XXV


Le salon de madame de Bonmont était singulièrement animé et brillant depuis la victoire des nationalistes à Paris et l’élection de Joseph Lacrisse aux Grandes-Écuries. La veuve du grand baron réunissait chez elle la fleur du parti nouveau. Un vieux rabbin du faubourg Saint-Antoine croyait que la douce Élisabeth avait attiré à elle les ennemis du peuple saint par un décret spécial du Dieu d’Israël. La main, pensait-il, qui mit la nièce de Mardochée dans le lit d’Assuérus s’était plu à rassembler les chefs de l’antisémitisme et les princes des Trublions autour d’une juive. Il est vrai que la baronne avait abjuré la foi de ses pères. Mais qui peut pénétrer les desseins d’Iaveh ? Aux yeux des artistes qui, comme Frémont, se rappelaient les figures mythologiques des palais allemands, sa grasse beauté d’Érigone viennoise semblait l’allégorie des vendanges nationalistes.

Ses dîners avaient un air de joie et de puissance, et chez elle le moindre déjeuner prenait un caractère vraiment national. C’est ainsi que, ce matin-là, elle avait réuni à sa table plusieurs illustres défenseurs de l’Église et de l’armée. Henri Léon, vice-président des Comités royalistes du Sud-Ouest, qui venait d’adresser des félicitations aux élus nationalistes de Paris. Le capitaine de Chalmot, fils du général Cartier de Chalmot, et sa jeune femme, Américaine, qui exprimait dans les salons ses sentiments nationalistes en un tel gazouillis qu’on croyait, à l’entendre, que les oiseaux des volières prenaient part à nos querelles. M. Tonnellier, professeur suspendu de cinquième au lycée Sully ; on sait que M. Tonnellier, convaincu d’avoir fait à ses jeunes élèves l’apologie d’un attentat commis sur la personne de M. le Président de la République, avait été frappé d’une peine disciplinaire et tout aussitôt reçu dans le meilleur monde, où il se tenait bien, à cela près qu’il faisait des jeux de mots. Frémont, ancien communard, inspecteur des beaux-arts, qui, sur le déclin de l’âge, s’accommodait à merveille de la société bourgeoise et capitaliste, fréquentait assidûment les juifs riches, gardiens des trésors de l’art chrétien, et aurait volontiers vécu sous la dictature d’un cheval, pourvu qu’il caressât, toute la journée, de ses mains délicates, des bibelots d’une matière précieuse et d’un fin travail. Le vieux comte Davant, teint, ciré, verni, toujours beau, un peu morose, remémorant l’âge d’or des juifs, quand il fournissait aux grands financiers fastueux des meubles de Riesener et des bronzes de Thomyre. Rabatteur du baron, il lui avait procuré pour quinze millions d’objets d’art et d’ameublement. Aujourd’hui, ruiné par des spéculations malheureuses, il vivait parmi les fils, regrettant les pères, chagrin, amer, parasite des plus insolents, sachant que ce sont les seuls qui se fassent supporter. Elle avait aussi à sa table Jacques de Cadde, un des promoteurs de la souscription Henry, Philippe Dellion, Astolphe de Courtrai, Joseph Lacrisse, Hugues Chassons des Aigues, président du Comité nationaliste de la Celle-Saint-Cloud, et Jambe-d’Argent, en veste et culotte de serpillère, au bras le brassard blanc à fleurs de lis d’or, très chevelu sous son chapeau rond, que jamais il ne quittait, non plus que son chapelet de noyaux d’olives. C’était un chansonnier de Montmartre, nommé Dupont, qui, s’étant fait chouan, était reçu dans le meilleur monde. Il y mangeait sur le pouce, un vieux fusil à pierre entre les jambes, et il y buvait sec. Depuis l’Affaire, un nouveau classement s’est fait dans la haute société française.

Le jeune baron Ernest tenait, en face de sa mère, la place du maître de la maison.

La conversation vint à rouler sur la politique.

— Vous avez tort, dit Jacques de Cadde à Philippe Dellion, croyez-moi, vous avez tort de ne pas travailler le coup du père François… On ne sait pas ce qui peut arriver… après l’Exposition… Et du moment que nous faisons des réunions publiques…

— Il y a une chose vraie, dit Astolphe de Courtrai. C’est que, pour avoir de bonnes élections dans vingt mois, il faut se préparer à faire campagne. Je vous réponds que, moi, je serai prêt. Je travaille tous les jours la boxe et le bâton.

— Quel est votre professeur ? demanda Philippe Dellion.

