Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 22

(Tome 2p. 167-177).

XXII


Huit heures sonnaient au clocher de Sairmeuse quand M. Lacheneur et les siens quittèrent la lande de la Rèche.

Une heure plus tard, au château de Courtomieu, Mlle Blanche finissait de dîner et demandait sa voiture pour aller rejoindre son père à Montaignac.

L’étroitesse du logis mis à sa disposition avait forcé le marquis à le séparer de sa fille. Ils ne se voyaient que le dimanche, soit que Mlle Blanche se rendît à la ville, soit que le marquis vînt au château.

Ainsi, ce voyage qu’entreprenait la jeune fille sortait des habitudes établies ; des circonstances graves l’expliquaient.

Il y avait six jours que Martial n’avait paru à Courtomieu, et Mlle Blanche était à moitié folle de douleur et de colère.

Ce qu’eut à endurer tante Médie pendant ce temps, ne peut être compris que de ceux qui ont observé dans certaines familles riches de ces pauvres parentes, réduites à tout attendre de la pitié, le vêtement, le pain, le sou même destiné à payer la chaise à l’église.

Durant les trois premiers jours, Mlle Blanche avait pu rester maîtresse de soi ; le quatrième elle n’y tint plus, et malgré l’inconvenance de sa démarche, elle osa envoyer prendre des nouvelles de Martial. Était-il malade, absent ?…

On répondit à son messager que M. le marquis se portait comme un charme, mais que chassant de l’aurore au crépuscule, il se couchait tous les soirs aussitôt souper.

Quelle horrible injure !… Mais du moins elle était persuadée que Martial, prévenu de sa démarche, se hâterait le lendemain d’accourir s’excuser. Illusion vaine de l’orgueil ! Il ne parut pas, il ne daigna pas donner signe de vie.

— Ah ! sans doute il est près de l’autre, disait-elle à tante Médie, il est aux genoux de cette misérable Marie-Anne… sa maîtresse.

Elle disait ainsi, ayant fini par croire — cela arrive — aux calomnies qu’elle même avait inventées.

En cette extrémité, elle se décida à se confier à son père, et elle lui écrivit pour lui annoncer son arrivée.

Laisser voir le déchirement de son âme, l’excès de son amour et de sa jalousie lui paraissait une atroce humiliation, mais ses souffrances étaient intolérables.

Elle voulait que son père contraignît Lacheneur à quitter le pays. Ce devait être un jeu pour lui, revêtu d’une autorité presque discrétionnaire, à une époque où une « attitude tiède » pouvait être un prétexte de proscription.

Le calme qui résulte du parti pris lui était revenu quand elle quitta Courtomieu, et ses espérances débordaient en phrases passionnées que la parente pauvre subissait avec son habituelle résignation.

— Enfin !… disait-elle, je serai donc débarrassée de cette coureuse, de cette effrontée !… Nous verrons bien s’il a l’audace de la suivre !… La suivrait-il ?… Oh ! non, il n’oserait !…

Quand la voiture traversa le village de Sairmeuse, Mlle Blanche y remarqua une animation inaccoutumée.

Il y avait encore de la lumière dans toutes les maisons, les cabarets paraissaient pleins de buveurs, on apercevait des groupes animés sur la place, enfin sur le pas des portes, des commères causaient.

Mais qu’importait à Mlle de Courtomieu ! C’est seulement à une lieue de Sairmeuse qu’elle fut tirée de ses préoccupations.

— Écoute, tante Médie ! dit-elle tout à coup. Entends-tu ?…

La parente pauvre prêta l’oreille.

On entendait de lointaines clameurs qui, à chaque tour de roue, devenaient plus distinctes.

— Sachons ce que c’est, fit Mlle Blanche.

Et abaissant une des glaces de la voiture, elle interrogea le cocher.

— Il me semble, répondit cet homme, que je vois, tout au haut de la côte, une grosse troupe de paysans… ils ont des torches…

— Doux Jésus !… interrompit tante Médie épouvantée.

— Ce doit être quelque noce, ajouta le cocher en fouettant ses chevaux.

Ce n’était pas une noce, mais bien la troupe de Lacheneur grossie du contingent de quatre ou cinq communes. La petite colonne s’élevait à 500 hommes environ…

Depuis deux heures déjà, Lacheneur eût dû être à la Croix-d’Arcy.

Mais il lui était arrivé ce qui toujours arrive aux chefs populaires. Le branle donné, il n’avait plus été le maître.

Le baron d’Escorval lui avait fait perdre vingt minutes, il en avait perdu quatre fois autant à Sairmeuse.

