Monsieur Croche/Monsieur Croche antidilettante

Librairie Dorbon-aîné ; Nouvelle Revue française (p. 9-18).

I

MONSIEUR CROCHE
ANTIDILETTANTE.

La soirée était charmante et je m’étais décidé à ne rien faire… (pour être poli, mettons que je rêvais). En réalité, ce n’étaient pas de ces minutes admirables dont on parle plus tard avec attendrissement et avec la prétention qu’elles avaient préparé l’Avenir. Non… c’étaient des minutes vraiment sans prétention, elles étaient simplement de « bonne volonté ».

Je rêvais… Se formuler… ? Finir des œuvres… ? Autant de points d’interrogation posés par une enfantine vanité, besoin de se débarrasser à tout prix d’une idée avec laquelle on a trop vécu ; tout cela cachant assez mal la sotte manie de se montrer supérieur aux autres. Être supérieur aux autres n’a jamais représenté un grand effort si l’on n’y joint pas le beau désir d’être supérieur à soi-même… Seulement c’est une alchimie plus particulière et à laquelle il faut offrir sa chère petite personnalité en holocauste… C’est dur à soutenir, et absolument improductif. Par ailleurs, solliciter l’assentiment unanime représente un temps considérable perdu en de constantes manifestations ou d’inlassables propagandes ; on peut y gagner le droit de faire partie d’un paquet de grands hommes dont on échange les noms pour ranimer de languissantes conversations d’art… Je ne voudrais pas insister, afin de ne décourager personne.

La soirée continuait à être charmante ; mais, on a pu s’en apercevoir, je ne m’aimais pas… je me perdais de vue et me voyais dans les idées générales les plus fâcheuses.

C’est à ce moment précis que l’on sonna à ma porte et que je fis la connaissance de M. Croche. Son entrée chez moi se compose d’incidents naturels ou absurdes dont le détail alourdirait inutilement l’intérêt de ce récit.

M. Croche avait une tête sèche et brève, des gestes visiblement entraînés à soutenir des discussions métaphysiques ; on peut situer sa physionomie en se rappelant les types du jockey Tom Lane et de M. Thiers. Il parlait très bas, ne riait jamais, parfois il soulignait sa conversation par un muet sourire qui commençait par le nez et ridait toute sa figure comme une eau calme dans laquelle on jette un caillou. C’était long et insupportable.

Tout de suite, il sollicita ma curiosité par une vision particulière de la musique. Il parlait d’une partition d’orchestre comme d’un tableau, sans presque jamais employer de mots techniques, mais des mots inhabituels, d’une élégance mate et un peu usée qui semblait avoir le son des vieilles médailles. Je me souviens du parallèle qu’il fit entre l’orchestre de Beethoven représenté pour lui par une formule blanc et noir, donnant par conséquent la gamme exquise des gris, et celui de Wagner : une espèce de mastic multicolore étendu presque uniformément et dans laquelle il me disait ne plus pouvoir distinguer le son d’un violon de celui d’un trombone.

Comme son insupportable sourire se manifestait particulièrement aux moments où il parlait de musique, je m’avisai tout à coup de lui demander sa profession. Il me répondit d’une voix qui tuait toute tentative de critique : « Antidilettante… » et continua sur un ton monotone et exaspéré : « Avez-vous remarqué l’hostilité d’un public de salle de concert ? Avez-vous contemplé ces faces grises d’ennui, d’indifférence, ou même de stupidité ? Jamais elles ne font partie des purs drames qui se jouent à travers le conflit symphonique où s’entrevoit la possibilité d’atteindre au faîte de l’édifice sonore et d’y respirer une atmosphère de beauté complète ? Ces gens, monsieur, ont toujours l’air d’être des invités plus ou moins bien élevés : ils subissent patiemment l’ennui de leur emploi, et s’ils ne s’en vont pas, c’est qu’il faut qu’on les voie à la sortie ; sans cela, pourquoi seraient-ils venus ? — Avouez qu’il y a de quoi avoir à jamais l’horreur de la musique »… Comme j’arguais d’avoir assisté et même participé à des enthousiasmes très recommandables, il répondit : « Vous êtes plein d’erreurs, et si vous manifestiez tant d’enthousiasme, c’était avec la secrète pensée qu’un jour on vous rendrait le même honneur ! Sachez donc bien qu’une véridique impression de beauté ne pourrait avoir d’autres effets que le silence… ? Enfin, voyons ! quand vous assistez à cette féerie quotidienne qu’est la mort du soleil, avez-vous jamais eu la pensée d’applaudir ? Vous m’avouerez que c’est pourtant d’un développement un peu plus imprévu que toutes vos petites histoires sonores ? Il y a plus… vous vous sentez trop chétif et vous ne pouvez pas y incorporer votre âme. Mais, devant une soi-disant œuvre d’art, vous vous rattrapez, vous avez un jargon classique qui vous permet d’en parler d’abondance. » Je n’osai pas lui dire que j’étais assez près d’être de son avis, rien ne desséchant la conversation comme une affirmation ; j’aimai mieux lui demander s’il faisait de la musique. Il releva brusquement la tête en disant : « Monsieur, je n’aime pas les spécialistes. Pour moi, se spécialiser, c’est rétrécir d’autant son univers et l’on ressemble à ces vieux chevaux qui faisaient tourner anciennement la manivelle des chevaux de bois et qui mouraient aux sons bien connus de la Marche Lorraine ! Pourtant, je connais toute la musique et n’en ai retenu que le spécial orgueil d’être assuré contre toute espèce de surprise… Deux mesures me livrent la clef d’une symphonie ou de toute autre anecdote musicale.