— Gaudibert. Il a perfectionné la boxe française. C’est étonnant ! Il a des coups de savate exquis, et bien à lui… C’est un professeur de premier ordre, qui comprend l’importance capitale de l’entraînement.

— L’entraînement, tout est là, dit Jacques de Cadde.

— Bien sûr, reprit Astolphe de Courtrai. Et Gaudibert a des méthodes supérieures d’entraînement, tout un système basé sur l’expérience : massages, frictions, régime diététique précédant une alimentation substantielle. Sa devise est « Contre la graisse, pour le muscle ». Et il vous obtient, en six mois, mes amis, un coup de poing d’une élasticité… et un coup de pied d’une souplesse…

Madame de Chalmot demanda :

— Est-ce que vous ne pouvez pas jeter en bas cet insipide ministère ?

Et à la seule idée du cabinet Waldeck, elle secouait avec indignation sa jolie tête de petit Samuel.

— Ne vous inquiétez donc pas, madame, dit Lacrisse. Ce ministère sera remplacé par un autre tout pareil.

— Un autre ministère de dépense républicaine, dit M. Tonnellier. La France sera ruinée.

— Oui, dit Léon, un autre ministère tout pareil à celui-ci. Mais le nouveau déplaira moins, ce ne sera plus le ministère de l’Affaire. Il nous faudra, avec tous nos journaux, mener une campagne de six semaines au moins, pour le rendre odieux.

— Êtes-vous allée, madame, au Petit Palais ? demanda Frémont à la baronne.

Elle répondit qu’oui et qu’elle y avait vu de belles boîtes et de jolis carnets de bal.

— Émile Molinier, reprit l’Inspecteur des beaux-arts, a organisé une admirable exposition de l’art français. Le moyen âge y est représenté par les monuments les plus précieux. Le xviiie siècle y figure honorablement, mais il reste de la place encore. Vous, madame, qui possédez des trésors d’art, ne nous refusez pas l’aumône de quelque chef-d’œuvre.

Il est vrai que le grand baron avait laissé des trésors d’art à sa veuve. Le comte Davant avait fait pour lui des rafles dans les châteaux de province et tiré, par toute la France, sur les bords de la Somme, de la Loire et du Rhône, à des gentilshommes moustachus, ignares et besogneux, les portraits des ancêtres, les meubles historiques, dons des rois à leurs maîtresses, souvenirs augustes de la monarchie, gloire des plus illustres familles. Elle avait dans son château de Montil et dans son hôtel de l’avenue Marceau des ouvrages des plus fameux ébénistes français et des plus grands ciseleurs du xviiie siècle : commodes, médailliers, secrétaires, horloges, pendules, flambeaux, et des tapisseries exquises, aux couleurs mourantes. Mais bien que Frémont et, avant lui, Terremondre l’eussent priée d’envoyer quelques meubles, des bronzes, des tentures, à l’exposition rétrospective, elle s’y était toujours refusée. Vaine de ses richesses et désireuse de les étaler, elle n’avait, cette fois, rien voulu prêter. Joseph Lacrisse l’encourageait dans ce refus : « Ne donnez donc rien à leur Exposition. Vos objets seront volés, brûlés. Sait-on seulement s’ils parviendront à organiser leur foire internationale ? Il vaut mieux n’avoir pas affaire à ces gens-là. »

Frémont, qui avait déjà essuyé plusieurs refus, insista :

— Vous, madame, qui possédez de si belles choses, et qui êtes si digne de les posséder, montrez-vous ce que vous êtes, libérale, généreuse et patriote, car il s’agit de patriotisme. Envoyez au Petit Palais votre meuble de Riesener, décoré de sèvres en pâte tendre. Avec ce meuble, vous ne craindrez pas de rivaux. Car il n’y a son pareil qu’en Angleterre. Nous mettrons dessus vos vases en porcelaine, qui proviennent du Grand Dauphin, ces deux merveilleuses potiches en céladon, montées en bronze par Caffieri. Ce sera éblouissant !…

Le baron Davant arrêta Frémont :

— Ces montures, dit-il avec un ton de sagesse attristée, ne sont pas de Philippe Caffieri. Elles sont marquées d’un C surmonté d’une fleur de lis. C’est la marque de Cressent. On peut l’ignorer. Mais il ne faut pas dire le contraire.

Frémont reprit ses supplications :

— Madame, montrez votre magnificence, ajoutez à cet envoi votre tenture de Leprince, la Fiancée moscovite. Et vous vous assurerez des droits à la reconnaissance nationale.

