Monsieur Lecoq/Partie 1/Chapitre 41

(Tome 1p. 402-408).


XLI


Dans un grand lit à baldaquin, suant et geignant sous ses couvertures, était couché l’oracle à deux visages, Tirauclair rue de Jérusalem, Tabaret rue Saint-Lazare.

Comment jamais soupçon de ses travaux policiers n’avait effleuré l’esprit de ses voisins les plus proches, on le comprenait en le voyant.

Impossible d’accorder, non pas une perspicacité supérieure, mais seulement une intelligence moyenne au porteur de cette physionomie, où la bêtise le disputait à un étonnement perpétuel.

Avec son front fuyant et ses immenses oreilles, son nez odieusement retroussé, ses petits yeux et ses grosses lèvres, M. Tabaret réalisait, à désoler un caricaturiste, le type convenu du petit rentier idiot.

Il est vrai qu’en l’observant attentivement on devait être frappé de sa ressemblance avec le chien de chasse, dont il avait les aptitudes et les instincts.

Quand il passait dans la rue, les gamins impudents devaient se retourner pour crier : « Oh ! cette balle !… »

Il riait de la méprise, l’astucieux bonhomme, et même il prenait plaisir à épaissir ses apparences de niaiserie, exagérant cette idée que « celui-là n’est pas véritablement fin qui paraît l’être. »

À la vue des deux policiers, qu’il connaissait bien, l’œil du père Tabaret étincela.

— Bonjours Lecoq, mon garçon, dit-il, bonjour mon vieux Absinthe. On pense donc encore à ce pauvre papa Tirauclair, là-bas, que vous voici chez moi ?

— Nous avons besoin de vos conseils, monsieur Tabaret.

— Ah ! ah !…

— Nous venons de nous laisser « rouler » comme deux enfants par un prévenu.

— Fichtre !… il est donc fort, ce gaillard-là ?…

Lecoq eut un gros soupir.

— Si fort, répondit-il, que si j’étais superstitieux, je dirais que c’est le diable en personne…

La physionomie du bonhomme, prit une comique expression d’envie.

— Quoi !… vous avez trouvé un prévenu malin, dit-il, et vous vous plaignez ! C’est une fière chance, cependant. Voyez-vous, mes enfants, tout dégénère et se rapetisse à notre époque. Les grands scélérats ne sont plus, et il ne nous reste que leur monnaie, un tas de petits aigrefins et de vulgaires filous qui ne valent pas les bottes qu’on use à courir après eux. C’est à dégoûter de faire de la police, parole d’honneur !… Plus de peines, d’émotions, d’anxiétés, de jouissances vives ; plus de ces belles parties de cache-cache comme il s’en jouait jadis entre les malfaiteurs et les agents de la sûreté. Maintenant, quand un crime est commis, le lendemain le criminel est coffré. On prend l’omnibus pour aller l’arrêter à domicile… et on le trouve ; ça fait pitié… Mais que lui reproche-t-on à votre prévenu ?

— Il a tué trois hommes ! répondit le père Absinthe.

— Oh !… fit M. Tabaret sur trois tons différents, oh ! oh !…

Ce meurtrier le raccommodait un peu avec les contemporains.

— Et où cela ?… interrogea-t-il.

— Dans un cabaret, du côté d’Ivry.

— Bon !… j’y suis, chez la veuve Chupin… un nommé Mai… J’ai vu cela dans la Gazette des Tribunaux, et Fanferlot-l’Écureuil, qui m’est venu voir, m’a raconté que vous étiez tous, là-bas, dans d’étranges perplexités au sujet de l’identité de ce gars-là… C’est donc toi, mon fils, qui étais chargé des investigations ?… Allons, tant mieux ! Tu me conteras tout, et je t’aiderai selon mes petits moyens.

Il s’interrompit brusquement ; et baissant la voix :

— Mais avant, dit-il à Lecoq, fais-moi le plaisir de te lever… attends, quand je te ferai signe… et d’ouvrir brusquement cette porte, là, à gauche. Manette, ma gouvernante, qui est la curiosité même, est derrière à nous écouter. J’entends le frôlement de ses cheveux le long de la serrure… Vas-y !…

Le jeune policier obéit, et Manette, prise en flagrant délit d’espionnage domestique, se sauva, poursuivie par les sarcasmes de son maître.

— Tu devrais pourtant savoir que cela ne te réussit jamais, criait-il.

Bien que placés plus près de la porte que le papa Tirauclair, ni Lecoq, ni le père Absinthe n’avaient rien entendu, et ils se regardaient, surpris au point de se demander si le bonhomme jouait une petite comédie convenue, ou si son ouïe avait réellement la merveilleuse sensibilité que trahissait cet incident.

— Maintenant, reprit le père Tabaret, en cherchant sur son lit une favorable position, je t’écoute, Lecoq, mon garçon… Manette n’y reviendra pas.

