Monsieur Lecoq/Partie 1/Chapitre 4

(Tome 1p. 34-52).


IV


Les entêtés de la trempe du père Absinthe, toujours en garde contre l’opinion d’autrui, sont précisément ceux qui, par la suite, s’en éprennent follement.

Quand une idée a enfin pénétré dans leur cervelle vide, elle s’y installe magistralement, l’emplit et s’y développe jusqu’à la ravager.

Désormais, bien plus que son jeune compagnon, le vétéran de la rue de Jérusalem était persuadé, était certain que l’habile Gévrol s’était trompé, et il riait de la méprise.

En entendant Lecoq affirmer que des femmes avaient assisté à l’horrible scène de la Poivrière, sa joie n’eut plus de bornes.

— Bonne affaire !… s’écria-t-il, excellente affaire !…

Et se souvenant tout à propos d’une maxime usée et banale déjà au temps de Cicéron, il ajouta d’un ton sentencieux :

— Qui tient la femme, tient la cause !…

Lecoq ne daigna pas répondre. Il restait sur le seuil de la porte, le dos appuyé contre l’huisserie, la main sur le front, immobile autant qu’une statue.

La découverte qu’il venait de faire et qui ravissait le père Absinthe, le consternait. C’était l’anéantissement de ses espérances, l’écroulement de l’ingénieux échafaudage bâti par son imagination sur un seul mot.

Plus de mystère, partant plus d’enquête triomphante, plus de célébrité gagnée du soir au lendemain par un coup d’éclat !

La présence de deux femmes dans ce coupe-gorge expliquait tout de la façon la plus naturelle et la plus vulgaire.

Elle expliquait la lutte, le témoignage de la veuve Chupin, la déclaration du faux soldat mourant.

L’attitude du meurtrier devenait toute simple. Il était resté pour couvrir la retraite de deux femmes ; il s’était livré pour ne les pas laisser prendre, acte de chevaleresque galanterie, si bien dans le caractère français, que les plus tristes coquins des barrières en sont coutumiers.

Restait cette allusion si inattendue à la bataille de Waterloo. Mais que prouvait-elle maintenant ? Rien.

Qui ne sait où une passion indigne peut faire descendre un homme bien né !… Le carnaval justifiait tous les travestissements…

Mais pendant que Lecoq tournait et retournait dans son esprit toutes ces probabilités, le père Absinthe s’impatientait.

— Allons-nous rester plantés ici pour reverdir ? dit-il. Nous arrêtons-nous juste au moment où notre enquête donne des résultats si brillants ?…

Des résultats brillants !… Ce mot blessa le jeune policier autant que la plus amère ironie.

— Ah ! laissez-moi tranquille !… fit-il brutalement, et surtout n’avancez pas dans le jardin, vous gâteriez les empreintes.

Le bonhomme jura, puis se tut. Il subissait l’irrésistible ascendant d’une intelligence supérieure, d’une énergique volonté.

Lecoq avait repris le fil de ses déductions.

— Voici probablement, pensait-il, comment les choses se sont passées :

Le meurtrier, sortant du bal de l’Arc-en-Ciel, qui est là-bas, près des fortifications, arrive ici avec deux femmes… Il y trouve trois buveurs qui le plaisantent ou qui se montrent trop galants… Il se fâche… Les autres le menacent, il est seul contre trois, il est armé, il perd la tête et fait feu…

Il s’interrompit, et après un instant ajouta tout haut :

— Mais est-ce bien le meurtrier qui a amené les femmes ? S’il est jugé, tout l’effort du débat portera sur ce point… On peut essayer de l’éclaircir.

Aussitôt il traversa le cabaret, ayant toujours son vieux collègue sur les talons, et se mit à examiner les alentours de la porte enfoncée par Gévrol.

Peine perdue ! Il n’y restait que très-peu de neige, et tant de personnes avaient passé et piétiné, qu’on ne discernait rien.

Quelle déception après un si long espoir !…

Lecoq pleurait presque de rage. Il voyait remise indéfiniment cette capricieuse occasion si fiévreusement épiée. Il lui semblait entendre les grossiers sarcasmes de Gévrol.

