Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 30

(Tome 2p. 268-285).

XXX


Arrêté des premiers au moment de la panique des conjurés devant Montaignac, le baron d’Escorval n’avait pas eu une seconde d’illusions…

— Je suis un homme perdu !… pensa-t-il.

Et envisageant d’une âme sereine la mort toute proche, il ne songea plus qu’aux périls qui menaçaient son fils.

Son attitude devant ses juges fut le résultat de cette préoccupation.

Il ne respira vraiment qu’après avoir vu Maurice traîné hors de la salle par l’abbé Midon et les officiers à demi-solde… Il avait compris que son fils voulait se livrer…

C’est donc le front haut, le maintien assuré, le regard droit et clair que le baron écouta la sentence fatale. D’avance son sacrifice était fait.

Mais bien lui en prit d’avoir déjà confié à son courageux défenseur l’expression de ses volontés dernières… Les soldats chargés de reconduire les condamnés à leur prison envahirent la salle.

La sortie devait prendre du temps… Tous ces pauvres paysans qui venaient d’être frappés en étaient encore à comprendre les événements dont la vertigineuse rapidité les conduisait à l’échafaud.

Et stupides d’étonnement plus que d’effroi, ils se pressaient à la porte trop étroite de la chapelle, comme des bœufs ahuris qui se serrent les uns contre les autres à la porte de l’abattoir.

Si grande fut la confusion, que M. d’Escorval se trouva refoulé près de Chanlouineau, qui commença la comédie de sa défaillance.

— Du courage donc !… lui dit-il, indigné de cet accès de lâcheté.

— Ah !… c’est facile à dire !… geignit le robuste gars.

Et personne ne l’observant, il se pencha vers le baron, et tout bas, d’une voix brève :

— C’est pour vous que je travaille, fit-il, rassemblez vos forces pour cette nuit.

Le regard flamboyant de Chanlouineau surprit M. d’Escorval, mais il attribua ses paroles au délire de la peur.

Ramené à sa chambre, il se jeta sur sa maigre couchette, et il eut cette vision terrible et sublime de la dernière heure qui est l’espérance ou le désespoir de qui va mourir…

Il savait quelles lois terribles régissent les tribunaux d’exception… Le lendemain, dans quelques heures, au point du jour, peut-être, on viendrait, on le tirerait de sa prison, on le conduirait devant un peloton de soldats, un officier lèverait son épée… et tout serait fini, il tomberait sous les balles…

Alors, que deviendraient sa femme et son fils ?…

Ah ! son cœur se brisait en songeant à ces êtres chers et adorés !… Il était seul, il pleura…

Mais, soudain, il se dressa, épouvanté de son attendrissement… Si son âme allait s’amollir à ces désolantes pensées !… s’il allait être trahi par son énergie !… Manquerait-il de courage, tout à coup !… Le verrait-on donc, lui, pâlir et défaillir devant le peloton d’exécution !…

Il voulut secouer cette torpeur douloureuse qui l’envahissait, et il se mit à marcher dans sa prison, s’efforçant d’occuper son esprit aux choses extérieures…

La chambre qu’on lui avait donnée était très-vaste, carrelée et extrêmement haute d’étage. Jadis elle communiquait avec la pièce voisine, mais la porte de communication avait été murée depuis longtemps, même le ciment qui reliait entre elles les pierres larges et peu épaisses était tombé, et il en résultait des jours par où on pouvait, avec un peu d’application, voir d’une pièce dans l’autre.

Machinalement, M. d’Escorval colla son œil à un de ces interstices… Peut-être avait-il pour voisin quelque condamné ?… Il ne vit personne. Il appela, tout bas d’abord, puis plus haut… aucune voix ne répondit à la sienne.

— Si j’abattais cette mince cloison ?… pensa-t-il.

Il tressaillit, puis haussa les épaules. Et après ?… Cette cloison renversée, il se trouverait dans une chambre pareille à la sienne, ouvrant comme la sienne sur un corridor plein de factionnaires dont il entendait le pas monotone.