Là, deux communes avaient opéré leur jonction, et les paysans s’étaient aussitôt répandus dans les cabarets du village pour boire au succès de l’entreprise.

Les arracher à leurs bouteilles avait été long et difficile…

Et pour comble, une fois qu’on les eut remis en marche, il fut impossible de les décider à éteindre des branches de pin qu’ils avaient allumées en guise de torches.

Prières, menaces, tout échoua contre une incompréhensible obstination. Ils voulaient y voir clair, disaient-ils…

Pauvres gens !… Ils n’avaient certes conscience ni des difficultés, ni des périls de l’entreprise.

On leur avait fait de si belles promesses, quand on les avait enrôlés, on les avait grisés de tant d’espérances !… Ils s’en allaient à la conquête d’une place de guerre, défendue par une nombreuse garnison, comme à une partie de plaisir…

Et gais, insouciants, animés de l’imperturbable confiance de l’enfant, ils marchaient bras dessus bras dessous, en chantant des chansons patriotiques.

À cheval, au milieu de la troupe, M. Lacheneur sentait ses cheveux blanchir d’angoisse.

Ce retard de deux heures n’allait-il pas tout perdre ?… Que devaient penser les autres, à la Croix-d’Arcy ?… Que faisaient-ils en ce moment ?…

— Avançons !… répétait-il, avançons !…

Seuls les chefs, Maurice, Chalouineau, Jean, Marie-Anne et une vingtaine de vieux soldats de l’Empire, comprenaient et partageaient le désespoir de Lacheneur. Ils savaient, eux, ce qu’ils risquaient au terrible jeu qu’ils jouaient. Et eux aussi, ils répétaient :

— Plus vite, marchons plus vite !…

Exhortations stériles !… Il plaisait à ces gens de marcher ainsi, lentement.

Et même, tout à coup, la bande entière s’arrêta. Quelques-uns, en tournant la tête, avaient vu briller les lanternes de la voiture de Mlle de Courtomieu…

Elle arrivait au grand trot, elle rejoignit la colonne, on reconnut la livrée, une immense clameur la salua.

M. de Courtomieu, par son âpreté au gain, s’était fait plus d’ennemis que le duc de Sairmeuse. Tous ces paysans qui, plus ou moins, croyaient avoir à se plaindre de sa cupidité, étaient ravis de cette occasion qui se présentait de lui faire une peur épouvantable.

Car, en vérité, ils ne songeaient qu’à cette vengeance : le procès devait le prouver.

Grande fut donc la déception quand, la portière ouverte, on n’aperçut à l’intérieur que Mlle Blanche et tante Médie qui poussait des cris perçants.

Mlle de Courtomieu était brave.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle hardiment, et que voulez-vous ?…

— Demain vous le saurez, répondit Chanlouineau qui s’était avancé. Pour ce soir, vous êtes notre prisonnière.

— Vous ignorez qui je suis, mon garçon, je le vois bien…

— Pardonnez-moi, et c’est pour cela que je vous prie de descendre… Il faut qu’elle descende, n’est-ce pas, M. d’Escorval ?

— Eh bien !… Moi je déclare que je ne descendrai pas, dit Mlle Blanche ; arrachez-moi d’ici, si vous l’osez !…

On eût osé, certainement, sans Marie-Anne qui arrêta plusieurs paysans prêts à s’élancer.

— Laissez passer librement Mlle de Courtomieu, dit-elle.

Mais cela pouvait avoir de telles conséquences, que Chanlouineau eut le courage de résister.

— Cela ne se peut, Marie-Anne, dit-il ; elle irait prévenir son père… Il faut la garder en ôtage, sa vie peut répondre de la vie de nos amis.

Mlle Blanche n’avait pas plus reconnu le déguisement masculin de son ancienne amie qu’elle n’avait soupçonné le but de ce grand rassemblement d’hommes.

Le nom de Marie-Anne prononcé après celui de d’Escorval l’éclaira.

Elle comprit tout, et frémit de rage à cette pensée qu’elle était à la merci de sa rivale. Du moins ne voulut-elle pas subir de protection.

— C’est bien, fit-elle… nous descendons.

Son ancienne amie l’arrêta.

— Non, dit-elle, non !… Ce n’est pas ici la place d’une jeune fille.

— D’une jeune fille honnête, devriez-vous dire.

Chanlouineau était à deux pas, armé : si un homme eût tenu ce propos, il était mort. Marie-Anne ne daigna pas entendre.