Elle était près de céder. Avant de consentir, elle interrogea du regard Joseph Lacrisse, qui lui dit :

— Envoyez-leur votre xviiie siècle, puisqu’ils en manquent.

Puis, par déférence pour le comte Davant, elle lui demanda ce qu’il fallait faire.

Il lui répondit :

— Faites ce que vous voudrez. Je n’ai pas de conseils à vous donner. Envoyez ou n’envoyez pas vos meubles à l’Exposition, ce sera tout un. Rien ne fait rien, comme disait mon vieil ami Théophile Gautier.

— Ça y est, pensa Frémont ! Je vais tout à l’heure aller annoncer au ministère que j’ai décroché la collection Bonmont. Cela vaut bien la rosette.

Et il sourit intérieurement. Ce n’est pas qu’il fût un sot. Mais il ne méprisait pas les distinctions sociales, et il trouvait piquant qu’un condamné de la Commune fût officier de la Légion d’honneur.

— Il faut pourtant, dit Joseph Lacrisse, que je prépare le discours que je prononcerai dimanche au banquet des Grandes-Écuries.

— Oh ! soupira la baronne. Ne vous donnez pas de peine. C’est inutile. Vous improvisez si merveilleusement !…

— Et puis, mon cher, dit Jacques de Cadde, ce n’est pas difficile de parler aux électeurs.

— Ce n’est pas difficile, si vous voulez, reprit l’élu Lacrisse, mais c’est délicat. Nos adversaires crient que nous n’avons pas de programme. C’est une calomnie ; nous avons un programme, mais…

— La chasse à la perdrix, voilà le programme, messieurs, dit Jambe-d’Argent.

— Mais l’électeur, poursuivit Joseph Lacrisse, est plus complexe qu’on ne se le figure tout d’abord. Ainsi, moi, j’ai été élu aux Grandes-Écuries, par les monarchistes naturellement, et par les bonapartistes, et aussi par les… comment dirai-je ? par les républicains qui ne veulent plus de la République, mais qui sont républicains tout de même. C’est un état d’esprit qui n’est pas rare à Paris, dans le petit commerce. Ainsi le charcutier, qui est le président de mon Comité, me le crie à plein gosier :

« La République des républicains, je n’en veux plus. Si je pouvais, je la ferais sauter, dussé-je sauter avec. Mais la vôtre, monsieur Lacrisse, je me ferais tuer pour elle… » Sans doute il y a un terrain d’entente. « Groupons-nous autour du drapeau… Ne laissons pas attaquer l’armée… Sus aux traîtres qui, soudoyés par l’étranger, travaillent à énerver la défense nationale… » Ça, c’est un terrain.

— Il y a aussi l’antisémitisme, dit Henri Léon.

— L’antisémitisme, répondit Joseph Lacrisse, réussit très bien aux Grandes-Écuries, parce qu’il y a dans le quartier beaucoup de juifs riches qui font campagne avec nous.

— Et la campagne antimaçonnique ! s’écria Jacques de Cadde, qui était pieux.

— Nous sommerions d’accord aux Grandes-Écuries pour combattre les francs-maçons, répondit Joseph Lacrisse. Ceux qui vont à la messe leur reprochent de n’être pas catholiques. Les socialistes nationalistes leur reprochent de n’être pas antisémites. Et toutes nos réunions sont levées sur le cri mille fois répété de : « À bas les francs-maçons ! » Sur quoi le citoyen Bissolo s’écrie : « À bas la calotte ! » Il est aussitôt frappé, renversé, foulé aux pieds par nos amis et traîné au poste par les agents. L’esprit est excellent aux Grandes-Écuries. Mais il y a des idées fausses à détruire. Le petit bourgeois ne comprend pas encore que seule la monarchie peut faire son bonheur. Il ne sent pas encore qu’il se grandit en s’inclinant devant l’Église. Le boutiquier a été empoisonné par les mauvais livres et les mauvais journaux. Il est contre les abus du clergé et l’ingérence des prêtres dans la politique. Beaucoup de mes électeurs eux-mêmes se disent anticléricaux.

— Vraiment ! s’écria madame la baronne de Bonmont attristée et surprise.

— Madame, dit Jacques de Cadde, c’est la même chose en province. Et j’appelle cela être contre la religion. Qui dit anticlérical dit antireligieux.

— Ne nous le dissimulons pas, reprit Lacrisse : il nous reste encore beaucoup à faire. Par quels moyens ? C’est ce qu’il faut rechercher.