Cependant, c’était une pensée d’évasion qui lui était venue. Quelle folie !… Il devait bien savoir que toutes les précautions étaient prises.

Oui, il le savait, et pourtant il ne put s’empêcher d’aller examiner la fenêtre… Deux rangs de barres de fer la défendaient. Elles étaient scellées de telle sorte qu’il était impossible d’avancer la tête et de se rendre compte de la hauteur à laquelle on se trouvait du sol.

Cette hauteur devait être considérable, à en juger par l’étendue de la vue.

Le soleil se couchait, et dans les brumes violettes du lointain, le baron découvrait une ligne onduleuse de collines dont le point culminant ne pouvait être que la lande de la Rèche… Les grandes masses sombres qu’il apercevait sur la droite étaient probablement les hautes futaies de Sairmeuse… Enfin, sur la gauche, dans le pli de coteau, il devinait la vallée de l’Oiselle et Escorval…

Son âme s’envolait vers cette retraite riante, où il avait été si heureux, où il avait été aimé, où il espérait mourir de la mort calme et sereine du juste…

Et au souvenir des félicités passées, en songeant aux rêves évanouis, ses yeux, encore une fois, s’emplissaient de larmes…

Mais il les sécha vite, ces larmes, on ouvrait la porte de sa prison.

Deux soldats parurent.

L’un d’eux avait à la main un flambeau allumé, l’autre tenait un de ces longs paniers à compartiments qui servent à porter le repas des officiers de garde.

Ces hommes étaient visiblement très-émus, et cependant, obéissant à un sentiment de délicatesse instinctive, ils affectaient une sorte de gaieté.

— C’est votre dîner, monsieur, que nous vous apportons, dit l’un d’eux, il doit être très-bon, car il vient de la cuisine du commandant de la citadelle.

M. d’Escorval sourit tristement… Certaines attentions des geôliers ont une signification sinistre.

Cependant, lorsqu’il s’assit devant la petite table qu’on venait de lui préparer, il se trouva qu’il avait réellement faim.

Il mangea de bon appétit, et causa presque gaiement avec les soldats.

— Il faut toujours espérer, monsieur, lui disaient ces braves garçons… Qui sait !… On en a vu revenir de plus loin.

Ayant fini, le baron demanda qu’on lui laissât la lumière et qu’on lui apportât du papier, de l’encre et des plumes… Il fut fait selon ses désirs.

Il se trouvait seul de nouveau, mais la conversation des soldats lui avait été utile… La défaillance de son esprit était passée, le sang-froid lui était revenu, il pouvait réfléchir.

Alors il s’étonna d’être sans nouvelles de Mme d’Escorval et de Maurice.

Leur aurait-on donc refusé l’accès de sa prison ?… Non, il ne pouvait le croire, il ne pouvait imaginer qu’il existât des hommes assez cruels pour empêcher un malheureux de presser contre son cœur, dans une suprême étreinte, avant de mourir, sa femme et son fils…

C’était donc que ni la baronne ni Maurice n’avaient essayé d’arriver jusqu’à lui. Comment cela se faisait-il ?… Certainement, il était survenu quelque chose !… Quoi ?

Son imagination lui représentait les pires malheurs… Il voyait sa femme agonisante, morte peut-être… Il voyait Maurice fou de douleur à genoux devant le lit de sa mère…

Mais ils pouvaient encore venir… Il consulta sa montre, elle marquait sept heures…

Mais il attendit vainement… Les tambours battirent la retraite, puis une demi-heure plus tard l’appel du soir… rien… personne !…

— Ah !… mourir ainsi, pensait cet homme si malheureux, c’est mourir deux fois !…

Il se disposait pourtant à écrire, quand des pas retentirent dans le corridor, nombreux, bruyants… Des éperons sonnaient sur les dalles, on entendait le bruit sec du fusil des factionnaires présentant les armes…

Tout palpitant, le baron se dressa en disant :

— C’est eux !…

Il se trompait, les pas s’éloignèrent…

— Une ronde !… murmura-t-il.

