Monsieur Lecoq/Partie 1/Chapitre 37

(Tome 1p. 364-375).


XXXVII


La maîtresse de l’hôtel de Mariembourg avait remis de l’argent à Mai ; l’achat de ce cigare le prouvait péremptoirement.

Mais s’étaient-ils concertés ? Avaient-ils eu le temps de décider point pour point et par le menu les manœuvres à tenter pour dérouter les poursuites ?…

Il n’y avait à cet égard que des probabilités, très fortes, il est vrai, fortifiées encore par la conduite du prévenu.

Car une fois de plus, ses façons venaient de changer. Autant jusqu’alors il avait paru se soucier peu d’être poursuivi et repris, autant à cette heure, il semblait inquiet et agité. Après avoir marché si longtemps la tête haute, en plein soleil, il était pris de panique, et il filait en baissant le nez le long des maisons, se dissimulant, se faisant petit autant que possible.

— Il est clair, disait Lecoq au père Absinthe, que les craintes de notre homme augmentent en raison des espérances qu’il conçoit. Il était totalement découragé sous l’Odéon, pour un peu il se fût livré, maintenant il croit bien avoir une issue pour nous échapper avec son secret.

Le prévenu longea ainsi les boulevards jusqu’au passage Vendôme. Il le traversa et gagna le Temple.

Bientôt le père Absinthe et son jeune collègue le virent s’arrêter à la voix d’une de ces obstinées marchandes qui considèrent comme leur proie tous les passants de ces parages et prétendent les déshabiller ou les habiller… au choix.

La marchande faisait l’article, et Mai résistait faiblement. Il finit par céder et disparut dans la boutique.

— Il y tenait, murmura le père Absinthe. Voici qu’il a trouvé à vendre ses frusques… À quoi bon !… puisqu’il a de la monnaie ?

Le jeune policier hocha la tête d’un air soucieux.

— Il soutient son rôle, répondit-il, et il tient surtout à changer de costume. N’est-ce pas surtout la première préoccupation d’un prisonnier qui a réussi à s’évader ?

Il se tut. Mai reparaissait métamorphosé de la tête aux pieds.

Il était maintenant vêtu d’un pantalon de grosse toile bleue et d’une sorte de vareuse de laine noire. Un foulard à carreaux lui entourait le cou, et il était coiffé d’une casquette à double fond mou, qu’il portait sur l’oreille, un peu en arrière, à la crâne.

Réellement, il n’avait pas, en son genre, la mine plus rassurante que Lecoq ; à décider lequel on eût préféré rencontrer au coin d’un bois, on eût hésité.

Lui, paraissait heureux de sa transformation, comme s’il se fut senti plus à l’aise et plus libre sous des vêtements auxquels il était accoutumé.

Il y avait du défi dans le regard qu’il promena autour de lui, comme s’il eût essayé de démêler entre tous les gens qu’il apercevait ceux qui étaient chargés de l’épier et de surprendre son secret.

Du reste, il ne s’était pas défait de son costume de drap ; il le portait sous son bras, noué dans un mouchoir. Il avait acheté et non troqué, dépensé et non augmenté son capital. Il n’avait abandonné que son chapeau de soie à haute forme.

Lecoq eût bien voulu entrer chez le marchand pour questionner ; mais il comprit que ce serait une imprudence. Mai venait d’assurer sa casquette sur sa tête d’un geste qui ne pouvait laisser de doutes sur ses intentions.

La seconde d’après, il détalait dans la rue du Temple. La chasse sérieuse commençait, et bientôt les deux limiers n’eurent pas trop de toute leur expérience et de tout leur flair pour suivre à vue un gibier qui semblait doué de l’agilité du cerf.

Mai avait probablement habité l’Angleterre et l’Allemagne, puisqu’il parlait la langue de ces pays aussi couramment que les natifs, mais à coup sûr il connaissait son Paris aussi bien que le plus vieux Parisien.

Cela fut démontré rien que par la façon dont il se jeta brusquement rue des Gravilliers et à la sûreté de sa course au milieu de ce lacis de petites rues bizarrement percées, qui s’enchevêtrent entre la rue du Temple et la rue Beaubourg.

Ah ! il savait ce quartier sur le bout du doigt, et comme s’il y eût vécu la moitié de son existence. Il savait les maisons à deux issues, les passages tolérés par certaines cours, les longs couloirs tortueux et sombres débouchant sur plusieurs rues.

Par deux fois il faillit dépister les policiers. Au passage Frépillon, son salut ne tint qu’à un fil. S’il fût resté une minute encore immobile dans un coin obscur où il s’était blotti, derrière des tonneaux vides, les deux agents s’éloignaient.

