Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 32

(Tome 2p. 305-314).

XXXII


Seul dans son cachot, après le départ de Marie-Anne, Chanlouineau s’abandonnait au plus affreux désespoir.

Il venait de donner plus que sa vie à cette femme tant aimée.

N’avait-il pas risqué son honneur en simulant, pour obtenir une entrevue, les plus ignobles défaillances de la peur.

Tant qu’il l’avait attendue, tant qu’elle avait été là, il ne songeait qu’au succès de sa ruse… Mais maintenant il ne prévoyait que trop ce que diraient les gardiens.

— Ce Chanlouineau, raconteraient-ils sans doute, n’était après tout qu’un misérable fanfaron… Nous l’avons entendu implorer sa grâce à genoux, promettant de livrer et de faire prendre ses complices.

La pensée que sa mémoire pouvait être flétrie de ces imputations de lâcheté et de trahison, le rendait fou de douleur.

Il souhaitait la mort, qui allait, pensait-il, lui offrir un moyen de réhabilitation.

— On verra bien, disait-il avec rage ; on verra bien demain, en face du peloton d’exécution, si je pâlis et si je tremble !…

Il était dans ces dispositions, quand sa porte s’ouvrit livrant passage au marquis de Courtomieu, qui, après avoir vu lui échapper Mlle Lacheneur, venait s’informer des résultats de sa visite.

— Eh bien ! mon brave garçon, commença-t-il de son ton doucereux.

— Sortez ! cria Chanlouineau exaspéré, sortez, sinon !…

Sans attendre la fin de la phrase, le marquis s’esquiva prestement, effrayé et surtout fort surpris du changement.

— Quel redoutable et féroce scélérat ! dit-il au gardien, il serait peut-être prudent de lui mettre la camisole de force…

Ah !… il n’en était pas besoin. L’héroïque paysan venait de se laisser tomber sur la paille de son cachot, brisé par cette horrible fièvre de l’angoisse qui vieillit un homme en une nuit.

Marie-Anne saurait-elle du moins tirer parti de l’arme qu’il venait de mettre entre ses mains ?…

S’il l’espérait, c’est qu’il songeait qu’elle aurait pour conseil et pour guide un homme dont l’expérience lui inspirait une confiance absolue : l’abbé Midon.

— Martial aura peur de la lettre, se répétait-il, certainement il aura peur…

En cela, Chanlouineau se trompait absolument. Son intelligence était certes au-dessus de sa condition, mais elle n’était pas assez raffinée pour pénétrer un caractère tel que celui du jeune marquis de Sairmeuse.

Ce brouillon, écrit par lui en un moment d’abandon et d’aveuglement, fut presque sans influence sur les déterminations de Martial.

Il parut s’en effrayer prodigieusement pour en épouvanter son père, mais au fond il considérait la menace comme puérile.

Marie-Anne, sans la lettre, eût obtenu de lui la même assistance.

D’autres causes eussent décidé Martial : la difficulté et le danger de l’entreprise, les risques à courir, les préjugés à braver.

Déjà, à cette époque, il n’y avait que l’impossible capable de tenter cet esprit aventureux et blasé, et cependant avide d’émotions.

Sauver la vie du baron d’Escorval, un ennemi, presque sur les marches de l’échafaud, lui sembla beau… Assurer en le sauvant le bonheur d’une femme qu’il adorait et qui lui préférait un autre homme, lui parut digne de lui…

Quelle occasion, d’ailleurs, pour l’exercice des facultés de son sang-froid, de diplomatie et de finesse qu’il s’accordait !…

Il fallait jouer son père, c’était aisé ; il le joua.

Il fallait jouer le marquis de Courtomieu, c’était difficile ; il crut l’avoir joué.

Mais le malheureux Chanlouineau ne pouvait concevoir de telles contradictions, et il se consumait d’anxiété.

C’est avec joie qu’il eût consenti à subir la torture avant de recevoir le coup de la mort, pour pouvoir suivre toutes les démarches de Marie-Anne.

Que faisait-elle ?… Comment savoir ?…

Dix fois, pendant la soirée, sous toutes sortes de prétextes, il appela ses gardiens et s’efforça de les faire causer. Sa raison lui disait bien que ces gens n’étaient pas plus instruits que lui-même, qu’on ne les mettrait pas dans la confidence quoi qu’on résolût… n’importe !…

La retraite battit… puis l’appel du soir… puis l’extinction des feux…

Après, rien, le silence…

L’oreille au guichet de sa prison, concentrant toute son âme en un effort surhumain d’attention, Chanlouineau écoutait.

