Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 17

(Tome 2p. 129-142).

XVII


M. le marquis de Courtomieu idolâtrait sa fille ; c’était un fait admis, notoire dans le pays, incontestable et incontesté.

Venait-on à lui parler de Mlle Blanche, on ne manquait jamais de lui dire :

— Vous qui adorez votre fille…

Et si lui-même en parlait, il disait :

— Moi qui adore Blanche…

La vérité est qu’il eût donné bonne chose, le tiers de sa fortune, pour en être débarrassé.

Cette jeune fille toute souriante, qui semblait encore une enfant, avait su prendre sur lui un empire absolu dont elle abusait ; et, selon son expression en ses jours de mauvaise humeur, « elle le menait comme un tambour. »

Or, le marquis était excédé du despotisme de sa fille. Il était las de plier comme une baguette de vime au souffle de tous ses caprices… et Dieu sait si elle en avait !

Il lui avait bien jeté tante Médie, mais en trois mois la parente pauvre avait été rompue, brisée, assouplie, au point de ne compter plus.

Souvent le marquis se révoltait, mais neuf fois sur dix il payait cher ses tentatives de rébellion. Quand Mlle Blanche arrêtait sur lui, d’une certaine façon, ses yeux froids et durs comme l’acier, tout son courage s’envolait. Avec lui, d’ailleurs, elle maniait l’ironie comme un poignard empoisonné, et connaissant les endroits sensibles, elle frappait avec une admirable précision.

— Ce n’est pas une fille que j’ai, pensait parfois le marquis avec une sorte de désespoir, c’est une seconde conscience, bien autrement cruelle que l’autre…

Pour comble, Mlle Blanche faisait frémir son père.

Il savait de quoi sont capables ou plutôt il se demandait de quoi ne sont pas capables ces filles blondes, dont le cœur est un glaçon et la tête un brasier, qui rien n’émeut et que tout passionne, qu’une incessante inquiétude d’esprit agite, et que la vanité mène.

— Qu’elle s’amourache du premier faquin venu, pensait-il, et elle me plante là sans hésiter… Quel scandale, alors, dans le pays !…

C’est dire de quels vœux il appelait le bon, l’honnête jeune homme qui, en épousant Mlle Blanche, le délivrerait de tous ses soucis.

Mais où le prendre, ce libérateur ?…

Le marquis avait annoncé partout, et à son de trompe, qu’il donnait à sa fille un million de dot. Comme de raison, ce mot magique avait mis sur pied le ban et l’arrière-ban des épouseurs, non-seulement de l’arrondissement, mais encore des départements voisins.

On eût rempli les cadres d’un escadron sur le pied de guerre, rien qu’avec les ambitieux qui avaient tenté l’aventure.

Malheureusement, si dans le nombre quelques-uns convenaient assez à M. de Courtomieu, nul n’avait eu l’heur de plaire à Mlle Blanche.

Son père lui présentait-il quelque prétendant, elle l’accueillait gracieusement, elle se parait pour lui de toutes ses séductions ; mais dès qu’il avait tourné les talons, d’un seul mot qu’elle laissait tomber de la hauteur de ses dédains, elle l’écartait.

— Il est trop petit, disait-elle, ou trop gros… il n’est pas assez noble… Je le crois fat… Il est sot… son nez est mal fait !…

Et à ces jugements sommaires, pas d’appel. On eût vainement insisté ou discuté. L’homme condamné n’existait plus.

Cependant, la revue des prétendants l’amusant, elle ne cessait d’encourager son père à des présentations, et le pauvre homme battait le pays avec un acharnement qui lui eût valu des quolibets s’il eût été moins riche.

Il désespérait presque, quand la fortune ramena à Sairmeuse le duc et son fils. Ayant vu Martial, il eut le pressentiment de la libération prochaine.

— Celui-là sera mon gendre, pensa-t-il.

Le marquis professait ce principe qu’il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. Aussi, dès le lendemain, laissait-il entrevoir ses vues au duc de Sairmeuse.

L’ouverture venait à propos.

Arrivant avec l’idée de se créer à Sairmeuse une petite souveraineté, le duc ne pouvait qu’être ravi de s’allier à la maison la plus ancienne et la plus riche du pays après la sienne.