— Allons !… murmura-t-il, assez bas pour n’être pas entendu, il faut savoir reconnaître sa défaite. Le Général avait raison et je ne suis qu’un sot.

Il était si positivement persuadé qu’on pouvait tout au plus relever les circonstances d’un crime vulgaire, qu’il se demandait s’il ne serait pas sage de renoncer à toute information et de rentrer faire un somme, en attendant le commissaire de police.

Mais ce n’était plus l’opinion du père Absinthe.

Le bonhomme, qui était à mille lieues des réflexions de son compagnon, ne s’expliquait pas son inaction et ne tenait plus en place.

— Eh bien !… garçon, fit-il, deviens-tu fou ! Voici assez de temps perdu, ce me semble. La justice va arriver dans quelques heures ; quel rapport présenterons-nous ?… Moi d’abord, si tu as envie de flâner, j’agis seul…

Si attristé qu’il fût, le jeune policier ne put s’empêcher de sourire. Il reconnaissait ses exhortations de l’instant d’avant. C’était le vieux qui devenait l’intrépide.

— À l’œuvre donc ! soupira-t-il, en homme qui, prévoyant un échec, veut du moins ne rien avoir à se reprocher.

Seulement, il était malaisé de suivre des traces de pas en plein air, la nuit, à la lueur vacillante d’une chandelle que le plus léger souffle devait éteindre.

— Il est impossible, dit Lecoq, qu’il n’y ait pas une lanterne dans cette masure. Le tout est de mettre la main dessus.

Ils furetèrent, et, en effet, au premier étage, dans la propre chambre de la veuve Chupin, ils découvrirent une lanterne toute garnie, si petite et si nette, que certainement elle n’était pas destinée à d’honnêtes usages.

— Un véritable outil de filou, fit le père Absinthe avec un gros rire.

L’outil était commode, en tout cas, les deux agents le reconnurent lorsque, de retour au jardin, ils recommencèrent méthodiquement leurs investigations.

Ils s’avancèrent un peu avec des précautions infinies.

Le vieil agent, debout, dirigeait au bon endroit la lumière de la lanterne, et Lecoq, à genoux, étudiait les empreintes avec l’attention d’un chiromancien s’efforçant de lire l’avenir dans la main d’un riche client.

Un nouvel examen assura Lecoq qu’il avait bien vu. Il était évident que deux femmes avaient quitté la Poivrière par cette issue. Elles étaient sorties en courant, cette certitude résultait de la largeur des enjambées, et aussi de la disposition des empreintes.

La différence des traces laissées par les deux fugitives était d’ailleurs si remarquable, qu’elle sauta aux yeux du père Absinthe.

— Cristi !… murmura-t-il, une de ces gaillardes peut se vanter d’avoir un joli pied au bout de la jambe.

Il avait raison. L’une des pistes trahissait un pied mignon, coquet, étroit, emprisonné dans d’élégantes bottines, hautes de talon, fines de semelles, cambrées outre mesure.

L’autre dénonçait un gros pied, court, qui allait en s’élargissant vers le bout, chaussé de solides souliers très-plats.

Cette circonstance était bien peu de chose. Elle suffit pour rendre à Lecoq toutes ses espérances, tant l’homme accueille facilement les présomptions qui flattent ses désirs.

Palpitant d’anxiété, il se traîna sur la neige l’espace d’un mètre, pour analyser d’autres vestiges, il se baissa, et aussitôt laissa échapper la plus éloquente exclamation.

— Qu’y a-t-il ? interrogea vivement le vieux policier, qu’as-tu vu ?

— Voyez vous-même, papa ; tenez, là…

Le bonhomme se pencha, et sa surprise fut si forte qu’il faillit lâcher sa lanterne.

— Oh !… dit-il d’une voix étranglée, un pas d’homme !…

— Juste. Et le gaillard avait de maîtresses bottes. Quelle empreinte, hein ! Est-elle nette, est-elle pure !… On peut compter les clous.