— Mademoiselle va rebrousser chemin, ordonna-t-elle, et comme elle pourrait gagner Montaignac par la traverse, deux hommes vont l’accompagner jusqu’à Courtomieu…

Elle commandait, on obéit. La voiture, retournée, s’éloigna, mais non si vite que Marie-Anne ne pût entendre Mlle Blanche qui lui criait :

— Garde-toi bien, Marie-Anne !… Je te ferai payer cher l’insulte de ta générosité !…

Les heures volaient, cependant…

Cet incident venait de prendre dix minutes encore, dix siècles, et pour comble les dernières apparences d’ordre avaient disparu.

M. Lacheneur pleurait de rage ; mais il comprit la nécessité d’un parti suprême ; tout retard désormais devenait mortel.

Il appela Maurice et Chanlouineau.

— Je vous remets le commandement, leur dit-il, faites tout au monde pour hâter la marche de ces insensés… Moi, je cours à la Croix-d’Arcy… il y va de notre vie à tous.

Il partit, en effet, mais arrivé à moins de cinq cents mètres en avant de sa troupe, il distingua au loin, sur la route blanche, deux points noirs qui s’avançaient et grossissaient rapidement…

C’étaient deux hommes qui, les coudes au corps, le buste en avant, ménageant leur haleine, couraient…

L’un était vêtu comme les bourgeois aisés, l’autre portait un vieil uniforme de capitaine des guides de l’empereur.

Un nuage passa devant les yeux de Lacheneur, quand il reconnut deux de ces officiers à demi-solde qui devaient lui ouvrir une des portes de Montaignac, complices dévoués qui haïssaient la Restauration autant que lui-même, dont la voix devait troubler les soldats du duc de Sairmeuse, et qui avaient assez de courage pour en donner à tous les poltrons qu’on pourrait leur amener.

— Qu’arrive-t-il ? leur cria-t-il d’une voix affreusement altérée.

— Tout est découvert !…

— Grand Dieu !…

— Le major Carini est arrêté.

— Par qui ?… Comment ?

— Ah ! c’est une fatalité !… Au moment où nous convenions de nos dernières mesures pour surprendre chez lui le duc de Sairmeuse, le duc lui-même est survenu. Nous nous sommes enfuis, mais ce noble de malheur a poursuivi Carini, l’a atteint, l’a pris au collet, et l’a traîné à la citadelle.

Lacheneur était anéanti. La sinistre prophétie de l’abbé Midon bourdonnait à ses oreilles…

— Aussitôt, continua l’officier, j’ai averti les amis et j’accours vous prévenir… C’est un coup manqué !…

Il n’avait que trop raison, et Lacheneur le savait mieux que personne. Mais aveuglé par la haine et par la colère, il ne voulait pas avouer, il ne voulait pas s’avouer l’irréparable désastre.

Par un prodige de volonté, il parvint à affecter un calme bien éloigné de son âme.

— Vous êtes prompts à jeter le manche après la cognée, messieurs, dit-il d’un ton amer… Nous avons une chance de moins, et voilà tout.

— Diable !… Vous avez donc des ressources que nous ignorons ?

— Peut-être… cela dépend. Vous venez de passer à la Croix-d’Arcy, avez-vous dit à quelqu’un quelque chose de ce que vous venez de m’apprendre ?…

— Pas un mot… à personne.

— Combien avons-nous d’hommes au rendez-vous ?

— Au moins deux mille.

— En quelles dispositions ?

— Ils brûlent d’agir… Ils maudissent nos lenteurs. Ils nous ont recommandé de vous supplier de vous hâter.

Lacheneur eut un geste menaçant.

— En ce cas, fit-il, la partie n’est pas perdue. Attendez ici les gens que je précède, et dites-leur simplement que vous êtes envoyés pour les presser. Pressez-les surtout. Et comptez sur moi, je réponds du succès.

Il dit, et enfonçant les éperons dans le ventre de son cheval, il reprit sa course.

Il venait de tromper ces deux hommes. De ressources, il n’en avait aucune, il ne conservait pas même la plus chétive espérance. C’était un abominable mensonge, mais il avait, en quelque sorte, perdu son libre arbitre. L’édifice si laborieusement élevé s’écroulait, il voulait être enseveli sous les ruines. On devait être vaincu, il en était sûr, n’importe, on se battrait, il chercherait la mort et il la trouverait… Et il pensait :

— Pourvu qu’on ne se lasse pas, là-bas !…

Là-bas, à la Croix-d’Arcy, on l’accusait…

Après le passage des deux officiers à demi-solde, les murmures s’étaient changés en imprécations.