Mais au même moment, deux objets lancés par le judas de la porte roulèrent au milieu de la chambre…

M. d’Escorval se précipita…

On venait de lui jeter deux limes.

Son premier sentiment fut tout de défiance. Il savait qu’il est des geôliers qui mettent leur amour-propre à déshonorer leurs prisonniers avant de les livrer à l’exécuteur !…

Qui lui assurait qu’on n’espérait pas l’embarquer dans quelque aventure au bout de laquelle ne serait pas le salut, mais où il laisserait, sinon l’honneur, au moins la renommée de l’honneur.

Était-elle amie ou ennemie, la main qui lui faisait parvenir ces instruments de délivrance et de liberté ?

Les paroles de Chanlouineau et les regards dont elles étaient accompagnées se représentaient bien à sa mémoire, mais il n’en était que plus perplexe.

Il restait donc debout, le front plissé par l’effort de sa pensée, tournant et retournant ces limes fines et bien trempées, lorsqu’il aperçut à terre, plié menu, un papier qu’il n’avait pas remarqué tout d’abord.

Il le ramassa vivement, le déplia et lut :

« Vos amis veillent… Tout est prêt pour votre évasion… Hâtez-vous de scier les barreaux de votre fenêtre… Maurice et sa mère vous embrassent… Espoir, courage ! »

Au-dessous de ces quelques lignes, pas de signature, un M.

Mais le baron n’avait pas besoin de cette initiale pour être rassuré. Il avait reconnu l’écriture de l’abbé Midon.

— Ah ! celui-là est un véritable ami, murmura-t-il.

Puis, le souvenir des déchirements de son âme lui revenant :

— Voilà donc, pensa-t-il, pourquoi ni ma femme ni mon fils ne venaient veiller ma dernière veille !… Et je doutais de leur énergie, et je me plaignais de leur abandon !…

Une joie immense le pénétrait, il porta à ses lèvres cette lettre qui lui annonçait la vie, la liberté, et résolument il se dit :

— À l’œuvre !… à l’œuvre !…

Il avait choisi la plus fine des deux limes et il allait attaquer les énormes barreaux quand il lui sembla qu’on ouvrait la porte de la chambre voisine.

On l’ouvrait, positivement… On la referma, mais non à la clef… Puis on marcha avec une certaine précaution. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Était-ce quelque nouvel accusé qu’on emprisonnait, ou mettait-on là un espion ?

Prêtant l’oreille, le baron entendait un bruit absolument inconnu et dont il lui était absolument impossible d’expliquer la cause.

Inquiet, il s’avança à pas muets jusqu’à l’ancienne porte de communication, s’agenouilla et appliqua son œil à l’un des interstices de la légère maçonnerie…

Ce qu’il vit, dans l’autre chambre, faillit lui arracher un cri de stupeur.

Dans un des angles, un homme était debout, éclairé par une grosse lanterne d’écurie placée à ses pieds.

Il tournait sur lui-même, très-vite, et par ce mouvement dévidait une longue corde roulée autour de son corps comme du fil sur une bobine…

M. d’Escorval se tâtait, pour s’assurer qu’il était bien éveillé, qu’il n’était pas le jouet d’un de ces rêves décevants, si cruels au réveil, qui bercent les prisonniers de promesses de liberté.

Évidemment cette corde lui était destinée. C’était elle qu’il attacherait à un des tronçons de ses barreaux brisés…

Mais comment cet homme se trouvait-il là, seul ?…

De quelle autorité jouissait-il donc dans la citadelle qu’il avait pu, en dépit de la consigne des sentinelles et des rondes, s’introduire dans cette pièce ?… Il n’était pas soldat, ou du moins il ne portait pas l’uniforme…

Malheureusement, la fente de la cloison était disposée de telle façon que le rayon visuel n’arrivait pas à hauteur d’homme, et quelques efforts que fit le baron, il lui était impossible d’apercevoir le visage de cet ami — il le jugeait tel — dont la bravoure touchait à la folie.