Le digne père Absinthe se grattait furieusement l’oreille, ce qui est sa façon d’aiguillonner son intelligence paresseuse.

— Mais il me semble, hasarda-t-il enfin, que l’individu ne sortait pas de ce cabaret de malheur.

— Parbleu !… la direction du pied le dit assez. Non, il n’en sortait pas, il s’y rendait. Seulement, il n’a pas dépassé cette place où nous sommes. Il s’avançait sur la pointe du pied, le cou tendu, prêtant l’oreille, quand, arrivé ici, il a entendu du bruit… la peur l’a pris, il s’est enfui.

— Ou bien, garçon, les femmes sortaient comme il arrivait, et alors…

— Non. Les femmes étaient hors du jardin quand il y a pénétré.

L’assertion, pour le coup, sembla au bonhomme par trop audacieuse.

— Ça, fit-il, on ne peut pas le savoir.

— Je le sais, cependant, et de la façon la plus positive. Vous doutez, papa !… C’est que vos yeux vieillissent. Approchez un peu votre lanterne, et vous constaterez que là… oui, vous y êtes, notre homme a posé sa grosse botte juste sur une des empreintes de la femme au petit pied, et l’a aux trois quarts effacée.

Cet irrécusable témoignage matériel stupéfia le vieux policier.

— Maintenant, continua Lecoq, ce pas est-il bien celui du complice que le meurtrier espérait ?… Ne serait-ce pas celui de quelque rôdeur de terrain vague attiré par les coups de feu ?… C’est ce qu’il nous faut savoir… et nous le saurons. Venez !…

Une clôture de lattes entre-croisées, d’un peu plus d’un mètre de haut, assez semblable à celles qui défendent l’accès des lignes de chemins de fer, séparait des terrains vagues le jardinet de la veuve Chupin.

Quand Lecoq avait tourné le cabaret pour cerner le meurtrier, il était venu se heurter contre cette barrière, et, tremblant d’arriver trop tard, il l’avait franchie, au grand détriment de son pantalon, sans se demander seulement s’il existait une issue.

Il en existait une. Un léger portillon de lattes, comme le reste, tournant dans des gonds de gros fil de fer, maintenu par un taquet de bois, permettait d’entrer et de sortir de ce côté.

Eh bien ! c’est droit à ce portillon que les pas marqués sur la neige conduisirent les deux agents de la sûreté.

Cette particularité devait frapper le jeune policier. Il s’arrêta court.

— Oh !… murmura-t-il comme en aparté, ces deux femmes ne venaient pas ce soir à la Poivrière pour la première fois.

— Tu crois, garçon ? interrogea le père Absinthe.

— Je l’affirmerais presque. Comment, sans l’habitude des êtres de ce bouge, soupçonner l’existence de cette issue ? L’aperçoit-on, par cette nuit obscure, avec ce brouillard épais ? Non, car moi qui, sans me vanter, ai de bons yeux, je ne l’ai pas vue…

— Ça, c’est vrai !…

— Les deux femmes y sont venues, pourtant, sans hésitation, sans tâtonnements, en ligne directe ; et notez qu’il leur a fallu traverser diagonalement le jardin.

Le vétéran eût donné quelque chose pour avoir une petite objection à présenter, le malheur est qu’il n’en trouva pas.

— Par ma foi ! fit-il, tu as une drôle de manière de procéder. Tu n’es qu’un conscrit, je suis un vieux de la vieille, j’ai assisté, en ma vie, à plus d’enquêtes que tu n’as d’années, et jamais je n’ai vu…

— Bast !… interrompit Lecoq, vous en verrez bien d’autres. Par exemple, je puis vous apprendre, pour commencer, que si les femmes savaient la situation exacte du portillon, l’homme ne la connaissait que par ouï-dire…

— Oh ! pour le coup !…

— Cela se démontre, papa. Étudiez les empreintes du gaillard, et vous qui êtes malin, vous reconnaîtrez qu’en venant il a diablement dévié. Il était si peu sûr de son affaire que, pour trouver l’ouverture il a été obligé de la chercher, les mains en avant… et ses doigts ont laissé des traces sur la mince couche de neige qui recouvre la clôture.