» Voyez-vous ! Si l’on peut constater chez quelques grands hommes une « obstinée rigueur » à se renouveler, il n’en va pas ainsi chez beaucoup d’autres, qui recommenceront obstinément ce qu’ils avaient réussi une fois ; et leur habileté m’est indifférente. On les a traités de maîtres ! Prenez garde que cela ne soit qu’une façon polie de s’en débarrasser ou d’excuser de trop pareilles manœuvres. — En somme, j’essaie d’oublier la musique, parce qu’elle me gêne pour entendre celle que je ne connais pas ou connaîtrai « demain »… Pourquoi s’attacher à ce que l’on connaît trop bien ? »

Je lui parlai des plus notoires parmi les contemporains ; il fut plus agressif que jamais… « Je suis curieux des impressions sincères et loyalement ressenties beaucoup plus que de la critique, celle-ci ressemblant trop souvent à des variations brillantes sur l’air de : « Vous vous êtes trompé parce que vous ne faites pas comme moi » ou bien : « Vous avez du talent, moi je n’en ai aucun, ça ne peut pas continuer plus longtemps »… J’essaie de voir, à travers les œuvres, les mouvements multiples qui les ont fait naître et ce qu’elles contiennent de vie intérieure ; n’est-ce pas autrement intéressant que le jeu qui consiste à les démonter comme de curieuses montres ?

» Les hommes se souviennent mal qu’on leur a défendu, étant enfants, d’ouvrir le ventre des pantins… (c’est déjà un crime de lèse-mystère) : ils continuent à vouloir fourrer leur esthétique nez là où il n’a que faire. S’ils ne crèvent plus de pantins, ils expliquent, démontent et, froidement, tuent le mystère : c’est plus commode et alors on peut causer. Mon Dieu, une incompréhension notoire excuse les uns ; quelques autres, plus féroces, y mettent de la préméditation : il faut bien défendre sa chère petite médiocrité… Ces derniers ont une clientèle fidèle.

» Je m’occupe fort peu des œuvres consacrées soit par le succès, soit par la tradition ; une fois pour toutes, Meyerbeer, Thalberg, Reyer… sont des hommes de génie, ça n’a pas autrement d’importance.

» Les dimanches où le bon Dieu est gentil, je n’entends aucune musique ; je vous en fais toutes mes excuses… Enfin, veuillez vous en tenir au mot « Impressions », auquel je tiens pour ce qu’il me laisse la liberté de garder mon émotion de toute esthétique parasite.

» Vous avez une tendance à grossir des événements qui auraient semblé naturels, par exemple, à l’époque d’un Bach. — Vous me parlez de la sonate de M. P. Dukas ; il est probablement de vos amis, et même critique musical ? Autant de raisons pour se dire du bien. On vous a pourtant dépassé dans l’éloge, et M. Pierre Lalo, dans un feuilleton du journal le Temps exclusivement consacré à cette sonate, lui sacrifiait du même coup celles qu’écrivirent Schumann et Chopin. Certes, la nervosité de Chopin sut mal se plier à la patience qu’exige la confection d’une sonate ; il en fit plutôt des « esquisses très poussées ». On peut tout de même affirmer qu’il inaugura une manière personnelle de traiter cette forme, sans parler de la délicieuse musicalité qu’il inventait à cette occasion. C’était un homme à idées généreuses, il en changeait souvent sans en exiger un placement à cent pour cent qui est la gloire la plus claire de quelques-uns de nos maîtres.