Le jeune policier avait eu le temps, en route, de préparer son récit, et c’est de la façon la plus claire qu’il conta par le menu, et avec des détails qu’on ne saurait écrire, tous les incidents de cette étrange affaire, les péripéties de l’instruction, les émotions de la poursuite, depuis le moment où Gévrol avait enfoncé la porte de la Poivrière, jusqu’à l’instant où Mai avait franchi le mur des jardins de l’hôtel de Sairmeuse.

Pendant que parlait Lecoq, le père Tabaret se transformait.

Pour sûr, il ne sentait plus les douleurs de sa goutte.

Selon les phases du récit, il se « tortillait » sur son lit, en poussant des petits cris de jubilation, ou il demeurait immobile, plongé dans une sorte de béatitude extatique comme un fanatique de musique de chambre, écoutant quelque divin quatuor de Beethoven.

— Que n’étais-je là ! murmurait-il parfois entre ses dents, que n’étais-je là !…

Quand le jeune policier eut terminé, il laissa éclater ses transports.

— Voilà qui est beau !… s’écria-t-il. Et avec un mot : « C’est les Prussiens qui arrivent ! » pour point de départ. Lecoq, mon garçon, il faut que je te le dise, et je m’y connais, tu t’es conduit comme un ange.

— Ne voudriez-vous pas dire comme un sot ? demanda le défiant policier.

— Non, mon ami, certes non, Dieu m’en est témoin. Tu viens de réjouir mon vieux cœur ; je puis mourir, j’aurai un successeur. Je voudrais t’embrasser, au nom de la logique. Ah ! ce Gévrol qui t’a trahi, — car il t’a trahi, n’en doute pas, et je te donnerai le moyen de le convaincre de perfidie, — cet obtus et entêté Général n’est pas digne de brosser ton chapeau…

— Vous me comblez, monsieur Tabaret !… interrompit Lecoq, qui n’était pas bien sûr qu’on ne se moquât pas de lui ; mais avec tout cela, Mai a disparu, et je suis perdu de réputation avant d’avoir pu commencer ma réputation.

Le bonhomme eut une grimace de singe épluchant une noix.

— Oh ! attends, reprit-il, avant de repousser mes éloges. Je dis que tu as bien mené cette affaire, mais on pouvait la mener mieux, infiniment mieux !… Cela s’explique. Tu es doué, c’est incontestable ; tu as le flair, le coup d’œil, tu sais déduire du connu à l’inconnu… seulement l’expérience te manque, tu t’enthousiasmes ou tu te décourages pour un rien, tu manques de suite, tu t’obstines à tourner autour d’une idée fixe comme un papillon autour d’une chandelle… Enfin tu es jeune. Sois tranquille, c’est un défaut qui passera tout seul et trop tôt. Pour tout dire, tu as commis des fautes.

Lecoq baissait la tête comme l’élève recevait la leçon de son professeur. N’était-il pas l’écolier, et ce vieux n’était-il pas le maître ?

— Toutes tes fautes, poursuivit le bonhomme, je te les énumérerai, et je te démontrerai que par trois fois au moins tu as laissé échapper l’occasion de tirer au clair cette affaire si trouble en apparence, si limpide en réalité.

— Cependant, monsieur….

— Chut, chut, mon fils ! laisse-moi dire. De quel principe es-tu parti, au début ? De celui-ci : « Se défier surtout des apparences, croire précisément le contraire de ce qui paraîtra vrai ou seulement vraisemblable. »

— Oui, c’est bien cela que je me suis dit.

— Et c’était bien dit. Avec cette idée dans ta lanterne, pour éclairer ton chemin, tu devais aller droit à la vérité. Mais tu es jeune, je te l’ai déjà dit, et à la première circonstance très-vraisemblable qui s’est rencontrée, tu as totalement oublié ta règle de conduite. On t’a servi un fait plus que probable, et tu l’as avalé comme le goujon gobe l’appât du pêcheur.

La comparaison ne laissa pas que de piquer le jeune policier.

— Je n’ai pas été, ce me semble, si simple que cela, protesta-t-il.

— Bah !… qu’as-tu donc pensé lorsqu’on t’a appris que M. d’Escorval, le juge d’instruction, s’était cassé la jambe en descendant de voiture ?

— Dame ?… j’ai cru ce qu’on me disait, je l’avoue franchement, parce que…

Il cherchait ; le père Tirauclair éclata de rire.

— Tu l’as cru, acheva-t-il, parce que c’était extraordinairement vraisemblable.

— Qu’eussiez-vous donc imaginé à ma place ?…

— Le contraire de ce qu’on me disait. Je me serais peut-être trompé, je serais en tout cas resté dans la logique de ma déduction.

La conclusion était si hardie, qu’elle déconcerta Lecoq.

— Quoi !… s’écria-t-il, supposez-vous donc que la chute de M. d’Escorval n’est qu’une fiction ? qu’il ne s’est pas cassé la jambe ?…

La physionomie du bonhomme devint soudainement grave.

— Je ne le suppose pas, répondit-il ; j’en suis sûr.