Le bonhomme n’eût point été fâché de se rendre compte par lui-même, ainsi qu’il le disait, mais Lecoq était pressé.

— En route, en route ! dit-il, vous vérifierez mes assertions une autre fois…

Ils sortirent alors du jardinet, et s’attachèrent aux empreintes qui remontaient vers les boulevards extérieurs, en appuyant toutefois un peu sur la droite dans la direction de la rue du Patay.

Point n’était besoin d’une attention soutenue. Personne, hormis les fugitifs, ne s’était aventuré dans ces parages déserts depuis la dernière tombée de neige. Un enfant eût suivi la voie, tant elle était claire et distincte.

Quatre empreintes, très-différentes, formaient la piste : deux étaient celles des femmes ; les deux autres, l’une à l’aller, l’autre au retour, avaient été laissées par l’homme.

À diverses reprises, ce dernier avait posé le pied juste sur les pas des deux femmes, les effaçant à demi, et ainsi il ne pouvait subsister de doutes quant à l’instant précis de la soirée où il était venu épier.

À cent mètres environ de la Poivrière, Lecoq saisit brusquement le bras de son vieux collègue.

— Halte !… commanda-t-il, nous approchons du bon endroit, j’entrevois des indices positifs.

L’endroit était un chantier abandonné, ou plutôt la réserve d’un entrepreneur de bâtisses. Il s’y trouvait déposés selon le caprice des charretiers quantité d’énormes blocs de pierre, les uns travaillés, les autres bruts, et bon nombre de grandes pièces de bois grossièrement équarries.

Devant un de ces madriers, dont la surface avait été essuyée, toutes les empreintes se rejoignaient, se mêlaient et se confondaient.

— Ici, prononça le jeune policier, nos fugitives ont rencontré l’homme, et tenu conseil avec lui. L’une d’elles, celle qui a les pieds si petits, s’est assise.

— C’est ce dont nous allons nous assurer plus amplement, fit d’un ton entendu le père Absinthe.

Mais son compagnon coupa court à ces velléités de vérification.

— Vous, l’ancien, dit-il, vous allez me faire l’amitié de vous tenir tranquille ; passez-moi la lanterne et ne bougez plus…

Le ton modeste de Lecoq était devenu soudainement si impérieux que le bonhomme n’osa lui résister.

Comme le soldat au commandement de fixe, il resta planté sur ses jambes, immobile, muet, penaud, suivant d’un œil curieux et ahuri les mouvements de son collègue.

Libre de ses allures, maître de manœuvrer la lumière selon la rapidité de ses idées, le jeune policier explorait les environs dans un rayon assez étendu.

Moins inquiet, moins remuant, moins agile, est le limier qui quête.

Il allait, venait, tournait, s’écartait, revenait encore, courant ou s’arrêtant sans raison apparente ; il palpait, il scrutait, il interrogeait tout : le terrain, les bois, les pierres et jusqu’aux plus menus objets ; tantôt debout, le plus souvent à genoux, quelquefois à plat ventre, le visage si près de terre que son haleine devait faire fondre la neige.

Il avait tiré un mètre de sa poche, et il s’en servait avec une prestesse d’arpenteur, il mesurait, mesurait, mesurait…

Et tous ces mouvements, il les accompagnait de gestes bizarres comme ceux d’un fou, les entrecoupant de jurons ou de petits rires, d’exclamations de dépit ou de plaisir.

Enfin, après un quart d’heure de cet étrange exercice, il revint près du père Absinthe, posa sa lanterne sur le madrier, s’essuya les mains à son mouchoir et dit :

— Maintenant, je sais tout.

— Oh !… c’est peut-être beaucoup.