— Moi, dit Jacques de Cadde, je suis pour les moyens violents.

— Lesquels ? demanda Henri Léon.

Il y eut un silence et Henri Léon reprit.

— Nous avons remporté des succès prodigieux. Mais Boulanger aussi avait remporté des succès prodigieux. Il s’est usé.

— On l’a usé, dit Lacrisse. Mais nous n’avons pas à craindre qu’on nous use de même. Les républicains, qui se sont très bien défendus contre lui, se défendent très mal contre nous.

— Aussi, dit Léon, ce ne sont pas nos ennemis, ce sont nos amis que je crains. Nous avons des amis à la Chambre. Qu’est-ce qu’ils fichent ? Ils n’ont pas pu nous donner seulement une bonne petite crise ministérielle compliquée d’une bonne petite crise présidentielle.

— C’eût été désirable, dit Lacrisse. Mais ce n’était pas possible. Si ç’avait été possible, Méline l’aurait fait. Il faut être juste. Méline fait ce qu’il peut.

— Alors, dit Léon, nous attendrons patiemment que les républicains du Sénat et de la Chambre nous cèdent la place. C’est votre avis, Lacrisse ?

— Ah ! soupira Jacques de Cadde, je regrette le temps où l’on se cognait. C’était le bon temps.

— Il peut revenir, dit Henri Léon.

— Croyez-vous ?

— Dame ! si nous le ramenons.

— C’est vrai !

— Nous sommes le nombre, comme dit le général Mercier. Agissons.

— Vive Mercier ! cria Jambe-d’Argent.

— Agissons, poursuivit Henri Léon. Ne perdons pas de temps. Et surtout prenons garde de nous refroidir. Le nationalisme veut être avalé chaud. Tant qu’il est bouillant, c’est un cordial. Froid, c’est une drogue !

— Comment ! une drogue ? demanda sévèrement Lacrisse.

— Une drogue salutaire, un remède efficace, une bonne médecine. Mais que le malade n’avalera pas avec plaisir, ni volontiers… Il ne faut pas laisser reposer la mixture. Agitez le flacon avant de verser, selon le précepte du sage pharmacien. En ce moment, notre mixture nationaliste, bien secouée, est d’un beau rose agréable à voir, et d’une saveur légèrement acide qui flatte le palais. Si nous laissons reposer la bouteille, la liqueur perdra beaucoup en coloration et en saveur. Elle déposera. Le meilleur ira au fond, les parties de monarchie et de religion, qui entrent dans sa composition, se fixeront au culot. Le malade, défiant, en laissera les trois quarts dans la fiole. Agitez, messieurs, agitez.

— Qu’est-ce que je vous disais ! s’écria le jeune de Cadde.

— Agiter, c’est facile à dire. Encore faut-il le faire à propos. Sans quoi on risque de mécontenter l’électeur, objecta Lacrisse.

— Oh ! dit Léon, si vous songez à votre réélection !…

— Qui vous dit que j’y songe ? Je n’y songe pas.

— Vous avez raison, il ne faut pas prévoir les malheurs de si loin.

— Comment ? les malheurs ! Vous croyez que mes électeurs changeront ?

— Je crains, au contraire, qu’ils ne changent pas. Ils étaient mécontents, et ils vous ont élu. Ils seront mécontents encore dans quatre ans. Et cette fois ce sera de vous… Voulez-vous un conseil, Lacrisse ?

— Donnez toujours.

— Vous avez été nommé par deux mille électeurs ?

— Deux mille trois cent neuf.

— Deux mille trois cent neuf… On ne peut pas contenter deux mille trois cent neuf personnes. Mais il ne faut pas seulement s’attacher au nombre, il faut aussi regarder à la qualité. Vous avez parmi vos électeurs un assez gros paquet de républicains anticléricaux, petits commerçants, petits employés. Ce ne sont pas les plus intelligents.

Lacrisse, qui était devenu un homme sérieux, répondit avec lenteur et gravité :

— Je vais vous expliquer. Ils sont républicains, mais ils sont avant tout patriotes. Ils ont voté pour un patriote qui ne pensait pas comme eux, qui était d’un avis différent du leur sur des questions qu’ils jugeaient secondaires. Leur conduite est parfaitement honorable, et je pense que vous n’hésitez pas à l’approuver.

— Certainement, je l’approuve. Mais nous pouvons dire, entre nous, qu’ils ne sont pas très forts.