La poursuite présentait d’horribles difficultés. La nuit était venue, et en même temps s’était élevé ce léger brouillard qui suit invariablement les premières belles journées du printemps. Le gaz des réverbères brûlait rouge dans la brume sans projeter de lueurs.

Et pour comble, c’était l’heure où ces rues laborieuses sont le plus peuplées ; les ouvriers sortent des ateliers, les ménagères courent aux provisions pour le souper, devant toutes les maisons des centaines de locataires bourdonnent comme des abeilles autour de leur ruche.

Mai profitait de tout, pour égarer les gens acharnés après lui. Groupes, embarras de voitures, travaux de voirie, il utilisait tout, avec une merveilleuse présence d’esprit et une adresse si rare qu’il glissait comme une ombre, à travers la foule, sans heurter personne, sans soulever sur son passage la moindre réclamation.

Il avait fini par s’engager dans la rue des Gravilliers et gagnait les larges voies.

Après s’être fait battre dans une étroite enceinte, il voulait essayer de l’espace. Il avait lutté de ruses, il allait lutter de vitesse et de fond.

Arrivé au boulevard de Sébastopol, il tourna à gauche, du côté de la Seine, et prit son élan…

Il filait avec une prestigieuse rapidité, les coudes au corps, ménageant son haleine, cadençant son pas avec la précision d’un professeur de gymnastique.

Rien ne l’arrêtait, il ne détournait pas la tête, il courait…

Et c’est du même train égal et furieux, qu’il descendit le boulevard de Sébastopol, qu’il traversa la place du Châtelet et les ponts, et qu’il remonta le boulevard Saint-Michel.

Près du musée de Cluny, des fiacres stationnaient. Mai s’arrêta devant la première file, adressa quelques mots au cocher, et monta du côté de la chaussée.

Le fiacre aussitôt partit à fond de train.

Mais le prévenu n’était pas dedans. Il n’avait fait que le traverser, et pendant que le cocher s’éloignait pour une course imaginaire payée à l’avance, Mai se glissait du côté du trottoir cette fois dans une voiture qui quitta la station au galop.

Peut-être, après tant de ruses, après un formidable effort, après ce dernier stratagème, peut-être Mai se croyait-il libre… Il se trompait.

Derrière le fiacre qui l’emportait, s’appuyant aux ressorts pour se délasser, un homme courait… Lecoq.

Le pauvre père Absinthe, lui, était tombé à moitié chemin, devant le Palais-de-Justice, épuisé, hors d’haleine. Et le jeune policier ne comptait plus guère le revoir, ayant eu assez à faire de se maintenir, sans crayonner des flèches indicatrices.

Mai avait donné à son cocher l’ordre de le conduire à la place d’Italie, et lui avait surtout recommandé de s’arrêter court au beau milieu de la place, à cent pas de ce poste où il avait été enfermé avec la veuve Chupin.

Quand il y fut arrivé, il se précipita hors du fiacre, et d’un coup d’œil prompt et sûr, il explora les environs, cherchant s’il ne découvrirait pas quelque ombre suspecte.

Il ne vit rien. Surpris par le brusque arrêt de la voiture, le jeune policier avait eu le temps de se jeter à plat ventre sous la caisse, au risque de se faire broyer par les roues.

De plus en plus rassuré vraisemblablement, Mai paya la course et revint sur ses pas du côté de la rue Mouffetard.

D’un bond, Lecoq fut debout, plus acharné sur sa piste qu’un dogue après un os. Il atteignait l’ombre projetée par les grands arbres des boulevards extérieurs, quand un coup de sifflet étouffé retentit à son oreille.

— Le père Absinthe !… fit-il, stupéfait et ravi.

— Moi-même, répondit le bonhomme, et reposé, qui plus est, grâce à un sapin qui m’a ramassé là-bas. J’ai pu de cette façon…

— Oh ! assez ! interrompit Lecoq, assez… ouvrons l’œil.

Mai rôdait alors, avec une indécision manifeste, autour des nombreux cabarets du quartier. Il semblait chercher quelque chose.

Enfin, après avoir été coller son visage aux carreaux de trois de ces bouges, il se décida, et entra dans le quatrième.

La porte n’était pas refermée, que les deux policiers étaient à la vitre, regardant de tous leurs yeux.

Ils virent le prévenu traverser la salle et aller s’asseoir tout au fond, à une table où se trouvait déjà un homme de puissante carrure, au teint enflammé, à favoris grisonnants.

— Le complice !… murmura le père Absinthe.

Était-ce donc, enfin, l’insaisissable complice du meurtrier ?…

Se fier à un vague rapport entre deux signalements est si téméraire et expose à tant de bévues, qu’en toute autre occasion Lecoq eût hésité à se prononcer.