Cet homme, cependant, continuait son mouvement giratoire, et la corde, sur le carreau, près de lui, s’amoncelait en cercle… Il prenait, pour ne la point emmêler les plus grandes précautions.

Incapable de résister à la curiosité qui le peignait, M. d’Escorval était sur le point de frapper à la cloison pour interroger, quand la porte de la chambre où était celui qu’il appelait déjà son sauveur, s’ouvrit avec fracas…

Un homme y pénétra, dont la figure était également hors du champ de l’œil, et qui s’écria avec l’accent de la stupeur :

— Malheureux !… que faites-vous !…

Le baron, foudroyé, faillit tomber en arrière, à la renverse.

— Tout est découvert !… pensait-il.

Point. Celui que M. d’Escorval nommait déjà son ami, n’interrompit seulement pas son opération de dévidage, et c’est de la voix la plus tranquille qu’il répondit :

— Comme vous le voyez, je me débarrasse de tout ce chanvre, qui me gênait extraordinairement. Il y en a bien soixante livres, n’est-ce pas ?… Et quel volume ! Je tremblais qu’on ne le devinât sous mon manteau.

— Et pourquoi ces cordes ?… interrogea le survenant.

— Je vais les faire passer à M. le baron d’Escorval, à qui j’ai déjà jeté une lime. Il faut qu’il s’évade cette nuit…

Si invraisemblable était cette scène, que le baron n’en voulait pas croire ses oreilles.

« — Il est clair que tout en me croyant fort éveillé, je rêve, » se disait-il.

Cependant le nouveau venu avait à demi étouffé un terrible juron, et d’un ton presque menaçant, il poursuivait :

— C’est ce qu’il faudra voir !… Si vous devenez fou, j’ai toute ma raison, Dieu merci !… Je ne permettrai pas…

— Pardon !… interrompit froidement l’homme à la corde, vous permettrez… Ceci est le résultat de votre… crédulité. C’est quand Chanlouineau vous demandait à recevoir la visite de Marie-Anne, qu’il fallait dire : « Je ne permets pas ! » Savez-vous ce qu’il voulait, ce garçon ? Simplement remettre à Mlle Lacheneur une lettre de moi, si compromettante que si jamais elle arrivait entre les mains de tel personnage que je sais, mon père et moi n’aurions plus qu’à retourner à Londres. Alors, adieu les projets d’union entre nos deux familles…

Le dernier venu eut un gros soupir accompagné d’une exclamation chagrine, mais déjà l’autre poursuivait :

— Vous-même, marquis, seriez sans doute compromis… N’avez-vous pas été quelque peu chambellan de Bonaparte, du vivant de votre seconde ou de votre troisième femme ? Ah ! marquis, comment un homme du votre expérience, pénétrant et subtil, a-t-il pu se laisser prendre aux simagrées d’un grossier paysan !…

Maintenant, M. d’Escorval comprenait…

Il ne dormait pas ; c’était le marquis de Courtomieu et Martial de Sairmeuse qui causaient de l’autre côté du mur…

Même, ce pauvre M. de Courtomieu avait été si prestement et si habilement écrasé par Martial, qu’il ne discutait plus.

— Et cette terrible lettre ?… soupira-t-il.

— Marie-Anne l’a remise à l’abbé Midon, qui est venu me trouver en disant : « Ou le duc s’évadera, ou cette lettre sera portée à M. le duc de Richelieu. » J’ai opté pour l’évasion. L’abbé s’est procuré tout ce qui était nécessaire, il m’a donné rendez-vous dans un endroit écarté sur le rempart, il m’a entortillé toute cette corde autour du corps, et me voici…

— Ainsi, vous pensez que si le baron s’échappe on vous rendra la lettre ?…

— Parbleu !…

— Pauvre jeune homme !… détrompez-vous. Le baron sauvé, on vous demandera la vie d’un autre condamné avec les mêmes menaces…

— Point !