» Naturellement M. P. Lalo ne manque pas d’évoquer la grande ombre de Beethoven à propos de la sonate de votre ami Dukas. À sa place, j’en aurais été médiocrement flatté ! Les sonates de Beethoven sont très mal écrites pour le piano ; elles sont plus exactement, surtout les dernières, des transcriptions d’orchestre ; il manque souvent une troisième main que Beethoven entendait certainement, du moins je l’espère. Il valait mieux laisser Schumann et Chopin tranquilles : ceux-là écrivirent réellement pour le piano et, si cela paraît mince à M. P. Lalo, il peut au moins leur être reconnaissant d’avoir préparé la perfection que représentent un Dukas… et quelques autres. »

Ces derniers mots furent exprimés par M. Croche avec une imperturbable froideur : c’était à prendre ou à jeter par les fenêtres. J’étais trop intéressé et le laissai continuer, après un long silence pendant lequel il parut ne plus vivre que par la fumée de son cigare, dont curieusement il regardait monter la spirale bleue, semblant y contempler de curieuses déformations… peut-être d’audacieux systèmes… Son silence interloquait et effrayait un peu… Il reprit : « La musique est un total de forces éparses… On en fait une chanson spéculative ! J’aime mieux les quelques notes de la flûte d’un berger égyptien, il collabore au paysage et entend des harmonies ignorées de vos traités… Les musiciens n’écoutent que la musique écrite par des mains adroites ; jamais celle qui est inscrite dans la nature. Voir le jour se lever est plus utile que d’entendre la Symphonie Pastorale. À quoi bon votre art presque incompréhensible ? Ne devriez-vous pas en supprimer les complications parasites qui l’assimilent pour l’ingéniosité à une serrure de coffre-fort… Vous piétinez parce que vous ne savez que la musique et obéissez à des lois barbares et inconnues… On vous salue d’épithètes somptueuses et vous n’êtes que malins ! Quelque chose entre le singe et le domestique. »

J’osai lui dire que des hommes avaient cherché, les uns dans la poésie, les autres dans la peinture (à grand’peine j’y ajoutai quelques musiciens) à secouer la vieille poussière des traditions, et que cela n’avait eu d’autre résultat que de les faire traiter de symbolistes ou d’impressionnistes ; termes commodes pour mépriser son semblable… « Ce sont des journalistes, des gens de métier qui les traitèrent ainsi, continuait M. Croche sans broncher, ça n’a aucune importance. Une idée très belle, en formation, contient du ridicule pour les imbéciles… Soyez certain qu’il y a une espérance de beauté plus certaine dans ces hommes ridiculisés, que dans cette espèce de troupeau de moutons qui docilement s’en va vers les abattoirs qu’une fatalité clairvoyante leur prépare.

» Rester unique… sans tare… — L’enthousiasme du milieu me gâte un artiste, tant j’ai peur qu’il ne devienne par la suite que l’expression de son milieu.

» Il faut chercher la discipline dans la liberté et non dans les formules d’une philosophie devenue caduque et bonne pour les faibles. N’écouter les conseils de personne, sinon du vent qui passe et nous raconte l’histoire du monde. »

À ce moment, M. Croche parut s’éclaircir : il me semblait que je voyais en lui, et j’entendais ses paroles comme une musique inouïe. Je ne puis en transcrire convenablement l’éloquence spéciale. Peut-être ceci…

« Savez-vous une émotion plus belle qu’un homme resté inconnu le long des siècles, dont on déchiffre par hasard le secret ?… — Avoir été un de ces hommes… voilà la seule forme valable de la gloire. »

Le jour se levait ; M. Croche était visiblement fatigué, et il s’en alla. Je l’accompagnai jusqu’à la porte palière ; il ne pensa pas plus à me serrer la main que je ne songeai à le remercier. Longtemps, j’écoutai le bruit de son pas qui diminuait, étage par étage. Je n’osais espérer le revoir jamais.