La conférence de ces deux vieux gentilshommes fut courte.

— Martial, mon fils, dit le duc, a de son chef cent mille écus de rentes…

— J’irai, pour ma fille, jusqu’à… oui, jusqu’à quinze cent mille francs, prononça le marquis.

— Sa Majesté a des bontés pour moi… j’obtiendrai pour Martial un poste diplomatique important…

— Moi, j’ai, en cas de malheur, beaucoup d’amis dans l’opposition…

Le traité était conclu, mais M. de Courtomieu se garda bien d’en parler à sa fille. Lui dire combien il souhaitait cette alliance, eût été lui donner l’idée de la repousser. Laisser aller les choses lui parut le plus sûr…

La justesse de ses calculs lui fut démontrée, un matin que Mlle Blanche fit irruption dans son cabinet.

— Ta capricieuse fille est décidée, père, lui dit-elle péremptoirement… elle serait heureuse de devenir la marquise de Sairmeuse.

Il fallut à M. de Courtomieu beaucoup de volonté pour dissimuler la joie qu’il ressentait ; mais il songea qu’en en laissant apercevoir quelque chose, il perdrait peut-être tout.

Il présenta quelques objections, elles furent vivement combattues, et enfin, il osa dire :

— Voici donc un mariage à moitié fait. Déjà une des parties consent. Reste à savoir si l’autre…

— L’autre consentira, déclara l’orgueilleuse héritière.

Et dans le fait, depuis plusieurs jours déjà, Mlle Blanche appliquait toutes ses facultés à l’œuvre de séduction qui devait faire tomber Martial à ses genoux.

Après s’être avancée, avec une inconséquence calculée, sûre de l’impression produite, elle battait en retraite, manœuvre trop simple pour ne pas réussir toujours.

Autant elle s’était montrée vive, spirituelle, coquette, rieuse, autant peu à peu elle devint timide et réservée. La pensionnaire étourdie parut s’effacer sous la vierge.

Elle joua pour Martial, et avec quelle perfection ! cette comédie divine du premier amour. Il put observer les naïves pudeurs et les chastes appréhensions de ce cœur qui semblait s’éveiller pour lui. Paraissait-il, Mlle Blanche rougissait et se taisait. Pour un mot elle devenait confuse. On ne vit plus ses beaux yeux qu’à travers les franges soyeuses de ses sourcils.

Qui lui avait enseigné cette politique de la coquetterie la plus raffinée ?… On dit que le couvent est un grand maître.

Mais ce qu’on ne lui avait pas appris, ce qu’elle ignorait, c’est que les plus habiles deviennent dupes de leurs mensonges ; c’est que les grandes comédiennes finissent toujours par verser de vraies larmes.

Elle le comprit un soir où une plaisanterie du duc de Sairmeuse lui révéla que Martial allait tous les jours chez Lacheneur.

Ce qu’elle ressentit alors ne pouvait se comparer au frémissement de jalousie, de colère plutôt, qui déjà l’avait agitée.

Ce fut une douleur aiguë, âpre, intolérable, la sensation d’une lame rougie déchirant ses chairs.

La première fois, tout en rêvant une vengeance, elle avait pu garder son sang-froid ; cette fois, non.

Pour ne pas se trahir, elle dut quitter le salon précipitamment. Elle courut s’enfermer dans sa chambre, et là éclata en sanglots.

— Ne m’aimerait-il donc pas ! murmurait-elle :

Cette pensée la glaçait, et elle, l’orgueilleuse héritière, pour la première fois elle douta de soi.

Elle songea que Martial était assez noble pour se moquer de la noblesse, trop riche pour ne pas mépriser l’argent, et qu’elle-même n’était sans doute ni si jolie ni si séduisante qu’elle le croyait et que le disaient ses flatteurs.

Elle pouvait n’être pas aimée… elle tremblait de ne l’être pas.

Tout cependant, dans la conduite de Martial, et Dieu sait avec quelle fidélité sa mémoire la lui rappelait depuis une semaine, tout était fait pour lui rendre quelque assurance.