— Pas très forts !… reprit Lacrisse amèrement, pas très forts… Je ne vous dis pas qu’ils sont aussi forts que…

Il chercha dans son esprit le nom d’un homme fort, mais soit qu’il n’en connût pas parmi ses amis, soit que sa mémoire ingrate lui refusât le nom qu’il voulait, soit qu’une naturelle malveillance lui fît repousser les exemples qui lui venaient à l’esprit, il n’acheva pas sa phrase, et il reprit avec un peu d’humeur :

— Enfin, je ne vois pas pourquoi vous les débinez.

— Je ne les débine pas. Je dis qu’ils sont moins intelligents que vos électeurs monarchistes et catholiques qui ont marché pour vous avec les bons Pères. Ceux-là, ils savaient ce qu’ils faisaient. Eh bien ! votre intérêt, comme votre devoir, est de travailler pour eux, d’abord parce qu’ils pensent comme vous et ensuite parce qu’on ne les trompe pas, les bons Pères, tandis qu’on trompe les imbéciles.

— Erreur ! profonde erreur ! s’écria Joseph Lacrisse. On voit bien, mon cher, que vous ne connaissez pas l’électeur. Je le connais, moi ! Les imbéciles ne sont pas plus faciles à tromper que les autres. Ils se trompent, c’est vrai. Ils se trompent à chaque instant. Mais on ne les trompe pas….

— Si ! si ! on les trompe, seulement il faut savoir s’y prendre.

— N’en croyez rien, répondit Lacrisse avec sincérité.

Puis, se ravisant :

— D’ailleurs, je ne veux pas les tromper.

— Qui vous parle de les tromper ? Il faut les satisfaire. Et vous le pouvez à peu de frais. Vous ne voyez pas assez le Père Adéodat. C’est un homme de bon conseil, et si modéré ! Il vous dira avec son fin sourire, les mains dans ses manches : « Monsieur le conseiller, gardez, contentez votre majorité. Nous ne serons pas offensés ça et là d’un vote sur l’imprescriptibilité des droits de l’homme et du citoyen, ou même contre l’ingérence du clergé dans le gouvernement. Pensez en séance publique à vos électeurs républicains, et soyez à nous dans les commissions. C’est là, dans la paix et le silence, qu’on fait de bonne besogne. Que la majorité du Conseil se montre parfois anticléricale, c’est un mal que nous supporterons avec patience. Mais il importe que les grandes commissions soient profondément religieuses. Elles seront plus puissantes que le Conseil lui-même, parce qu’une minorité active et compacte l’emporte toujours sur une majorité inerte et confuse. »

» Voilà, mon cher Lacrisse, ce que vous dira le Père Adéodat. Il est admirable de patience et de sérénité. Quand nos amis viennent lui dire en frémissant : « Oh ! mon père ! quelles abominations nouvelles préparent les francs-maçons ! le stage scolaire, l’article 7, la loi sur les associations, ce sont des horreurs ! » le bon Père sourit et ne répond rien. Il ne répond rien, mais il pense : « Nous en avons vu d’autres. Nous avons vu 89 et 93, la suppression des communautés religieuses et la vente des biens ecclésiastiques. Et jadis, sous la monarchie très chrétienne, croit-on que nous avons gardé et accru nos biens sans efforts et sans luttes ? C’est mal connaître l’histoire de France. Nos grasses abbayes, nos villes et villages, nos serfs, nos prairies et nos moulins, nos bois et nos étangs, nos justices et nos juridictions, nous ont été sans cesse disputés par de puissants ennemis, seigneurs, évêques et rois. Nous avions à défendre, à main armée ou devant les tribunaux, un jour un pré, une route, le lendemain, un château, un gibet. Pour soustraire nos richesses à la cupidité du pouvoir laïque, il nous fallait à tout moment produire ces vieilles chartes de Clotaire et de Dagobert que la science impie, enseignée aujourd’hui dans les écoles du gouvernement, argue de faux. Nous avons plaidé pendant dix siècles contre les gens du Roi. Il n’y a que trente ans que nous plaidons contre la justice de la République. Et l’on croit que nous sommes las ! Non, nous ne sommes ni effrayés ni découragés. Nous avons de l’argent et des immeubles. C’est le bien des pauvres. Pour le conserver et le multiplier, nous comptons sur deux secours qui ne nous feront pas défaut : la protection du Ciel et l’impuissance parlementaire. »

» Telles sont les pensées qui se forment harmonieusement sous le crâne luisant du Père Adéodat. Lacrisse, vous avez été le candidat du Père Adéodat. Vous êtes son élu. Voyez-le. C’est un grand politique. Il vous donnera de bons conseils. Vous apprendrez de lui à contenter le charcutier qui est républicain et à charmer le marchand de parapluies qui est libre penseur. Voyez le Père Adéodat, voyez-le sans cesse et le revoyez.