Mais ici, tant de circonstances, de probabilités si fortes étayaient l’opinion émise par le père Absinthe, que le jeune policier l’admit tout d’abord.

Ce rendez-vous n’était-il pas dans la logique des événements, le résultat prévu et annoncé de la rencontre fortuite du prévenu et de la blonde maîtresse de l’hôtel de Mariembourg !…

— Mai, pensait Lecoq, a commencé par prendre tout l’argent que Mme Milner avait sur elle ; il l’a ensuite chargée de dire à son complice de venir l’attendre dans quelque bouge de ce quartier. S’il a hésité et cherché, c’est qu’il n’avait pu indiquer au juste le cabaret. S’ils ne jettent pas le masque, c’est que Mai n’est pas bien sûr de nous avoir dépistés, et que d’un autre côté le complice craint qu’on n’ait suivi Mme Milner.

Le complice, si c’était véritablement lui, avait eu recours à un travestissement du genre de ceux adoptés par Mai et par Lecoq. Il portait une vieille blouse toute maculée, et avait sur la tête un feutre mou hideux, une loque de feutre. Il avait outré. Sa physionomie peu rassurante était à remarquer parmi toutes les figures louches ou farouches de l’établissement.

Car c’était un repaire qu’ils avaient choisi pour leur rendez-vous. On n’y eût pas trouvé quatre ouvriers dignes de ce nom. Tous les gens qui mangeaient et qui buvaient là, devaient avoir eu des démêlés avec la justice. Les moins redoutables étaient peut-être les rôdeurs de barrière, qui formaient la majorité de l’honorable compagnie, tous reconnaissables à leur cravate à la colin et leur casquette de toile cirée.

Et cependant Mai, cet homme si fortement soupçonné d’appartenir aux plus hautes sphères sociales, semblait là comme chez lui.

Il s’était fait servir « un ordinaire » et un litre, et il dévorait, littéralement, arrosant sa soupe et son bœuf de larges coups, s’essuyant les lèvres du revers de sa manche.

Seulement, s’entretenait-il avec son voisin de table ? C’est ce qu’il était impossible de discerner du dehors à travers les vitres obscurcies par la buée des mets et la fumée des pipes.

— Il faut que j’entre !… déclara résolûment Lecoq. J’irai me placer près d’eux et j’écouterai.

— Y pensez-vous !… fit le père Absinthe. Et s’ils allaient vous reconnaître !

— Ils ne me reconnaîtront pas.

— Ils vous feraient un mauvais parti !…

Le jeune policier eut un geste insouciant.

— Je crois bien, répondit-il, qu’ils ne reculeraient pas devant un bon coup de couteau qui les débarrasserait de moi. La belle affaire !… Un agent de la sûreté qui ne saurait pas risquer sa peau ne serait plus qu’un mouchard. Voyez donc si Gévrol a jamais reculé…

Le vieux malin avait peut-être voulu savoir si le courage de son jeune compagnon égalait sa perspicacité. Il fut édifié.

— Vous, l’ancien, ajouta Lecoq, ne vous éloignez pas, afin de pouvoir les « filer » s’ils sortaient brusquement…

Il avait déjà tourné le bouton de la porte, il la poussa, et étant allé s’établir à une table très-rapprochée de celle qu’occupaient ses deux pratiques, il demanda, d’une voix odieusement enrouée, une chopine et une portion.

Le prévenu et l’homme au feutre causaient, mais comme des étrangers rapprochés par le hasard, et nullement en amis qui se retrouvent à un rendez-vous.

Ils parlaient argot… non cet argot puéril qui émaille certains romans sous prétexte de couleur locale, mais l’argot véritable, celui qui a cours dans les repaires de malfaiteurs, langue ignoble et obscène qu’il est impossible de rendre, tant est flottante et diverse la signification des mots.

— Quels merveilleux comédiens !… pensait le jeune policier, quelle perfection, quelle science !… comme je me laisserais prendre si je n’avais pas des certitudes absolues !…

L’homme au feutre tenait le dé, et il donnait sur les prisons de France de ces détails qu’on chercherait en vain dans les livres spéciaux.

Il disait le caractère des directeurs de toutes les maisons centrales, comment la discipline est plus dure ici que là, comment la nourriture de Poissy vaut dix fois celle de Fontevrault…

Lecoq, ayant dépêché son repas, avait demandé un demi septier d’eau-de-vie, et, le dos au mur, les yeux fermés, il paraissait sommeiller et écoutait.