— Vous verrez !

— Je ne verrai rien, par une raison fort simple, c’est que j’ai cette lettre dans ma poche… L’abbé Midon me l’a restituée en échange de ma parole d’honneur…

Le cri de M. de Courtomieu prouva qu’il tenait le curé de Sairmeuse pour un peu plus simple qu’il ne convient.

— Quoi !… fit-il, vous tenez la preuve et… Mais c’est de la démence ! Brûlez à la flamme de cette lanterne ce papier maudit, laissez le baron où il est et allez dormir un bon somme.

Le silence de Martial trahit une sorte de stupeur.

— Feriez-vous donc cela, vous, monsieur le marquis ? demanda-t-il.

— Certes !… et sans hésiter…

— Eh bien ! je ne vous en fais pas mon compliment.

L’impertinence était si forte, que M. de Courtomieu eut comme une velléité de colère et presque l’envie de se fâcher.

Mais ce n’était pas un homme de premier mouvement, cet ancien chambellan de l’empereur, devenu grand prévôt de la Restauration.

Il réfléchit… Devait-il, pour un mot piquant, se brouiller avec Martial, avec ce prétendant inespéré qu’avait agréé sa fille… Une rupture… plus de gendre ! Le ciel lui en enverrait-il un autre ? Et quelle ne serait pas la fureur de Mlle Blanche.

Il avala donc l’amère pilule, et c’est avec l’accent d’une indulgence toute paternelle qu’il dit :

— Vous êtes jeune, mon cher Martial…

Toujours agenouillé contre la porte murée, retenant son haleine, l’œil et l’oreille au guet, toutes les forces de son esprit tendues jusqu’à la souffrance, le baron d’Escorval respira…

— Vous n’avez que vingt ans, mon cher Martial, poursuivait M. de Courtomieu d’un ton paterne, vous avez l’ardente générosité de votre âge… Achevez donc votre entreprise, je n’y mettrai pas obstacle, seulement songez que tout peut être découvert, et alors…

— Rassurez-vous, monsieur, interrompit le jeune homme, toutes mes mesures sont bien prises… Avez-vous rencontré un soldat le long des corridors ? Non. C’est que mon père, sur ma prière, a réuni tous les hommes de garde, même les factionnaires, sous prétexte de prescrire des précautions exceptionnelles… Il leur parle en ce moment. Voilà comment j’ai pu monter ici sans être aperçu… Nul ne me verra quand je sortirai… Qui donc après l’évasion oserait me soupçonner !…

— Si le baron s’évade, la justice se demandera qui l’a aidé…

Martial riait.

— Si la justice cherche, répondit-il, elle trouvera un coupable de ma façon… Allez, j’ai tout prévu… Je n’avais qu’une personne à craindre : vous. Un homme sûr vous a prié de ma part de me rejoindre ici, vous êtes venu, vous avez vu, vous me promettez de rester neutre… je suis tranquille. Le baron sera en Piémont, respirant l’air à pleins poumons, quand le soleil se lèvera.

Il avait fini d’arranger les cordes, il prit la lanterne et continua d’un ton léger :

— Mais sortons… mon père ne peut éternellement haranguer les soldats.

— Cependant, insista M. de Courtomieu, vous ne m’avez pas dit…

— Je vous dirai tout, mais ailleurs… venez, venez…

Ils sortirent, la serrure et les verroux grincèrent, et alors le baron se redressa.

Toutes sortes d’idées contradictoires, de suppositions bizarres, de doutes et de conjectures se pressaient dans son esprit.

Que contenait donc cette lettre ?… Comment Chanlouineau ne s’en était-il pas servi pour son propre salut ?… Qui jamais eût cru Martial si fidèle à une parole arrachée par des menaces ?… Il s’inquiétait surtout de la façon dont lui parviendraient les cordes.