— J’ai plusieurs fois causé avec lui, dit Joseph Lacrisse. Il est en effet très intelligent. Ces bons Pères se sont enrichis avec une rapidité surprenante. Ils font beaucoup de bien dans le quartier.

— Beaucoup de bien, reprit Henri Léon. Tout l’énorme quadrilatère compris entre la rue des Grandes-Écuries, le manège, l’hôtel du baron Golsberg et le boulevard extérieur leur appartient. Ils réalisent patiemment un plan gigantesque. Ils ont entrepris d’élever en plein Paris, dans votre circonscription, mon cher, une autre Lourdes, une immense basilique, qui attirera, chaque année, des millions de pèlerins. En attendant ils construisent sur leurs vastes terrains des maisons de rapport.

— Je le sais bien, dit Lacrisse.

— Je le sais aussi, dit Frémont. Je connais leur architecte. C’est Florimond, un homme extraordinaire. Vous savez que les bons Pères organisent des tournées de pèlerinage en France et à l’étranger. Florimond, les cheveux incultes et la barbe vierge, accompagne les pèlerins dans leurs visites aux cathédrales. Ils s’est fait la tête d’un maître maçon du xiiie siècle. Il contemple les tours et les clochers avec des yeux extatiques. Il explique aux dames l’arc en tiers-point et la Symbolique chrétienne. Il montre, au cœur de la grande rose des portails, Marie, fleur de l’arbre de Jessé. Il calcule la résistance des murs avec des larmes, des soupirs et des prières. À la table d’hôte, qui réunit les moines et les pèlerins, son visage et ses mains, encore tout gris des vieilles pierres qu’il a embrassées, attestent sa foi d’artisan catholique. Il dit son rêve : « Apporter, humble ouvrier, sa pierre au nouveau sanctuaire qui durera autant que le monde. » Et, rentré à Paris, il bâtit des maisons ignobles, des immeubles de rapport avec de mauvais plâtras et des briques creuses posées de champ, de misérables bâtisses qui ne dureront pas vingt ans.

— Mais, dit Henri Léon, elles ne doivent pas durer vingt ans. Ce sont les immeubles des Grandes-Écuries dont je parlais tout à l’heure, et qui feront place un jour à la grande basilique de Saint-Antoine et à ses dépendances, à toute une cité religieuse qui naîtra dans une quinzaine d’années. Avant quinze ans, les bons Pères posséderont tout le quartier de Paris qui a élu notre ami Lacrisse.

Madame de Bonmont se leva et prit le bras du comte Bavant.

— Vous comprenez, je n’aime pas à me séparer de mes affaires… Des objets prêtés courent des risques… On a des ennuis… Mais du moment que c’est dans l’intérêt national… Le pays avant tout. Vous choisirez avec M. Frémont ce qu’il faudra exposer.

— C’est égal, dit Jacques de Cadde en quittant la table, vous avez tort, Dellion, de ne pas travailler le coup du père François.

On prit le café dans le petit salon.

Jambe-d’Argent, chansonnier chouan, se mit au piano. Il venait d’ajouter à son répertoire quelques chansons royalistes de la Restauration avec lesquelles il comptait bien se faire un joli succès dans les salons.

Il chanta, sur l’air de la Sentinelle :


Au champ d’honneur frappé d’un coup mortel,
Le preux Bayard, dans l’ardeur qui l’enflamme,
Fier de périr pour le sol paternel,
Avec ivresse exhalait sa grande âme :
Ah ! sans regret je puis mourir ;
Mon sort, dit-il, sera digne d’envie,
Puisque jusqu’au dernier soupir,
Sans reproche j’ai pu servir
Mon roi, ma belle et ma patrie.


Chassons des Aigues, président du Comité d’action nationaliste, s’approcha de Joseph Lacrisse :

— Mon cher conseiller, décidément, faisons-nous quelque chose le 14 Juillet ?

— Le Conseil, répondit gravement Lacrisse, ne peut pas organiser un mouvement d’opinion. Ce n’est pas dans ses attributions ; mais si des manifestations spontanées se produisent…

— Le temps presse, le péril grandit, répliqua Chassons des Aigues, qui s’attendait à être exécuté à son cercle, et contre qui une plainte en escroquerie était déposée au Parquet. Il faut agir.