Il ne s’était pas déclaré formellement, mais il était parfaitement clair qu’il lui faisait la cour. Ses façons avec elle étaient celles du plus respectueux et en même temps du plus épris des amants. À certains moments, elle l’avait troublé, elle en était sûre. Il lui semblait entendre encore le tremblement de sa voix, à quelques phrases qu’il avait murmurées à son oreille…

Mlle Blanche se rassurait à demi, quand le souvenir soudain d’une conversation surprise entre deux de ses parentes illumina les ténèbres où elle se débattait.

L’une de ces deux jeunes femmes racontait en pleurant que son mari, qu’elle adorait, avait une liaison avant son mariage, et qu’il ne l’avait pas rompue.

Épouse légitime, elle était entourée de soins et de respects ; on lui faisait la charité des apparences, mais l’autre avait la réalité, l’amour.

Cette pauvre femme ajoutait encore que cette situation la rendait la plus misérable des créatures, qu’elle se taisait pourtant et dévorait ses larmes en secret, redoutant, au premier mot de reproche, de voir son mari l’abandonner ou cesser de se contraindre…

Cette confidence, autrefois, avait fait rire Mlle Blanche, et l’avait indignée en même temps.

— Peut-on être lâche à ce point !… s’était-elle dit.

Maintenant, il lui fallait bien reconnaître qu’elle avait raisonné la passion comme un aveugle-né la lumière. Et elle se disait :

— Qui me garantit que Martial ne songe pas à se conduire comme le mari de ma parente ?…

Mais comme jadis, tout lui paraissait préférable à l’ignominie d’un partage.

— Il faudrait écarter Marie-Anne, pensait-elle, la supprimer… mais comment ?…

Il faisait jour depuis longtemps que Mlle Blanche délibérait encore, hésitant entre mille projets contradictoires et plus impraticables les uns que les autres.

Pour la rappeler à la réalité, il ne fallut rien moins que l’entrée de sa camériste, qui lui apportait un énorme bouquet de roses envoyé par Martial…

— Comment, mademoiselle ne s’est pas couchée !… fit cette fille surprise.

— Non !… je me suis endormie sur ce fauteuil et je m’éveille à l’instant. Il est inutile de parler de cela.

Elle avait pris les roses, et tout en les disposant dans un grand vase du Japon, elle baignait d’eau froide ses paupières gonflées par les premières larmes sincères qu’elle eût répandues depuis qu’elle était au monde.

À quoi bon !… Cette nuit d’angoisses et de rages solitaires avait pesé plus qu’une année sur le front de l’orgueilleuse héritière.

Elle était si pâle et si triste, si différente d’elle-même, lorsqu’elle parut à l’heure du déjeuner, que tante Médie s’inquiéta.

Mlle Blanche avait préparé une excuse, elle la donna d’un ton si doux que la parente pauvre en fut saisie, comme d’un miracle.

M. de Courtomieu n’était guère moins intrigué.

— De quelle nouvelle lubie cette contenance était-elle la préface ?… pensait-il.

Il devint inquiet pour tout de bon, quand, au moment où il se levait de table, sa fille lui demanda un instant d’entretien.

Il la précéda dans son cabinet, et dès qu’ils y furent seuls, sans laisser à son père le temps de s’asseoir, Mlle Blanche le supplia de lui apprendre sans réticences tout ce qui avait dû se passer et se dire entre le duc de Sairmeuse et lui, si les conditions d’une alliance étaient arrêtées, où en étaient les choses, et enfin si Martial avait été prévenu et ce qu’il avait répondu.

Sa voix était humble, son regard humide, tout en elle trahissait la plus affreuse anxiété.

Le marquis était ravi.

— Mon imprudente a voulu jouer avec le feu… se disait-il en caressant son menton glabre, et, par ma foi ! elle s’est brûlée.

Ce moment le vengeait délicieusement de quantité de coups d’épingles qui lui cuisaient encore.

Même, la tentation d’abuser de son avantage traversa son esprit. Il n’osa, craignant un retour.

— Hier, mon enfant, répondit-il, le duc de Sairmeuse m’a formellement demandé ta main, et on n’attend que ta décision pour les démarches officielles… Ainsi, rassurez-vous, belle amoureuse, vous serez un jour duchesse.

Elle cacha son visage entre ses mains, pour dissimuler la rougeur que ce mot « amoureuse » faisait monter à son front. Ce mot jusqu’alors lui paraissait qualifier une monstrueuse faiblesse, indigne et inavouable.

