s’éloigna en jurant entre ses dents, et alors seulement la jeune femme s’approcha de son père qui ne semblait point reprendre connaissance.

Elle lui secoua le bras, rudement, et de son accent le plus impérieux :

— Mon père !… appela-t-elle : mon père !

Cette voix, qui tant de fois l’avait fait trembler, agit sur M. de Courtomieu plus efficacement que l’eau de Cologne des domestiques. Il entr’ouvrit languissamment un œil, qu’il referma aussitôt, mais non si vite que sa fille ne s’en aperçût :

— J’ai à vous parler, insista-t-elle, relevez-vous !…

Il n’osa désobéir, et péniblement il se redressa sur la causeuse, la cravate dénouée, le visage marbré de grandes plaques rouges.

— Ah !… que je souffre !… geignait-il, que je souffre !

Sa fille l’écrasa d’un regard méprisant, et d’un ton d’ironie amère :

— Pensez-vous que je suis aux anges ?… prononça-t-elle.

— Parle donc, soupira M. de Courtomieu, parle, puisque tu le veux…

Mais la jeune femme ne pouvait se livrer ainsi.

— Retirez-vous ! dit-elle aux domestiques.

Ils se retirèrent, et après qu’elle eût poussé le verrou de la porte :

— Parlons de Martial… commença-t-elle.

À ce nom, M. de Courtomieu bondit et ses poings se crispèrent.

— Ah ! le misérable !… s’écria-t-il.

— Martial est mon mari, mon père.

— Quoi !… après ce qu’il a fait, vous osez le défendre !…

— Je ne le défends pas, mais je ne veux pas qu’on me le tue.

Qui eût, en ce moment, annoncé la mort de Martial, n’eût pas désespéré M. de Courtomieu.

— Vous l’avez entendu, mon père, poursuivit Mme Blanche, on assigne pour demain, à midi, un rendez-vous à Martial, à la lande de la Rèche… Je le connais, il a été insulté, il s’y rendra… Y rencontrera-t-il un adversaire loyal ?… Non. Il y trouvera des assassins… Vous pouvez l’empêcher d’être assassiné.

— Moi, mon Dieu !… et comment ?

— En envoyant à la Rèche des soldats qui se cacheront dans le bois, et qui, le moment venu, arrêteront les scélérats qui en veulent aux jours de Martial…

Le marquis hocha gravement la tête :

— Si je faisais cela, dit-il, Martial est capable…

— De tout !… oui, je le sais. Mais que vous importe, si je prends tout sur moi ?

Quelle était la véritable intention de « la mariée ? » M. de Courtomieu essaya vainement de la pénétrer.

— Il faut expédier des ordres à Montaignac, insista-t-elle…

Moins émue, elle eût vu l’ombre d’une pensée mauvaise voiler les yeux de son père. Il songeait que faire ce que désirait sa fille, c’était se venger de Martial et de la façon la plus cruelle, et le déshonorer, lui qui se souciait si peu de l’honneur des autres.

— Soit !… fit-il. Tu l’exiges, je vais écrire…

Sa fille lui apporta vivement de l’encre et des plumes, et tant bien que mal, car ses mains tremblaient, il minuta des instructions pour le colonel de la légion de Montaignac.

Mme Blanche descendit elle-même cette lettre à un domestique, elle lui commanda de monter à cheval, et c’est seulement quand elle l’eût vu partir au galop qu’elle gagna les appartements qui avaient été préparés pour elle, ces appartements où Martial avait réuni les plus délicates merveilles du luxe, et que devait éclairer la plus radieuse des lunes de miel.

Mais là tout était fait pour raviver le désespoir de la pauvre abandonnée, pour attirer sa haine et exaspérer ses colères…

Ses femmes voulaient la déshabiller, elle les renvoya durement et courut s’enfermer avec la tante Médie dans la chambre nuptiale où l’époux seul manquait…

Affaissée sur un fauteuil, elle se rappelait avec une sorte de rage les flatteries excessives dont elle avait été l’objet quand elle était l’élève des Dames du Sacré-Cœur.

Alors, on s’étudiait à lui persuader qu’en raison de tous ses avantages de naissance, de fortune, d’esprit et de beauté, elle devait être plus heureuse que les autres…

Et c’était à elle, que par une étrange dérive de la destinée, ce malheur arrivait, incroyable, inouï, d’être abandonnée la première nuit de ses noces…

Car elle était abandonnée, elle n’en doutait pas… Elle était sûre que son mari ne rentrerait pas, elle ne l’attendait pas…

Le duc de Sairmeuse battait les environs avec quelques domestiques ; mais elle savait bien que c’était peine perdue, qu’ils ne rencontreraient pas Martial…

Où pouvait-il être ? Près de Marie-Anne, certainement… Mme Blanche ne pouvait l’imaginer ailleurs…

Et à cette pensée atroce, qui l’obsédait, elle sentait la folie envahir son cerveau ; elle comprenait le crime ; elle rêvait la vengeance qu’on demande au fer ou au poison…

Martial, à Montaignac, avait fini par s’endormir…

Mme Blanche, quand vint le jour, changea pour des vêtements noirs sa robe blanche de mariée, et on la vit errer comme une ombre dans les jardins de Sairmeuse… Elle n’était plus, véritablement, que l’ombre d’elle-même ; cette nuit d’indicibles tortures avait pesé sur sa tête plus que toutes les années qu’elle avait vécues…

Elle passa la journée enfermée dans son appartement, refusant d’ouvrir au duc de Sairmeuse et même à son père…

Dans la soirée seulement, vers les huit heures, on eut des nouvelles…

Un domestique apportait les lettres adressées par Martial à son père et à sa femme.

Pendant plus d’une minute, Mme Blanche hésita à ouvrir celle qui lui était destinée : son sort allait être fixé, elle avait peur…

Enfin elle rompit le cachet et lut :

« Madame la marquise,

« Entre vous et moi, tout est fini, et il n’est pas de rapprochement possible…

« De ce moment, reprenez votre liberté… Je vous estime assez pour espérer que vous saurez respecter le nom de Sairmeuse que je ne puis vous enlever.

« Vous trouverez comme moi, je pense, une séparation amiable préférable au scandale d’un procès.

« Quand mes hommes d’affaires règleront vos intérets, souvenez-vous que j’ai trois cent mille livres de rentes…

« MARTIAL DE SAIRMEUSE. »

Mme Blanche chancela sous le coup terrible… c’en était fait, elle était abandonnée, et abandonnée, pensait-elle, pour une autre. Mais elle se roidit, et d’une voix stridente :

— Oh ! cette Marie-Anne ! s’écria-t-elle, cette créature ! je la tuerai !…