Il lui semblait que si de façon ou d’autre le baron d’Escorval recouvrait sa liberté, il en serait averti par quelque signe… Ceux qu’il sauvait lui devaient bien, pensait-il, cette marque de reconnaissance…

Un peu après deux heures, il tressaillit… Il se faisait un grand mouvement dans les corridors, on courait, on s’appelait, on agitait des trousseaux de clefs, des portes s’ouvraient et se refermaient…

Le corridor s’éclairant, il regarda, et à la lueur douteuse des lanternes, il crut voir passer, comme une ombre pâle, Lacheneur, entraîné par des soldats.

Lacheneur !… Était-ce possible !… Il voulut douter de ses sens, il se disait que ce ne pouvait être là qu’une vision de la fièvre qui brûlait son cerveau.

Un peu plus tard il entendit un cri déchirant… Mais qu’avait de surprenant un cri dans une prison où vingt et un condamnés à mort suaient l’agonie de cette effroyable nuit qui précède l’exécution…

Enfin le jour glissa livide et morne le long de la hotte de la fenêtre. Chanlouineau désespéra.

— C’est fini, murmura-t-il, la lettre a été inutile !…

Pauvre généreux garçon… Son cœur eût bondi de joie s’il eût pu jeter un coup d’œil dans la cour de la citadelle…

Il y avait plus d’une heure qu’on avait sonné le réveil, les cavaliers achevaient le pansage du matin, quand deux femmes de la campagne, de celles qui apportent au marché leur beurre et leurs œufs, se présentèrent au poste.

Elles racontaient que passant le long des rochers à pic de la tour plate, elles venaient d’apercevoir une longue corde qui pendait.

Une corde !… Un des condamnés s’était donc évadé !…

On courut à la chambre du baron d’Escorval… elle était vide.

Le baron s’était enfui, entraînant l’homme qui lui avait été donné pour gardien, le caporal Bavois, des grenadiers.

La stupeur fut grande et aussi l’indignation… mais la frayeur fut plus grande encore…

Il n’était pas un des officiers de service qui ne frémit en songeant à sa responsabilité, qui ne vît presque sa carrière brisée.

Qu’allaient dire le terrible duc de Sairmeuse, et le marquis de Courtomieu, bien autrement redouté avec ses façons froides et polies ? Il fallait les avertir cependant. Un sergent leur fut dépêché.

Bientôt ils parurent, accompagnés de Martial, enflammés, en apparence, d’une effroyable colère, tout à fait propre, en vérité, à écarter tout soupçon de connivence de leur part.

M. de Sairmeuse, surtout, semblait hors de soi.

Il jurait, injuriait, accusait, menaçait, et s’en prenait à tout le monde.

Il avait commencé par faire mettre en prison tous les factionnaires, jusqu’à plus ample informé, et il parlait de demander la destitution en masse de tous les officiers et de tous les sous-officiers.

— Quant à ce misérable Bavois, criait-il aux soldats, quant à ce lâche déserteur, il sera fusillé dès qu’on l’aura repris… et on le reprendra, comptez-y !…

On avait espéré calmer un peu M. de Sairmeuse en lui apprenant l’arrestation de Lacheneur, mais il la connaissait. Chupin avait osé l’éveiller au milieu de la nuit pour lui apprendre la grande nouvelle.

Ce lui fut seulement une occasion d’exalter les mérites du traître.

— Celui qui a découvert Lacheneur, dit-il, saura bien rattraper le sieur Escorval. Qu’on aille me chercher Chupin !…

Plus calme, M. de Courtomieu prenait ses mesures, afin de remettre, disait-il, le « grand coupable » sous la main de la justice.

Il expédiait des courriers dans toutes les directions, et faisait porter avis de l’événement dans les localités voisines.

Ses commandements étaient précis et brefs : surveiller la frontière, soumettre les voyageurs à un examen sévère, pratiquer de nombreuses visites domiciliaires, répandre à profusion le signalement du sieur Escorval.

Avant tout, il avait donné l’ordre de rechercher et d’arrêter le sieur Midon, ancien curé de Sairmeuse, et le sieur Escorval fils.

Mais parmi tous les officiers présents, il y en avait un, c’était un vieux lieutenant décoré, que le ton du duc de Sairmeuse avait profondément blessé.

