Monsieur Croche/La sonate de M. Paul Dukas

Librairie Dorbon-aîné ; Nouvelle Revue française (p. 41-43).
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V

LA SONATE DE M. P. DUKAS.

À notre époque, la musique tend de plus en plus à servir d’accompagnement à des anecdotes sentimentales ou tragiques et assume le rôle un peu louche de faiseur de boniments à la porte d’une baraque où s’efforce le sinistre « Rien du Tout ».

Ceux qui aiment vraiment la musique vont rarement dans les baraques ; ils ont un simple piano et recommencent éperdument certaines pages ; cela grise aussi sûrement que le « juste, puissant et subtil opium » et c’est l’art d’évoquer les minutes heureuses le moins débilitant. M. P. Dukas semble avoir pensé à ces « derniers » lorsqu’il écrivit sa sonate : la sorte d’émotion hermétique qui s’y traduit et ce lien rigoureux dans l’enchaînement des idées réclament impérieusement une intime et profonde communion avec l’œuvre (ce côté impérieux marque d’un cachet spécial presque tout l’art de M. P. Dukas, même quand il n’est qu’épisodique) ; elle est le résultat d’une ardente patience dans l’ajustement des pièces formant son armature et il est à craindre qu’on ne puisse aisément en suivre le jeu dans une exécution au concert ? Cela n’enlève rien à sa beauté ni à son rêve. — Si le cerveau qui conçut cette sonate mêla à l’idée d’imagination l’idée de construction, il ne faudrait pas conclure à l’idée de complication, rien ne serait plus délibérément absurde. M. P. Dukas sait ce que contient la musique ; elle n’est pas uniquement une chose brillante et sonore qui amuse l’oreille jusqu’à l’énervement : — compréhension facile où se rejoignent sans trop se heurter tant de musiques que l’on croit… différentes. — Elle est pour lui un trésor inépuisable de formes, de souvenirs possibles qui lui permettent d’assouplir ses idées à la mesure de son domaine imaginatif. Il est le maître de son émotion et sait lui éviter des clameurs inutiles ; il ne se permet jamais par conséquent de ces développements parasites qui déparent si souvent de très belles choses. Qu’on regarde la troisième partie de cette sonate, on découvrira, sous son apparence toute pittoresque, une force qui en commande la fantaisie rythmique avec la silencieuse sûreté d’un mécanisme d’acier. Cette même force conduit le dernier morceau où apparaît l’art de distribuer l’émotion dans toute sa puissance ; on peut même dire que cette émotion est « constructive » par ce qu’elle évoque de beauté pareille aux lignes parfaites d’une architecture, — lignes se fondant et s’accordant avec les espaces colorés de l’air et du ciel, qu’elles épousent dans une harmonie totale et définitive.