— Quand je dis tout, je veux dire tout ce qui se rattache à cet épisode du drame qui là-bas, chez la veuve Chupin, s’est dénoué dans le sang. Ce terrain vague, couvert de neige, est comme une immense page blanche où les gens que nous recherchons ont écrit, non-seulement leurs mouvements et leurs démarches, mais encore leurs secrètes pensées, les espérances et les angoisses qui les agitaient. Que vous disent-elles, papa, ces empreintes fugitives ? Rien. Pour moi, elles vivent comme ceux qui les ont laissées, elles palpitent, elles parlent, elles accusent !…

À part soi, le vieil agent de la sûreté se disait :

— Certainement, ce garçon est intelligent ; il a des moyens, c’est incontestable, seulement il est toqué.

— Voici donc, poursuivait Lecoq, la scène que j’ai lue. Pendant que le meurtrier se rendait à la Poivrière, avec les deux femmes, son compagnon, je l’appellerai son complice, venait l’attendre ici. C’est un homme d’un certain âge, de haute taille, — il a au moins un mètre quatre-vingts, — coiffé d’une casquette molle, vêtu d’un paletot marron de drap moutonneux, marié très-probablement, car il porte une alliance au petit doigt de la main droite…

Les gestes désespérés de son vieux collègue le contraignirent de s’arrêter.

Ce signalement d’un individu dont l’existence n’était que bien juste démontrée, ces détails précis donnés d’un ton de certitude absolue, renversaient toutes les idées du père Absinthe et renouvelaient ses perplexités.

— Ce n’est pas bien, grondait-il, non, ce n’est pas délicat. Tu me parles de gratification, je prends la chose au sérieux, je t’écoute, je t’obéis en tout… et voilà que tu te moques de moi. Nous trouvons quelque chose, et au lieu d’aller de l’avant, tu t’arrêtes à conter des blagues…

— Non, répondit le jeune policier, je ne raille pas et je ne vous ai rien dit encore dont je ne sois matériellement sûr, rien qui ne soit la stricte et indiscutable vérité.

— Et tu voudrais que je croie…

— Ne craignez rien, papa, je ne violenterai pas vos convictions. Quand je vous aurai dit mes moyens d’investigation, vous rirez de la simplicité de ce qui, en ce moment, vous semble incompréhensible.

— Va donc, fit le bonhomme d’un ton résigné.

— Nous en étions, mon ancien, au moment où le complice montait ici la garde, et le temps lui durait. Pour distraire son impatience, il faisait les cent pas le long de cette pièce de bois, et par instants il suspendait sa monotone promenade pour prêter l’oreille. N’entendant rien, il frappait du pied, en se disant sans doute : « Que diable devient donc l’autre, là-bas !… » Il avait fait une trentaine de tours, je les ai comptés, quand un bruit sourd rompit le silence… les deux femmes arrivaient.

Au récit de Lecoq, tous les sentiments divers dont se compose le plaisir de l’enfant écoutant un conte de fées, le doute, la foi, l’anxiété, l’espérance, se heurtaient et se brouillaient dans la cervelle du père Absinthe.

Que croire, que rejeter ? Il ne savait. Comment discerner le faux du vrai, parmi toutes ces assertions également péremptoires ?

D’un autre côté, la gravité du jeune policier, qui certes n’était pas feinte, écartait toute idée de plaisanterie.

Puis la curiosité l’aiguillonnait.

— Nous voici donc aux femmes, dit-il.

— Mon Dieu, oui, répondit Lecoq ; seulement, ici la certitude cesse ; plus de preuves, mais seulement des présomptions. J’ai tout lieu de croire que nos fugitives ont quitté la salle du cabaret dès le commencement de la bagarre, avant les cris qui nous ont fait accourir. Qui sont-elles ? Je ne puis que le conjecturer. Je soupçonne cependant qu’elles ne sont pas de conditions égales. J’inclinerais volontiers à penser que l’une est la maîtresse et l’autre la servante.

— Il est de fait, hasarda le vieil agent, que la différence de leurs pieds et de leurs chaussures est considérable.

Cette observation ingénieuse eut le don d’arracher un sourire aux préoccupations du jeune policier.