— Tu sais bien ma décision, père, balbutia-t-elle d’une voix à peine distincte, il faut nous hâter…

Il recula, croyant avoir mal entendu.

— Nous hâter ? répéta-t-il.

— Oui, père, j’ai des craintes.

— Et lesquelles, bon Dieu ?…

— Je te les dirai quand je serai sûre, répondit-elle en s’échappant.

Certes, elle ne doutait pas, mais elle voulait voir de ses yeux, étant de ces âmes qui goûtent une âpre et affreuse jouissance à descendre tout au fond de leur malheur.

Aussi, dès qu’elle eut quitté son père, elle força tante Médie à s’habiller en toute hâte, et, sans un mot d’explication, elle la traîna au bois de la Rèche, à un endroit d’où elle apercevait la maison de Lacheneur.

C’était le jour où M. d’Escorval était venu demander une explication à son ancien ami. Elle le vit arriver d’abord, puis, peu après, arriva Martial…

On ne l’avait pas trompée… elle pouvait se retirer.

Mais non. Elle se condamnait à compter les secondes que Martial passerait près de Marie-Anne…

M. d’Escorval ne tarda pas à sortir, elle vit Martial s’élancer après lui et lui parler.

Elle respira… Sa visite n’avait pas duré une demi-heure, et sans doute il allait s’éloigner. Point. Après avoir salué le baron, il remonta la côte et rentra chez Lacheneur.

— Que faisons-nous ici ? demandait tante Médie.

— Ah ! laisse-moi !… répondit durement Mlle Blanche ; tais-toi !

Elle entendait au haut de la lande comme un bruit de roues, des piétinements de chevaux, des coups de fouet et des jurons.

Les charrettes annoncées par Martial, et qui portaient le mobilier et les effets de M. Lacheneur, arrivaient.

Ce bruit, Martial l’entendit de la maison, car il sortit, et après lui parurent M. Lacheneur, son fils, Chanlouineau et Marie-Anne.

Tout ce monde aussitôt s’employa à débarrasser les charrettes, et positivement, aux mouvements du jeune marquis de Sairmeuse, on eût juré qu’il commandait la besogne ; il allait, venait, s’empressait, parlait à tout le monde, et même par moments ne dédaignait pas de donner un coup de main.

— Il est dans cette maison comme chez lui, se disait Mlle Blanche… quelle horreur ! un gentilhomme… Ah ! cette dangereuse créature lui ferait faire tout ce qu’elle voudrait…

Ce n’était rien… une troisième charrette apparaissait, traînée par un seul cheval, et chargée de pots de fleurs et d’arbustes.

Cette vue arracha à Mlle de Courtomieu un cri de rage qui devait porter l’épouvante dans le cœur de tante Médie.

— Des fleurs !… dit-elle d’une voix sourde, comme à moi !… Seulement, il m’envoie un bouquet, et pour elle, il dépouille les massifs de Sairmeuse.

— Que parles-tu donc de fleurs ? interrogea la parente pauvre.

Mlle Blanche eût voulu répondre qu’elle ne l’eût pu. Elle étouffait… Et cependant elle se contraignit à rester là trois longues heures, tout le temps qu’il fallut pour tout rentrer…

Les charrettes étaient parties depuis un bon moment déjà, quand enfin Martial reparut sur le seuil de la maison.

Marie-Anne l’avait accompagné et ils causaient… Il semblait ne pouvoir se décider à partir…

Il se décida cependant, et s’éloigna doucement, comme à regret… Marie-Anne, restée sur la porte, lui adressait un geste amical.

— Je veux parler à cette créature ! s’écria Mlle Blanche… Viens, tante Médie… il le faut…

Il n’y a pas à en douter : si Marie-Anne se fût trouvée en ce moment à portée de la voix, Mlle de Courtomieu laissait échapper le secret des souffrances qu’elle venait d’endurer.

Mais de l’endroit du bois où s’était établie Mlle Blanche, jusqu’à la pauvre maison de Lacheneur, il y avait bien cent mètres d’un terrain très en pente, sablonneux, malaisé, et tout entrecoupé de bruyères et d’ajoncs.