Mais c’était le moment d’agir, non de réfléchir… les barreaux étaient énormes et il y en avait deux rangées…

M. d’Escorval se mit à la besogne.

Il avait jugé sa tâche difficile !… Elle l’était mille fois plus qu’il ne l’avait soupçonné, il le reconnut tout d’abord.

C’était la première fois qu’il se servait d’une lime, et il ne savait comment la manœuvrer. Elle mordait, il est vrai, elle entamait le fer, mais avec une lenteur désespérante, et bien plus en surface qu’en profondeur.

Et ce n’était pas tout… Quelques précautions que prit le baron, chaque coup de lime rendait un son aigre, strident, qui glaçait son sang dans ses veines… Si on allait entendre ce bruit !… il lui paraissait impossible qu’on ne l’entendit pas, tant il lui semblait formidable !…

Il distinguait bien, par moments, le pas des factionnaires qui avaient repris leur poste dans le corridor…

Si faible, après vingt minutes, était le résultat, que le baron se sentit envahi par un affreux découragement.

Aurait-il seulement scié le premier rang de barreaux quand paraîtrait le jour ? De toute évidence, non. Dès lors, à quoi bon s’épuiser à un travail inutile… Pourquoi ternir la dignité de sa mort par le ridicule d’une évasion manquée ?…

Il hésitait, quand des pas nombreux s’arrêtèrent devant sa prison. Il courut s’asseoir devant sa table.

La porte s’ouvrit et un soldat entra, auquel un officier resté sur le seuil dit :

— Vous savez la consigne, caporal… défense de fermer l’œil… Si le prisonnier a besoin de quelque chose, appelez !…

Le cœur de M. d’Escorval battait à rompre sa poitrine… Qui arrivait là ?…

Les conseils de M. de Courtomieu l’avaient-ils donc emporté… Martial, au contraire, lui envoyait un aide !…

— Il s’agit de ne pas moisir ici ! prononça le caporal, dès que la porte fut refermée.

M. d’Escorval bondit sur sa chaise. Cet homme, c’était un ami, c’était un secours, c’était la vie !…

— Je suis Bavois, poursuivit-il, caporal des grenadiers… On m’a dit comme cela : « Il y a un ami de « l’autre » qui est dans une fichue situation, veux-tu lui donner un coup de main ?… » J’ai répondu : « présent » et me voilà !…

Celui-là, à coup sûr, était un brave, le baron lui serra la main, et d’une voix émue :

— Merci, lui dit-il, merci à vous qui sans me connaître vous exposez, pour me sauver, au plus terrible danger…

Bavois haussa dédaigneusement les épaules.

— Positivement, fit-il, ma vieille peau ne vaut pas en ce moment plus cher que la vôtre… Si nous ne réussissons pas, on nous lavera la tête avec le même plomb… Mais nous réussirons… Là-dessus, assez causé !…

Ayant dit, il tira de dessous sa longue capote une forte pince de fer et un litre d’eau-de-vie qu’il déposa sur le lit.

Il prit ensuite la bougie ; et à cinq ou six reprises il la fit passer rapidement devant la fenêtre.

— Que faites-vous ?… demanda le baron surpris.

— Je préviens vos amis que tout va bien. Ils sont là-bas, à nous attendre, et tenez, voici qu’ils répondent…

Le baron regarda, et en effet, par trois fois il vit briller une petite flamme très-vive, comme celle que produit une pincée de poudre.

— Maintenant, reprit le caporal, nous sommes des bons !… reste à savoir où en sont les barreaux…

— Je n’ai guère avancé la besogne, murmura M. d’Escorval…

Le caporal s’approcha :

— Vous pouvez même dire que vous ne l’avez pas avancée du tout, fit-il, mais rassurez-vous… j’ai été armurier, et je sais manier une lime…

Le baron eût souhaité quelques éclaircissements ; un laconique : « Silence dans le rang ! » fut tout ce qu’il obtint de son compagnon.

