Monsieur Croche/V. d’Indy

Librairie Dorbon-aîné ; Nouvelle Revue française (p. 117-122).

XXI

V. D’INDY.

L’Étranger est ce que les personnes dogmatiques appellent « une hautaine et pure manifestation d’art » ; à mon humble avis, c’est mieux que cela.

C’est la libération de formules certainement pures et hautaines, mais qui avaient d’un mécanisme d’acier le froid, le bleu, le fin et le dur. La musique s’y manifestait très belle, mais comme engainée, cela vous stupéfiait avec une telle maîtrise que l’on osait à peine être émotionné, — ce n’eût pas été convenable.

Quoi qu’on en ait dit, jamais l’influence de Wagner ne fut réellement profonde chez d’Indy ; l’héroïque cabotinisme de l’un ne put s’allier à la probité artistique de l’autre. Si Fervaal est encore soumis à la tradition wagnérienne, il s’en défend par sa conscience, son dédain de l’hystérie grandiloquente qui surmènent les héros wagnériens.

Je sais bien que l’on reprochera à Vincent d’Indy de s’être libéré, de n’aimer plus autant le feu du « Rendez-vous des thèmes », — joie des vieux wagnériens, renseignés d’avance par de spéciaux indicateurs.

Que ne s’est-il libéré tout à fait de ce besoin de tout expliquer, tout souligner qui alourdit parfois les scènes les plus belles de l’Étranger !

À quoi bon tant de musique pour un douanier, personnage anecdotique, dont je comprends l’intérêt d’opposition à l’humanité débordante de l’Étranger, mais qu’on pouvait souhaiter plus falot, plus vraiment : un de ces vagues humains qui ne songent qu’à leur petite vilaine peau ?

L’action dramatique de l’Étranger n’est pas, malgré sa simplicité, un brutal fait-divers. Elle se passe dans un petit village de pêcheurs, au bord de la mer. Un homme est venu depuis peu s’établir dans ce village ; on l’appelle l’Étranger, faute d’un autre nom ; il est violemment antipathique, ne fréquentant ni ne parlant à personne ; son bonnet est surmonté d’une émeraude qui naturellement lui vaut une réputation de sorcier. Il essaye d’être serviable et bon ; donnant sa part de pêche à ceux qui n’ont pu rien prendre, essayant de délivrer un malheureux que l’on traîne à la prison, — mais l’autorité n’aime pas les symbolistes, — les pêcheurs non plus.

Par deux phrases simples de lignes, Vincent d’Indy a exprimé très clairement ce personnage de l’Étranger. C’est un héros chrétien qui se rattache directement à cette lignée de martyrs qui accomplissaient sur terre une mission de charité imposée par Dieu. L’Étranger est donc le fidèle serviteur que le Maître a voulu tenter par l’amour de la femme, et dont le cœur a faibli, et que la mort seule pourra racheter.

Jamais la musique moderne n’a trouvé d’expression plus profondément pieuse, plus chrétiennement charitable. C’est en vérité une conviction profonde chez d’Indy qui rend ces deux phrases si souverainement bonnes ; elles illuminent le sens profond du drame mieux que n’importe quel commentaire symphonique.

Pourtant une jeune fille, Vita, est attirée par le mystère et la tristesse songeuse de cet homme ; elle aime d’ailleurs profondément la mer, confidente habituelle de ses chagrins, de ses désirs secrets. Vita, est, d’autre part, la fiancée d’André, le beau douanier, qui révèle, dans une scène familière, une âme d’égoïste satisfait. C’est un fonctionnaire qui ne comprendra jamais qu’une jeune fille peut rêver à autre chose qu’à un beau douanier.

Dans une scène où Vita et l’Étranger sont en présence, l’intrigue se noue. Vita avoue son amour. La mer n’est plus sa confidente depuis que l’Étranger est là… Ce dernier, profondément troublé, laisse échapper son douloureux secret : « Adieu, Vita, le bonheur je te souhaite… Moi, je pars dès demain, car je t’aime, je t’aime, oui, je t’aime d’amour, et… tu le savais bien. »

En effet, Vita est jeune, et Vita est fiancée. L’Étranger a perdu, en prononçant les paroles d’amour, la pureté de cœur qui faisait sa force. Car la solitude morale est nécessaire à la mission rédemptrice qu’il a assumée. Se dévouer à tous défend de se dévouer à un seul. Ça n’est pas gai tous les jours de pouvoir faire des miracles. Enfin, l’Étranger est vieux, et ce souci purement humain ne me déplaît pas chez ce personnage miraculeux.

D’avoir oublié sa mission un instant, l’empêchera à l’avenir de continuer son œuvre de charité. Il donne à Vita l’émeraude désormais inutile et lui dit à jamais adieu. Vita, sanglotante, jette dans la mer inquiétante, d’où s’élèvent des voix mystérieuses, l’émeraude sacrée, qui a fait son malheur. La mer se referme sur cette pierre, avec une joie sauvage de toutes ses vagues, d’avoir repris ce talisman qui jadis l’apaisait malgré elle. La tempête s’élève, une barque est en perdition. On pense bien que les bons pêcheurs du premier acte n’oseront pas lui porter secours. André, le beau douanier, profite du désarroi général pour venir montrer à Vita son nouveau galon et lui offrir un bracelet en argent fin. Ce douanier abuse du droit de l’égoïsme et Vita lui prouve, par son silence, combien il est insupportable. Il s’en va sans honte et l’Étranger survient, ramené par le danger, ordonne d’amener un canot, et va partir seul, personne ne voulant se dévouer avec lui. Vita s’élance, et dans un des plus beaux cris que l’amour ait jamais jeté, elle accompagne l’Étranger. Ils s’embarquent, disparaissent parmi la furie des lames, qu’ils n’ont plus le pouvoir de calmer. Un vieux marin suit leur lutte des yeux. Puis tout à coup, la corde qui les maintenait au rivage se rompt. Le vieux marin ôte son bonnet, en prononçant les paroles du De Profundis. Ces deux âmes ont trouvé le repos dans la mort qui, seule, eut pitié de leur impossible amour.

Libre celui qui cherchera d’insondables symboles dans cette action. J’aime à y voir une humanité que Vincent d’Indy n’a revêtue de symbole que pour rendre plus profond cet éternel divorce entre la Beauté et la vulgarité des foules.

Sans m’attarder à des questions de technique, je veux rendre hommage à la sereine bonté qui plane sur cette œuvre, à l’effort de volonté à éviter toute complication et surtout à la hardiesse tranquille de Vincent d’Indy a aller plus loin que lui-même.

Et si tout à l’heure je me plaignais de trop de musique, c’est que, çà et là, elle me paraît nuire à cet épanouissement complet qui orne d’inoubliable beauté tant de pages de l’Étranger. Enfin, cette œuvre est une admirable leçon pour ceux qui croient à cette esthétique brutale et d’importation qui consiste à broyer la musique sous des tombereaux de vérisme.

Le Théâtre de la Monnaie et ses directeurs se sont grandement honorés en montant l’Étranger avec un soin artistique digne de tous les éloges — peut-être aurait-on pu exiger une mise en scène plus rigoureuse. On doit bien être reconnaissant d’un acte qui, même à notre époque, demeure un acte de courage.

Je ne vois qu’à louer M. Sylvain Dupuis et son orchestre de leur compréhension si précieuse pour le musicien, M. Albert et Mlle Friché ont contribué au triomphe qui a salué le nom de l’auteur. Tout le monde, d’ailleurs, a montré un zèle touchant, et je ne vois pas pourquoi l’on ne féliciterait pas la ville de Bruxelles ?