— Cette différence, dit-il sérieusement, est quelque chose, mais ce n’est pas elle qui a fixé mon opinion. Si le plus ou moins de perfection des extrémités réglait les conditions sociales, beaucoup de maîtresses seraient servantes. Ce qui me frappe, le voici :

Quand ces deux malheureuses sortent épouvantées de chez la Chupin, la femme au petit pied s’élance d’un bond dans le jardin, elle court en avant, elle entraîne l’autre, elle la distance. L’horreur de la situation, l’infamie du lieu, l’effroi du scandale, l’idée d’une situation à sauver, lui communiquent une merveilleuse énergie.

Mais son effort, ainsi qu’il arrive toujours aux femmes délicates et nerveuses, ne dure que quelques secondes. Elle n’est pas à la moitié du chemin qu’il y a d’ici à la Poivrière, que son élan se ralentit, ses jambes fléchissent. Dix pas plus loin, elle chancelle et trébuche. Quelques pas encore, elle s’affaisse si bien que ses jupes appuient sur la neige et y tracent un léger cercle.

Alors intervient la femme aux souliers plats. Elle saisit sa compagne par la taille, elle l’aide, — et leurs empreintes se confondent — puis la voyant décidément près de défaillir, elle la soulève entre ses robustes bras et la porte — et l’empreinte de la femme au petit pied cesse…

Lecoq inventait-il à plaisir, cette scène n’était-elle qu’un jeu de son imagination ?

Feignait-il cet accent absolu que donne la conviction profonde et sincère, et qui fait, pour ainsi dire, revivre la réalité ?

Le père Absinthe conservait l’ombre d’un doute, mais il entrevoyait un moyen infaillible d’en finir avec ses soupçons.

Il s’empara lestement de la lanterne et courut étudier ces empreintes qu’il avait regardées, qu’il n’avait pas su voir, qui avaient été muettes pour lui, et qui avaient livré leur secret à un autre.

Il dut se rendre. Tout ce que Lecoq avait annoncé, il le retrouva, il reconnut les pas confondus, le cercle des jupons, la lacune des élégantes empreintes.

À son retour, sa contenance seule trahissait une admiration respectueusement ébahie, et c’est avec une nuance très-saisissable de confusion qu’il dit :

— Il ne faut pas en vouloir à un vieux de la vieille, qui est un peu comme saint Thomas… J’ai touché du doigt, et je voudrais bien savoir la suite.

Certes, il s’en fallait que le jeune policier lui en voulût de son incrédulité.

— Ensuite, reprit-il, le complice qui avait entendu venir les fugitives court au-devant d’elles, et il aide la femme au large pied à porter sa compagne. Cette dernière se trouvait décidément mal. Aussitôt le complice retire sa casquette, et s’en sert pour épousseter la neige qui se trouvait sur le madrier. Puis, ne jugeant pas la place assez sèche, il l’essuie du pan de sa redingote.

Ces soins sont-ils pure galanterie ou prévenance habituelle d’un subalterne ? Je me le suis demandé.

Ce qui est positif, c’est que pendant que la femme au petit pied reprenait ses sens, à demi étendue sur ce madrier, l’autre entraînait le complice à cinq ou six pas, à gauche, jusqu’à cet énorme bloc.

Là, elle lui parle, et tout en l’écoutant, l’homme, machinalement, pose sur le bloc couvert de neige, sa main qui y laisse une empreinte d’une merveilleuse netteté… puis l’entretien continuant, c’est son coude qu’il appuie sur la neige…

Comme tous les gens d’une intelligence bornée, le père Absinthe devait passer rapidement d’une défiance idiote à une confiance absurde.

Il pouvait tout croire désormais, par la même raison que d’abord il n’avait rien cru.

Sans notions sur les bornes des déductions et de la pénétration humaines, il n’apercevait pas de limites au génie conjectural de son compagnon.

C’est donc de la meilleure foi du monde qu’il lui demanda :

— Et que disaient le complice et la femme aux souliers plats ?

Si Lecoq sourit de cette naïveté, l’autre ne s’en douta pas.