Il s’avança, d’un air sombre, en disant que tout cela sans doute était bel et bien, mais que le plus pressé était de procéder à une enquête qui, en faisant connaître les moyens d’évasion, révélerait peut-être les complices.

À ce simple mot : enquête, ni le duc de Sairmeuse ni le marquis de Courtomieu n’avaient été maîtres d’un imperceptible tressaillement.

Pouvaient-ils ignorer à combien peu tient le secret des trames les mieux ourdies !

Que fallait-il, ici, pour dégager la vérité des apparences mensongères ? Une précaution négligée, un puéril détail, un mot, un geste, un rien…

Ils tremblèrent que cet officier ne fût un homme d’une perspicacité supérieure, qui avait vu clair dans leur jeu, ou qui, tout au moins, avait des présomptions qu’il était impatient de vérifier.

Non, le vieux lieutenant n’avait aucun soupçon, il avait parlé ainsi au hasard, uniquement pour exhaler son mécontentement. Même son intelligence était si peu subtile qu’il ne remarqua pas le rapide coup d’œil qu’échangèrent le marquis et le duc.

Martial, lui, le surprit, ce regard, et tout aussitôt :

— Je suis de l’avis du lieutenant, prononça-t-il avec une politesse trop étudiée pour n’être pas une raillerie. Oui, il faut ouvrir une enquête… cela est aussi ingénieusement pensé que bien dit.

Le vieil officier décoré tourna le dos en mâchonnant un juron.

— Ce joli coco se fiche de moi, pensait-il, et lui et son père et cet autre pékin mériteraient… mais il faut vivre !…

À s’avancer comme il venait de le faire, Martial sentait fort bien qu’il ne courait pas le moindre risque.

A qui revenait le soin des investigations ?… Au duc et au marquis. Ils étaient donc, en vérité, un peu naïfs de s’inquiéter. Ne resteraient-ils pas seuls juges de ce qu’il serait opportun de taire ou de révéler, et complètement maîtres de cacher ce qui serait de nature à trahir leur connivence ?…

Ils se mirent donc à l’œuvre immédiatement, avec un empressement qui eût fait évanouir les doutes, s’il y en eût eu parmi les assistants.

Mais qui donc se fût avisé de concevoir des doutes !…

Le succès de la comédie était d’autant plus certain que la fuite du baron d’Escorval paraissait menacer sérieusement les intérêts de ceux qui l’avaient favorisée.

Les détails de l’évasion, Martial pensait les connaître aussi exactement que les évadés eux-mêmes… Il était l’auteur, s’ils avaient été les acteurs du drame de la nuit.

Il s’abusait, il ne tarda pas à se l’avouer.

L’enquête, dès les premiers pas, révéla des circonstances qui lui parurent inexplicables.

Il était clair, et la disposition des lieux le démontrait, que pour recouvrer leur liberté, le baron d’Escorval et le caporal Bavois avaient eu à accomplir deux descentes successives.

Ils avaient dû, d’abord, descendre de la fenêtre de la prison jusque sur la saillie qui se trouvait au pied de la tour plate. Il leur avait ensuite fallu se laisser glisser de cette saillie jusqu’au bas des rochers à pic.

Pour réaliser cette double opération, et les prisonniers l’avaient réalisée, puisqu’ils s’étaient échappés, deux cordes leur étaient indispensables. Martial les avait apportées, on eût dû les retrouver.

Eh bien ! on n’en retrouvait qu’une, celle que les paysannes avaient aperçue, pendant de la saillie où elle était accrochée à une pince de fer.

De la fenêtre à la saillie, point de corde…

Ce fait sauta aux yeux de tout le monde.

— Voilà qui est extraordinaire ! murmura Martial devenu pensif.

— Tout à fait bizarre !… approuva M. de Courtomieu.

— Comment diable s’y sont-ils pris pour arriver de la fenêtre du cachot à cette étroite corniche ?…

— C’est ce qui ne se comprend pas…

Martial allait trouver une bien autre occasion de s’étonner.

Ayant examiné la corde restant, celle qui avait servi pour la seconde descente, il reconnut qu’elle n’était pas d’un seul morceau. On avait noué bout à bout les deux cordes qu’il avait apportées… La plus grosse évidemment ne s’était pas trouvée assez longue.

Comment cela se faisait-il ?… Le duc avait-il donc mal évalué la hauteur du rocher ?… l’abbé Midon avait-il mal pris ses mesures ?…

Il aunait cette grosse corde de l’œil, et positivement il lui semblait qu’elle avait été raccourci… elle lui avait paru avoir un bon tiers en plus, pendant qu’on la lui roulait autour du corps pour l’entrer dans la citadelle.