Ces deux mille paysans, arrivés successivement au rendez-vous, s’indignaient de ne pas voir leur chef, celui qui était venu les débaucher à la charrue pour en faire les soldats de ses rancunes.

— Où est-il ? se disaient-ils. Qui sait s’il n’a pas eu peur, au dernier moment ? Peut-être se cache-t-il, pendant que nous sommes ici risquant notre peau et le pain de nos enfants ?

Et déjà, ces terribles épithètes : traître, agent provocateur, circulaient de bouche en bouche, et gonflaient de colère toutes les poitrines.

Quelques-uns des conjurés étaient d’avis de se disperser ; mais d’autres, et c’étaient les plus influents, voulaient au contraire qu’on marchât sur Montaignac sans Lacheneur, et cela, sur-le-champ, sans attendre seulement le moment fixé pour l’attaque.

Mais toutes les délibérations furent interrompues par le galop furieux d’un cheval.

Un cabriolet parut, qui s’arrêta au milieu du carrefour.

Deux hommes en descendirent : le baron d’Escorval et l’abbé Midon.

Ils avaient pris la traverse et devancé Lacheneur. Ils respirèrent… Ils pensèrent qu’ils arrivaient à temps.

Hélas ! Ici comme là-bas, sur la lande de la Rèche, tous leurs efforts, leurs supplications et leurs menaces devaient se briser contre la plus aveugle obstination.

Ils étaient venus avec l’espoir d’arrêter le mouvement, ils le précipitèrent.

— Nous sommes trop avancés pour reculer, s’écria un propriétaire des environs, chef reconnu en l’absence de Lacheneur, si la mort est devant nous, elle est aussi derrière nous. Attaquer et vaincre… telle est notre unique chance de salut. Marchons donc, et à l’instant, c’est le seul moyen de déconcerter nos ennemis… Lâche qui hésite ; en avant !…

Une seule et même acclamation lui répondit :

— En avant !…

Aussitôt, on tire de son étui un drapeau tricolore, ce drapeau tant regretté, qui rappelait tant de gloire et de si grands malheurs, un tambour bat la marche, et la colonne entière s’ébranle aux cris de : « Vive Napoléon II ! »

Pâles, les vêtements en désordre, la voix brisée par la fatigue et l’émotion, M. d’Escorval et l’abbé Midon s’obstinent à suivre les conjurés.

Ils voient à quel précipice courent ces pauvres gens, et ils demandent à Dieu une inspiration pour les arrêter.

En cinquante minutes, la distance qui sépare la Croix-d’Arcy de Montaignac est franchie.

Bientôt on aperçoit la porte de la citadelle, qui est celle que doivent livrer les officiers à demi-solde.

Il est onze heures et cependant cette porte est ouverte.

Cette circonstance ne prouve-t-elle pas aux conjurés que leurs amis de l’intérieur sont maîtres de la ville et qu’ils les attendent en force ?…

Ils avancent donc sans défiance, si certains du succès, que ceux qui ont des fusils ne prennent seulement pas la peine de les armer.

Seuls, M. d’Escorval et l’abbé Midon pressentent une catastrophe.

Le chef de l’expédition est près d’eux ; ils le conjurent de ne pas négliger les plus vulgaires précautions ; ils le pressent d’envoyer quelques hommes en reconnaissance, eux-mêmes s’offrent d’y aller, à condition qu’on attendra leur retour avant d’aller plus loin.

— Si un piège vous est tendu, lui disent-ils, n’y donnez pas tête baissée.

Mais on les repousse.

Déjà on a dépassé les ouvrages avancés ; la tête de colonne touche au pont-levis.

L’enthousiasme est devenu du délire ; c’est à qui le premier pénétrera dans la place.

Hélas !… à ce moment un coup de pistolet est tiré.

C’est un signal, car aussitôt, de tous côtés, éclate une fusillade terrible.

Trois ou quatre paysans tombent mortellement frappés… Tous les autres s’arrêtent, glacés de stupeur, cherchant d’où partent les coups…

L’indécision est affreuse ; cependant un chef énergique électriserait ces paysans, il y a parmi eux d’anciens soldats de Napoléon ; la lutte s’engagerait, épouvantable, dans l’obscurité !…

Mais ce n’est pas le cri de « en avant ! » qui se fait entendre.

La voix d’un lâche jette le cri des paniques :

— Nous sommes vendus !… Sauve qui peut !…

Dès lors, c’en est fait de l’expédition.

La peur, une folle peur, s’empare de tous ces braves gens, et ils s’enfuient éperdus, balayés comme des feuilles sèches par la tempête.