— Ne vous énervez pas, dit Lacrisse. Nous sommes le nombre et nous avons l’argent.

— Nous avons l’argent, répéta Chassons des Aigues, pensif.

— Avec le nombre et l’argent, on fait les élections, poursuivit Lacrisse. Dans vingt mois, nous prendrons le pouvoir, et nous le garderons vingt ans.

— Oui, mais d’ici là… soupira Chassons des Aigues, dont les yeux arrondis regardaient, pleins d’inquiétude, dans le vague de l’avenir.

— D’ici là, répondit Lacrisse, nous travaillerons la province. Nous avons déjà commencé.

— Il vaut mieux en finir tout de suite, déclara Chassons des Aigues avec l’accent d’une conviction profonde. Nous ne pouvons pas laisser à ce gouvernement de trahison le loisir de désorganiser l’armée et de paralyser la défense nationale.

— C’est évident, dit Jacques de Cadde. Suivez bien mon raisonnement. Nous crions : « Vive l’armée !… »

— Je te crois, dit le petit Dellion.

— Laissez-moi dire. Nous crions : « Vive l’armée ! » C’est notre cri de ralliement. Si le gouvernement se met à remplacer les généraux nationalistes par des généraux républicains, nous ne pouvons plus crier : « Vive l’armée ! »

— Pourquoi ? demanda le petit Dellion.

— Parce qu’alors ce serait crier : « Vive la République ! », ça crève les yeux !

— Ce n’est pas à craindre, dit Joseph Lacrisse. L’esprit des officiers est excellent. Si le ministère de trahison arrive à mettre dans le haut commandement un républicain sur dix, c’est tout le bout du monde.

— Ce sera déjà très désagréable, dit Jacques de Cadde. Car alors nous serons obligés de crier : « Vivent les neuf dixièmes de l’armée ! » Et pour un cri, c’est trop long.

— Soyez calme, dit Lacrisse, quand nous crions : « Vive l’armée ! » on sait bien que ça veut dire : « Vive Mercier ! »

Jambe-d’Argent, au piano, chanta :


Vive le Roi ! Vive le Roi !
De nos vieux marins c’est l’usage,
Aucun d’eux ne pensait à soi,
Tout en succombant au naufrage,
Chacun criait avec courage :
Vive le Roi !


— Tout de même, dit Chassons des Aigues, le 14 juillet c’est un bon jour pour commencer le chambardement. La foule dans les rues, la foule électrisée, revenant de la revue et acclamant les régiments au passage !… Avec de la méthode, on peut faire beaucoup ce jour-là. On peut soulever les masses profondes.

— Vous vous trompez, dit Henri Léon. Vous méconnaissez la physiologie des foules. Le bon nationaliste qui revient de la revue tient un nourrisson dans ses bras, et il traîne un moutard par la main. Sa femme l’accompagne, portant un litre, du pain et de la charcuterie dans un panier. Allez donc soulever un homme avec ses deux gosses, sa femme et le déjeuner de sa famille !… Et puis, voyez-vous, les foules sont inspirées par des associations d’idées très simples. Vous ne leur ferez pas faire une émeute un jour de fête. Les cordons de gaz et les feux de Bengale suggèrent aux foules des idées joyeuses et pacifiques. Le populaire voit devant les cabarets un carré de lanternes chinoises et une estrade drapée d’andrinople pour les musiciens ; et il ne pense qu’à danser. Si on veut faire un mouvement dans la rue, il faut saisir le moment psychologique.

— Je ne comprends pas, dit Jacques de Cadde.

— Il faudrait pourtant tâcher de comprendre, dit Henri Léon.

— Vous trouvez que je ne suis pas intelligent ?

— Quelle idée !

— Si vous le croyez, vous pouvez le dire : vous ne me fâcherez pas. Je ne pose pas pour l’esprit. Et puis j’ai remarqué que les hommes qu’on trouve intelligents combattent nos idées, nos croyances, qu’ils veulent détruire enfin tout ce que nous aimons. Aussi je serais bien désolé d’être ce qu’on appelle un homme intelligent. J’aime mieux être un imbécile et penser ce que je pense, croire ce que je crois.

— Vous avez bien raison, dit Léon. Nous n’avons qu’à rester ce que nous sommes. Et si nous ne sommes pas bêtes, il faut faire comme si nous l’étions. C’est encore la bêtise qui réussit le mieux en ce monde. Les hommes d’esprit sont des sots. Ils n’arrivent à rien.

— C’est bien vrai, ce que vous dites là, s’écria Jacques de Cadde.