— Il sera survenu quelque accident imprévu, disait-il à son père et au marquis de Courtomieu ; mais lequel ?…

— Eh !… que nous importe ? répondait le marquis ; vous avez la lettre compromettante, n’est-ce pas ?…

Mais Martial était de ces esprits qui ne sauraient rester en repos tant qu’ils sont en face d’un problème à résoudre.

Il voulut, quoi que put lui dire M. de Courtomieu, aller inspecter le bas des rochers.

Juste sous la corde, se voyaient de larges taches de sang.

— Un des prisonniers est tombé, fit Martial vivement, et s’est dangereusement blessé !

— Par ma foi !… s’écria le duc de Sairmeuse, le sieur Escorval se serait brisé les os que j’en serais ravi.

Martial rougit, et regardant fixement son père :

— Je suppose, monsieur, prononça-t-il froidement, que vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites… Nous nous sommes engagés sur l’honneur de notre nom à sauver M. le baron d’Escorval, s’il s’était tué ce serait un malheur pour nous, monsieur, un très grand malheur !…

Quand son fils prenait ce ton hautain et glacé, le duc ne trouvait rien à répondre ; il s’en indignait, mais c’était plus fort que lui.

— Bast !… fit M. de Courtomieu, si ce coquin-là s’était seulement blessé, nous le saurions…

Ce fut l’opinion de Chupin qui, mandé par le duc, venait d’arriver.

Mais le vieux maraudeur, si loquace d’ordinaire et si empressé, répondit brièvement, et, chose étrange, n’offrit point ses services.

De son imperturbable assurance, de son impudence familière, de son sourire obséquieux et bas, rien ne restait.

Son œil trouble, la contraction de ses traits, son air sombre, le tressaillement qui par intervalles le secouait, tout trahissait la détresse de son âme…

Si visible était le changement, que M. de Sairmeuse le remarqua.

— Quelle mésaventure t’est arrivée, maître Chupin ? demanda-t-il.

— Il est arrivé, répondit d’une voix rauque l’ancien braconnier, que pendant que je me rendais ici, les enfants de la ville m’ont jeté de la boue et des pierres… Je courais, ils me poursuivaient en criant : Traître !… Infâme !…

Ses poings se crispaient dans le vide, comme s’il eût médité quelque vengeance, et il ajouta :

— Ils sont contents, les gens de Montaignac, ils savent l’évasion du baron et ils se réjouissent.

Hélas !… cette joie des habitants de Montaignac devait être de courte durée.

Ce jour était désigné pour l’exécution des condamnés à mort.

Jugés par un conseil de guerre, ils devaient être passés par les armes.

C’était un vendredi.

À midi, les portes furent fermées et les troupes prirent les armes.

L’impression fut profonde, terrible, quand les funèbres roulements des tambours annoncèrent les préparatifs de l’épouvantable holocauste.

La consternation et une sorte d’épouvante se répandirent dans la ville ; un silence de mort se fit, qui de proche en proche gagna tous les quartiers ; les rues devinrent désertes et bientôt on put voir chaque habitant fermer ses fenêtres et ses portes…

Enfin, comme trois heures sonnaient, les portes de la citadelle s’ouvrirent et donnèrent passage à quatorze condamnés, qui s’avancèrent lentement, accompagnés chacun d’un prêtre…

Quatorze !… Pris de remords et d’effroi au dernier moment, M. de Courtomieu et le duc de Sairmeuse avaient suspendu l’exécution de six condamnés, et en ce moment même, un courrier emportait vers Paris six demandes de grâce, signées par la commission militaire.

Chanlouineau n’était pas au nombre de ceux pour qui on sollicitait la clémence royale…

Tiré de son cachot, sans avoir appris si oui ou non sa lettre avait été inutile, il comptait avec une poignante anxiété les condamnés…

Il y eut un moment où ses regards eurent une telle expression d’angoisse, que le prêtre qui l’accompagnait se pencha vers lui en murmurant :

— Qui cherchez-vous des yeux, mon fils ?…

— Le baron d’Escorval.

— Il s’est évadé cette nuit.

— Ah !… je mourrai donc content !… s’écria l’héroïque paysan.

Il mourut sans pâlir, comme il se l’était promis, calme et fier, le nom de Marie-Anne sur les lèvres…