Expansif en face d’une bouteille, l’honnête Bavois devenait dans les grandes occasions « fort ménager de sa salive » — c’était son expression.

S’il se taisait, c’est qu’il étudiait la situation, le fort et le faible de l’entreprise, en homme qui sait que tout dépend de son sang-froid.

— Il s’agit de n’être ni vu ni entendu des camarades, grommelait-il en tourmentant sa moustache grise.

C’était plus aisé à concevoir qu’à réaliser.

Et cependant, après un moment de réflexion, il ajouta :

— Cela se peut.

C’est qu’il avait plus d’un expédient dans son sac, le caporal.

Ayant retiré le bouchon du litre d’eau-de-vie qu’il avait apporté, il le fixa à l’extrémité d’une des limes et il enveloppa ensuite d’un linge mouillé le manche de l’outil.

— C’est ce qu’on appelle mettre une sourdine à son instrument !… fit-il.

Déjà il avait reconnu les barreaux ; il se mit à les attaquer énergiquement.

Alors, on put reconnaître qu’il n’avait exagéré ni son savoir-faire ni l’efficacité de ses précautions pour assourdir l’opération.

Le fer, sous sa main habile et prompte, s’émiettait et s’entaillait à miracle, et la limaille pleuvait sur l’appui de la fenêtre.

Et nul bruit, aucun de ces aigres grincements qui avaient tant épouvanté le baron. À peine eût-on dit le frottement de deux morceaux de bois dur l’un contre l’autre…

N’ayant rien à redouter des plus habiles oreilles, Bavois avait songé à se mettre à l’abri des regards…

La porte de la chambre était percée d’un guichet et à tout moment quelque factionnaire pouvait y mettre l’œil.

Intercepter ce judas en accrochant au-dessus un vêtement eût éveillé des soupçons… le caporal avait trouvé mieux.

Déplaçant la petite table de la prison, il y avait posé la lumière de telle sorte que la fenêtre restait totalement dans l’ombre.

De plus, il avait commandé au baron de s’asseoir, et lui remettant un journal, il lui avait dit :

— Lisez, monsieur, à haute voix, sans interruption, lisez jusqu’à ce que vous me voyez cesser ma besogne…

Comme cela, on pouvait défier les factionnaires du corridor… Ils n’avaient qu’a venir !… Quelques-uns vinrent, qui ensuite dirent à leurs camarades :

— Nous avons vu le condamné à mort… il est très-pâle et ses yeux brillent terriblement… Il lit tout haut pour se distraire… Le caporal Bavois est accoudé à la fenêtre, il ne doit pas s’amuser…

La voix du baron avait encore cet avantage de masquer un grincement suspect, s’il y en eût eu un…

Et pendant que travaillait Bavois, M. d’Escorval lisait, lisait…

Déjà il avait lu entièrement le journal et il venait de le recommencer, quand le vieux soldat, quittant la fenêtre, lui fit signe de se reposer.

— La moitié de la besogne est faite !… prononça-t-il tout bas. Les barres de la première rangée sont coupées…

— Ah !… comment reconnaîtrai-je jamais tant de dévouement !… murmura le baron.

— Là-dessus, motus !… interrompit Bavois d’un ton fâché. Quand j’aurai filé avec vous, je serai condamné à mort et je ne saurai où aller, car le régiment, voyez-vous, c’est tout ce que j’ai de famille… Eh bien !… vous me donnerez chez vous place au feu et à la chandelle, et je serai très-content !…

Il dit, avala une large lampée d’eau-de-vie, et se remit à l’œuvre avec une ardeur nouvelle…

Déjà le caporal avait fortement entamé un des barreaux de la seconde rangée quand il fut interrompu par M. d’Escorval qui, sans discontinuer sa lecture à haute voix, s’était approché de lui et le tirait par un pan de sa longue capote.