Jambe-d’Argent chanta :


Vive le Roi ! ce cri de ralliement
Des vrais Français est le seul qui soit digne.
Vive le Roi ! de chaque régiment
Que ces trois mots soient la seule consigne.


— C’est égal ! dit Chassons des Aigues. Vous avez tort, Lacrisse, de repousser les moyens révolutionnaires ; ce sont les bons.

— Enfants !… dit Henri Léon ; nous n’avons qu’un moyen d’action, un seul, mais sûr, puissant, efficace. C’est l’Affaire. Nous sommes nés de l’Affaire : nationalistes, ne l’oubliez pas. Nous avons grandi et prospéré par l’Affaire. Elle seule nous a nourris, elle seule nous sustente encore. C’est d’elle que nous tirons notre suc et notre aliment ; c’est elle qui nous fournit notre vivifique substance. Si, arrachée du sol, elle se dessèche et meurt, nous languissons et nous dépérissons.

» Feignons de l’extirper, mais élevons-la soigneusement, nourrissons-la, arrosons-la. Le public est simple ; il est prévenu en notre faveur. En nous voyant bêcher, gratter, racler autour de la plante nourricière, il croira que nous nous efforçons d’en arracher jusqu’à la dernière racine. Et il nous chérira, il nous bénira de notre zèle. Il n’imaginera jamais que nous la cultivons avec amour. Elle a refleuri en pleine Exposition. Et ce peuple candide ne s’est pas aperçu que c’était par nos soins. »

Jambe-d’Argent chanta :


Puisqu’ici notre général
Du plaisir nous donn’ le signal,
Mes amis, poussons à la vente ;
Si nous voulons bien le r’mercier,
Chantons, soldat, comme officier :
Moi,
Jarnigoi !
Je suis soldat du Roi,
J’m’en pique, j’m’en flatte et j’m’en vante.


— C’est bien joli, cette chanson, murmura la baronne de Bonmont, les yeux mi-clos.

— Oui, dit Jambe-d’Argent en secouant sa rude crinière. Cela s’appelle Cadet-Buteux enrégimenté ou le Soldat du Roi. C’est un petit chef-d’œuvre. J’ai eu une bonne idée en exhumant ces vieilles chansons royalistes de la Restauration.


Moi,
Jarnigoi !
Je suis soldat du Roi,


Et tout à coup, abattant une main démesurée sur la queue du piano où il avait posé son chapelet et ses médailles :

— Nom de D…, Lacrisse, touchez pas à mon rosaire. Il est bénit par notre Saint père le pape.

— C’est égal, dit Chassons des Aigues, nous devons manifester dans la rue. La rue est à nous. Il faut qu’on le sache. Allons à Longchamp, le quatorze !…

— J’en suis, dit Jacques de Cadde.

— Moi aussi, j’en suis, s’écria Dellion.

— Vos manifestations, c’est idiot, dit le petit baron, qui avait jusque-là gardé le silence.

Il était assez riche pour se dispenser d’appartenir à aucun parti politique.

Il ajouta :

— Le nationalisme commence à me raser.

— Ernest ! fit la baronne avec la douce sévérité d’une mère.

— C’est vrai, reprit Ernest, vos manifestations, c’est crevant.

Le petit Dellion qui lui devait de l’argent et Chassons des Aigues, qui voulait lui en emprunter, évitèrent de le heurter de front.

Chassons s’efforça de sourire, comme charmé par un trait d’esprit, et Dellion eut une parole de consentement.

— Je ne dis pas non. Mais qu’est-ce qui n’est pas crevant ?

Cette pensée inspira de profondes réflexions à Ernest, qui, après un moment de silence, dit avec un accent sincère de mélancolie :

— C’est vrai ! Tout est crevant… Et, pensif, il ajouta :

— Ainsi les teuf-teuf, ça vous laisse en panne aux endroits où on ne voudrait pas. Ce n’est pas qu’on regrette d’arriver en retard… Pour ce qu’on trouve dans les endroits où l’on va… Mais je suis resté l’autre jour cinq heures entre Marville et Boulay. Vous connaissez pas cet endroit-là ? C’est avant d’arriver à Dreux. Pas une maison, pas un arbre, pas un pli de terrain. C’est plat, c’est jaune, c’est rond, avec un bête de ciel posé dessus comme une cloche à melons. On se fait vieux dans des localités pareilles… C’est égal, je vais essayer d’un nouveau système… soixante-dix kilomètres à l’heure… et moelleux… Venez-vous avec moi, Dellion ? je pars ce soir.