Il fallait à Mlle Blanche une minute pour traverser cet espace, et c’était assez de cette minute pour changer toutes ses idées.

Elle n’avait pas franchi le quart du chemin, que déjà elle regrettait amèrement de s’être montrée. Mais il n’y avait plus à reculer, Marie-Anne, debout sur le seuil de sa porte, devait l’avoir vue.

Il ne lui restait qu’à profiter du reste de la route, pour se remettre, pour composer son visage… elle en profita.

Elle avait aux lèvres son meilleur, son plus doux sourire, quand elle aborda Marie-Anne. Pourtant elle était embarrassée, elle ne savait trop de quel prétexte colorer sa visite, et pour gagner du temps elle feignait d’être très-essoufflée, presque autant que tante Médie.

— Ah !… on n’arrive pas aisément chez vous, chère Marie-Anne, dit-elle enfin, vous demeurez sur une montagne…

Mlle Lacheneur ne disait mot. Elle était extrêmement surprise et ne savait pas le cacher.

— Tante Médie prétendait connaître le chemin, continua Mlle Blanche, mais elle m’a égarée… n’est-ce pas, tante ?

Comme toujours, la parente pauvre approuva, et sa nièce poursuivit :

— Mais, enfin, nous voici… Je n’ai pu, ma chérie, me résigner à rester sans nouvelles de vous, surtout après votre malheur. Que devenez-vous ? Ma recommandation vous a-t-elle procuré le travail que vous espériez ?

Sans défiances aucunes, Marie-Anne devait être prise au ton d’intérêt touchant de son ancienne amie. C’est donc avec la plus entière franchise, sans faste de douleur comme sans fausse honte, qu’elle avoua l’inanité de presque toutes ses démarches. Même, il lui avait semblé que plusieurs personnes avaient pris plaisir à la mal recevoir…

Mais Mlle Blanche n’écoutait pas. À deux pas d’elle étaient les caisses d’arbustes apportées de Sairmeuse, et leurs parfums rallumaient sa colère.

— Du moins, interrompit-elle, vous avez ici de quoi vous faire presque oublier les jardins de Sairmeuse… Qui donc vous a envoyé ces belles fleurs ?

Marie-Anne devint pourpre, resta un moment interdite, et enfin répondit ou plutôt balbutia :

— C’est… une attention de M. le marquis de Sairmeuse.

— Ainsi, elle avoue !… pensa Mlle de Courtomieu, stupéfaite de ce qu’elle jugeait une insigne impudence.

Mais elle réussit à cacher sa rage sous un grand éclat de rire, et c’est sur le ton de la plaisanterie qu’elle dit :

— Prenez garde, chère amie, je vais vous en vouloir ; c’est de mon fiancé que vous avez accepté ces fleurs…

— Comment, le marquis de Sairmeuse…

— … a demandé la main de votre amie, oui, ma belle mignonne, et mon père la lui a accordée. C’est encore un grand secret, mais je ne vois nul danger à le confier à votre amitié.

Elle croyait ainsi percer le cœur de Marie-Anne, mais elle eut beau l’observer, elle ne surprit pas sur son visage le plus léger tressaillement.

— Quel héroïsme de dissimulation ! pensa-t-elle.

Puis, tout haut, avec un effort de gaieté, elle reprit :

— Et le pays verra deux noces en même temps, car vous allez vous marier aussi, ma chérie ?…

— Moi !…

— Oui, vous… vilaine cachottière ! Tout le monde sait bien que vous épousez un jeune homme des environs, qui se nomme… attendez… je sais… Chanlouineau !

Ainsi ce bruit qui désolait Marie-Anne lui revenait de tous les côtés, ironique, persistant.

— Tout le monde se trompe, dit-elle avec trop d’énergie, jamais je ne serai la femme de ce jeune homme.

— Tiens !… pourquoi donc ? On le dit très-bien de sa personne et assez riche…

— Parce que… balbutia Marie-Anne, parce que…

Le nom de Maurice d’Escorval montait à ses lèvres, malheureusement elle ne le prononça pas, arrêtée qu’elle fut par un regard étrange de son ancienne amie. Que de destinées ont tenu à une circonstance tout aussi futile en apparence !

— Coquine !… pensait Mlle Blanche, impudente !… il lui faudrait un marquis de Sairmeuse.