Vivement il se retourna.

— Qu’y a-t-il ?…

— J’ai entendu un bruit singulier.

— Où ?

— Dans la pièce à côté ; où sont les cordes.

Le digne Bavois n’étouffa qu’à demi un terrible juron.

— Nom d’un tonnerre !… fit-il, voudrait-on nous tricher ! Je joue ma peau, on m’a promis de jouer franc jeu !…

Il appuya son oreille contre une fente de la cloison, et longuement il écouta… Rien, pas un mouvement.

— C’est quelque rat que vous avez entendu, dit-il au baron. Reprenez le journal…

Et lui-même reprit la lime…

Ce fut d’ailleurs la seule alerte. Un peu avant quatre heures, tout était prêt pour l’évasion : les barreaux étaient sciés et les cordes apportées par un trou pratiqué à la cloison étaient roulées au bas de la fenêtre.

L’instant décisif venu, Bavois avait placé la couverture du lit devant le guichet de la porte et « encloué la serrure. »

— Maintenant, dit-il au baron, du même ton qu’il prenait pour réciter la théorie à ses recrues, à l’ordre, monsieur, et attention au commandement.

Et aussitôt, avec une parfaite liberté d’esprit, en décomposant bien, comme il le disait, les temps et les mouvements, il expliqua comment l’évasion présentait deux opérations distinctes, consistant à gagner d’abord l’étroit entablement situé au bas de la tour plate, pour descendre de là jusqu’au pied du rocher à pic.

L’abbé Midon, qui avait fort bien prévu cette circonstance, avait remis à Martial deux cordes, dont l’une, celle qui devait servir pour le rocher, était bien plus longue que l’autre.

— Je vous attacherai donc sous les bras, monsieur, poursuivait Bavois, avec la plus courte des cordes, et je vous descendrai jusqu’à l’entablement… Quand vous y serez, je vous ferai passer la grosse corde et la pince… Et ne lâchez rien !… Si nous nous trouvions démunis sur ce bout de rocher, il faudrait nous rendre ou nous précipiter… Je ne serai pas long à vous aller rejoindre… Êtes-vous prêt ?

M. d’Escorval leva les bras, la corde fut attachée et il se laissa glisser entre les barreaux…

D’où il était, la hauteur paraissait immense…

En bas, dans les terrains vagues qui entourent la citadelle, huit personnes qui avaient recueilli le signal de Bavois, attendaient, silencieuses, émues, toutes palpitantes…

C’était Mme d’Escorval et Maurice, Marie-Anne, l’abbé Midon et quatre officiers à demi-solde…

La nuit, bien que sans lune, était fort claire, et d’où ils étaient ils pouvaient voir quelque chose…

Donc, lorsque quatre heures sonnèrent, ils aperçurent fort bien une forme noire qui glissait lentement le long de la tour plate… C’était le baron. Peu après, une autre forme suivit très-rapidement : c’était Bavois…

La moitié du périlleux trajet était accomplie…

D’en bas, on voyait confusément deux ombres se mouvoir sur l’étroite plate-forme… Le caporal et le baron réunissaient leurs forces pour ficher solidement la pince dans une fente du rocher…

Mais au bout d’un moment, une des ombres émergea du saillant, et tout doucement, le long du rocher, glissa…

Ce ne pouvait être que M. d’Escorval… Transportée de bonheur, sa femme s’avançait les bras ouverts pour le recevoir…

Malheureuse !… Un cri effroyable déchira la nuit…

M. d’Escorval tombait d’une hauteur de cinquante pieds… il était précipité… il s’écrasait au bas de la citadelle… La corde s’était rompue…

S’était-elle naturellement rompue ?…

Maurice qui en avait examiné le bout, s’écriait avec d’horribles imprécations de vengeance et de haine, qu’ils étaient trahis, qu’on s’était arrangé pour ne leur livrer qu’un cadavre… Que la corde enfin, avait été coupée.