— Il m’est assez difficile de répondre, fit-il ; je crois pourtant que la femme expliquait à l’homme l’immensité et l’imminence du danger de sa compagne, et qu’ils cherchaient à eux deux le moyen de le conjurer. Peut-être rapportait-elle des ordres donnés par le meurtrier. Le positif, c’est qu’elle finit en priant le complice de courir jusqu’à la Poivrière pour essayer de surprendre ce qui s’y passe. Et il y court, puisque sa piste de l’aller part de ce bloc de pierre.

— Et dire, s’écria le vieil agent, que nous étions dans le cabaret à ce moment !… Un mot de Gévrol et nous pincions la bande entière. Quelle déveine et quel malheur !…

Le désintéressement de Lecoq n’allait pas jusqu’à partager les regrets de son collègue.

L’erreur de Gévrol, il la bénissait, au contraire. N’était-ce pas à elle qu’il devait l’information de cette affaire que de plus en plus il jugeait mystérieuse, et que cependant il espérait pénétrer ?

— Pour finir, reprit-il, le complice ne tarde pas à reparaître, il a vu la scène, il a eu peur, il s’est hâté !… Il tremble que l’idée ne vienne aux agents qu’il a vus de battre les terrains vagues. C’est à la femme aux petits pieds qu’il s’adresse, il lui démontre la nécessité de la fuite, et que chaque minute perdue peut devenir mortelle. À sa voix, elle rassemble toute son énergie, elle se lève et s’éloigne au bras de sa compagne.

L’homme leur a-t-il indiqué la route à suivre, la connaissaient-elles ? Nous le saurons plus tard. Ce qui est acquis, c’est qu’il les a accompagnées à quelque distance pour veiller sur elles.

Mais au-dessus de ce devoir de protéger ces deux femmes, il en a un plus sacré, celui de secourir s’il le peut son complice. Il rebrousse donc chemin, repasse par ici, et voici sa dernière piste qui s’éloigne dans la direction de la rue du Château-des-Rentiers. Il veut savoir ce que deviendra le meurtrier, il va se placer sur son passage…

Pareil au dilettante qui sait attendre, pour applaudir, la fin du morceau qui le transporte, le père Absinthe avait su contenir son admiration.

C’est seulement quand il vit que le jeune policier avait fini, qu’il lâcha la bride à son enthousiasme.

— Voilà une enquête !… s’écria-t-il. Et on dit que Gévrol est fort. Qu’il y vienne donc !… Tenez, voulez-vous que je vous dise ? Eh bien ! comparé à vous, le Général n’est que de la Saint-Jean.

Certes la flatterie était grossière, mais sa sincérité n’était pas douteuse. Puis c’était la première fois que cette rosée de la louange tombait sur la vanité de Lecoq : elle l’épanouit.

— Bast !… répondit-il d’un ton modeste, vous êtes trop indulgent, papa. En somme, qu’ai-je fait de si fort ? Je vous ai dit que l’homme avait un certain âge… ce n’était pas difficile après avoir examiné son pas lourd et traînant. Je vous ai fixé sa taille, la belle malice !… Quand je me suis aperçu qu’il s’était accoudé sur le bloc de pierre qui est là, à gauche, j’ai mesuré le susdit bloc. Il a un mètre soixante-sept, donc l’homme qui a pu y appuyer son coude a au moins un mètre quatre-vingts. L’empreinte de sa main m’a prouvé que je ne me trompais pas. En voyant qu’on avait enlevé la neige qui recouvrait le madrier, je me suis demandé avec quoi ; j’ai songé que ce pouvait être avec une casquette, et une marque laissée par la visière m’a prouvé que je ne me trompais pas.

Enfin, si j’ai su de quelle couleur est son paletot, et de quelle étoffe, c’est que lorsqu’il a essuyé le bois humide, des éclats de bois ont retenu ces petits flocons de laine marron que j’ai retrouvés et qui figureront aux pièces de conviction… Qu’est-ce que tout cela ? Rien. À peine avons-nous les premiers éléments de l’affaire… Nous tenons le fil, il s’agit d’aller jusqu’au bout… En avant donc !

Le vieux policier était électrisé, et comme un écho, il répéta :

— En avant !!!