Et comme Marie-Anne s’embarrassait à chercher une excuse plausible, elle reprit d’un ton froid et railleur qui laissait à la fin deviner toutes ses rancunes.

— Vous avez tort, ma chère, croyez-moi, de refuser ce parti. Ce Chanlouineau vous éviterait, en tout cas, la pénible obligation de travailler de vos mains et d’aller de porte en porte quêter de l’ouvrage qu’on vous refuse. Mais n’importe, je serai, moi — elle appuyait sur ce mot — plus généreuse que vos anciennes connaissances… J’ai des bandes de jupons à broder, je vous les enverrai par ma femme de chambre, vous vous entendrez ensemble pour le prix… Allons, adieu, ma chère !… Viens-tu, tante Médie ?

Elle partit en ricanant, laissant Marie-Anne pétrifiée de surprise, de douleur et d’indignation.

Sans avoir l’expérience de Mlle Blanche, elle comprenait bien que cette visite étrange cachait quelque mystère, mais lequel ?

Après plus d’une minute, elle était encore immobile à la même place, au milieu du jardin, regardant s’éloigner cette amie de sa prospérité, quand une main s’appuya légèrement sur son bras.

Elle tressaillit, se retourna vivement… et se trouva en face de son père.

Lacheneur était plus blanc que le col de sa chemise, et ses yeux brillaient d’un sinistre éclat.

— J’étais là, dit-il en montrant la porte de sa maison, j’ai tout entendu…

— Mon père…

— Quoi !… voudrais-tu par hasard la défendre, après qu’elle a eu l’infamie de venir ici, chez toi, t’écraser de son insolent bonheur, après qu’elle t’a accablée de son ironique pitié et de ses mépris !… Va ! je te l’avais dit, elles sont toutes ainsi, ces filles à qui la vanité a tourné la tête, et qui se croient dans les veines un autre sang que le nôtre… Mais patience !… Le jour de notre revanche luira…

Ils eussent frémi, ceux qu’il menaçait, s’ils l’eussent entendu et vu en ce moment, tant il y avait de rage dans son accent, tant il paraissait formidable.

— Et toi, reprit-il, ma fille bien-aimée, ma pauvre Marie-Anne ; toi, tu n’as rien compris aux outrages de cette noble héritière… Tu te demandes, n’est-ce pas, dans ton innocence, quelles raisons elle a de t’en vouloir ?… Eh bien ! je vais te les dire : elle s’imagine que le marquis de Sairmeuse est ton amant.

Marie-Anne chancela sous ce coup terrible et un spasme nerveux la secoua de la nuque aux talons.

— Est-ce possible !… balbutia-t-elle, grand Dieu… quelle honte !… quelle humiliation !…

— Eh bien ! reprit froidement Lacheneur, qu’y a-t-il là qui t’étonne ?… Ne t’attendais-tu pas à cela, le jour où, fille dévouée, tu t’es résignée, pour servir mes desseins, à subir les fades et écœurants hommages de ce marquis du Sairmeuse que tu exècres et que je méprise ?…

— Mais Maurice ! Maurice me méprisera… Je puis tout accepter, oui, tout, excepté cela…

M. Lacheneur ne répondit pas, le désespoir de Marie-Anne était déchirant ; il sentit qu’il s’attendrissait et rentra.

Mais sa pénétration avait deviné juste. En attendant de trouver une vengeance digne d’elle, Mlle Blanche résolut de se servir d’une arme que la jalousie et la haine trouvent toujours à leur service : la calomnie.

Cependant, deux ou trois histoires abominables, par elle imaginées, et qu’elle forçait tante Médie de répéter partout, ne produisirent pas l’effet qu’elle espérait.

La réputation de Marie-Anne fut perdue, mais Martial, loin de cesser ses visites chez Lacheneur, les fit plus longues et plus fréquentes. Même, craignant d’être pris pour dupe, il surveilla…

Et c’est ainsi qu’un soir où il était sûr que Lacheneur, son fils et Chanlouineau étaient absents, Martial aperçut un homme qui s’échappait de la maison et traversait en courant la lande.

Il s’élança à la poursuite de cet homme, mais il lui échappa…

Il avait cru reconnaître Maurice d’Escorval.