Mai avait pris la parole à son tour, et il narrait son histoire telle qu’il l’avait contée au juge, depuis le meurtre jusqu’à son évasion, sans oublier les soupçons de la police et de la justice à l’endroit de son individualité, soupçons qui l’avaient bien faire rire, disait-il.

Cependant il se fût tenu pour très-chanceux, il le déclarait, s’il eût eu de quoi regagner l’Allemagne. Mais l’argent lui manquait et il ne savait comment s’en procurer. Il n’avait même pas réussi à se défaire du vêtement à lui appartenant, qu’il avait là dans un paquet.

Là-dessus, l’homme au feutre jura qu’il avait trop bon cœur pour laisser un camarade dans l’embarras. Il connaissait, dans la rue même, un négociant de bonne composition ; il offrit à Mai de l’y conduire.

Pour toute réponse, Mai se redressa en disant : « Partons !… » Et ils se mirent en route, ayant toujours Lecoq sur leurs talons.

Ils descendirent d’un bon pas jusqu’en face de la rue du Fer-à-Moulin, et là, ils s’engagèrent dans une allée étroite et sombre.

— Courez, l’ancien, dit aussitôt Lecoq au père Absinthe, courez demander au concierge si cette maison n’a pas deux issues.

La maison n’avait que cette entrée sur la rue Mouffetard. Les agents attendirent.

— Nous sommes découverts ! murmurait le jeune policier, je le parierais. Il faut que le prévenu m’ait reconnu ou que le garçon de l’hôtel de Mariembourg ait donné mon signalement au complice !…

Le père Absinthe garda le silence ; les deux compagnons émergeaient de l’ombre du corridor. Mai faisait sauter dans le creux de sa main quelques pièces de vingt sous, et il paraissait d’une humeur massacrante.

— Quels filous !… grommelait-il, que ces receleurs.

Si peu qu’on lui eût acheté ses vêtements, l’obligeance de l’homme au feutre valait une politesse. Mai lui proposa un verre de n’importe quoi et ils entrèrent ensemble chez un liquoriste.

Ils y restèrent bien une heure, jouant des tournées au tourniquet ; et quand ils le quittèrent, ce fut pour aller s’installer cent pas plus loin chez un marchand de vins.

Mis dehors par ce marchand de vins qui fermait sa boutique, les deux bons compagnons se réfugièrent dans un débit resté ouvert. On les en chassa ; ils coururent à un autre, puis à un autre…

Et ainsi, de bouteilles en petits verres, ils atteignirent sur les une heure du matin, la place Saint-Michel.

Mais là, par exemple, plus rien à boire. Tout était clos.

Les deux hommes alors se consultèrent, et après une courte discussion, ils se dirigèrent vers le faubourg Saint-Germain, bras dessus, bras dessous comme une paire d’amis.

L’alcool qu’ils avaient absorbé en notable quantité semblait produire son effet. Ils titubaient, ils gesticulaient, ils parlaient très-haut et tous deux à la fois.

À tous risques, Lecoq les devança pour tâcher de saisir quelques bribes de leur conversation, et les mots de « bon coup à faire » et de « argent pour faire la noce » arrivèrent jusqu’à lui.

Décidément, pour s’obstiner à voir deux «  personnages » sous de telles apparences, il fallait la foi robuste de cet illuminé qui s’écriait : « Je crois, parce que c’est absurde. »

La confiance du père Absinthe chancelait.

— Tout cela, murmura-t-il, finira mal !

— Soyez donc sans crainte !… répondit le jeune policier. Je ne comprends rien, je l’avoue, aux manœuvres de ces deux rusés compères ; mais qu’importe !… Maintenant que nos deux oiseaux sont réunis, je suis sûr du succès, sûr, entendez-vous. Si l’un s’envole, l’autre nous restera, et Gévrol verra bien qui avait raison de lui ou de moi !…

Cependant, les allures des deux ivrognes s’étaient peu à peu ralenties.

À voir de quel air ils examinaient ces magnifiques demeures du faubourg Saint-Germain, on pouvait leur supposer les pires intentions.

Rue de Varennes, enfin, à deux pas de la rue de la Chaise, ils s’arrêtèrent devant le mur peu élevé d’un vaste jardin.

C’était l’homme au feutre qui pérorait. Il expliquait à Mai, on le devinait à ses gestes, que la maison, dont ce jardin était une dépendance, avait sa façade rue de Grenelle.

— Ah ça !… grommela Lecoq, jusqu’où pousseront-ils la comédie ?…

Ils la poussèrent jusqu’à l’escalade.

S’aidant des épaules de son compagnon, Mai se hissa jusqu’au chaperon du mur, et l’instant d’après on entendit le bruit de sa chute dans le jardin…

L’homme au feutre, resté dans la rue, faisait le guet…