X


La veuve du grand baron, la mère du petit baron, la baronne Jules, cette douce Élisabeth, perdit son ami Raoul Marcien dans les circonstances qu’on sait[1]. Elle avait trop bon cœur pour vivre seule. Et c’eût été dommage aussi. Il se trouva qu’une nuit d’été, entre le Bois et l’Étoile, elle eut un nouvel ami. Il convient de rapporter ce fait particulier qui est lié aux affaires publiques.

La baronne Jules de Bonmont, ayant passé le mois de juin à Montil, au bord de la Loire, traversait Paris pour se rendre à Gmunden. Sa maison étant close, elle alla dîner dans un restaurant du Bois avec son frère le baron Wallstein, M. et madame de Gromance, M. de Terremondre et le jeune Lacrisse, qui étaient comme elle de passage à Paris.

Appartenant tous à la bonne société, ils étaient tous nationalistes. Le baron Wallstein l’était autant que les autres. Juif autrichien, mis en fuite par les antisémites viennois, il s’était établi en France où il faisait les fonds d’un grand journal antisémite et se réfugiait dans l’amitié de l’Église et de l’Armée. M. de Terremondre, petit noble et petit propriétaire, montrait exactement ce qu’il fallait de passions militaristes et cléricales pour s’identifier à la haute aristocratie terrienne qu’il fréquentait. Les Gromance avaient trop d’intérêt au rétablissement de la monarchie pour ne le pas désirer sincèrement. Leur situation pécuniaire était très embarrassée. Madame de Gromance, jolie, bien faite, libre de ses mouvements, se tirait encore d’affaire. Mais Gromance, qui n’était plus jeune et touchait à l’âge où l’on a besoin de sécurité, de bien-être, de considération, soupirait après des temps meilleurs et attendait impatiemment la venue du Roi. Il comptait bien être nommé pair de France par Philippe restauré. Il fondait ses droits à un fauteuil au Luxembourg sur son état de rallié et il se mettait au nombre de ces républicains de Monsieur Méline, que le Roi serait obligé de payer pour les avoir. Le jeune Lacrisse était secrétaire de la Jeunesse royaliste du département où la baronne avait des terres et les Gromance des dettes. Devant la petite table dressée sous le feuillage, à la lueur des bougies, autour des abat-jour roses sur lesquels volaient les papillons, ces cinq personnes se sentaient unies dans une même pensée, que Joseph Lacrisse exprima heureusement en disant :

— Il faut sauver la France !

C’était le temps des grands desseins et des vastes espoirs. Il est vrai qu’on avait perdu le Président Faure et le ministre Méline qui, le premier en frac et en escarpins et faisant la roue, l’autre en redingote villageoise et marchant menu dans ses gros souliers ferrés, menaient la République en terre avec la Justice. Méline avait quitté le pouvoir et Faure avait quitté la vie, au plus beau de la fête. Il est vrai que les obsèques du Président nationaliste n’avaient pas produit tout ce qu’on en attendait et qu’on avait manqué le coup du catafalque. Il est vrai qu’après avoir défoncé le chapeau du Président Loubet, ces messieurs de l’Œillet blanc et du Bleuet avaient eu les leurs aplatis sous les poings des socialistes. Il est vrai qu’un ministère républicain s’était constitué et avait trouvé une majorité. Mais la réaction tenait le clergé, la magistrature, l’armée, l’aristocratie territoriale, l’industrie, le commerce, une partie de la Chambre et presque toute la presse. Et, comme le disait judicieusement le jeune Lacrisse, si le garde des sceaux s’avisait de faire opérer des perquisitions au siège des Comités royalistes et antisémites, il ne trouverait pas dans toute la France un commissaire de police pour saisir des papiers compromettants.

— C’est égal, dit M. de Terremondre, ce pauvre M. Faure nous a rendu de grands services.

— Il aimait l’armée, soupira madame de Bonmont.

— Sans doute, reprit M. de Terremondre. Et puis il a accoutumé par son faste le peuple à la monarchie. Après lui, le Roi ne paraîtra pas encombrant et ses équipages ne sembleront pas ridicules.

— Madame de Bonmont fut curieuse de s’assurer que le Roi ferait son entrée à Paris dans un carrosse traîné par six chevaux blancs.

— Un jour de l’été dernier, poursuivit M. de Terremondre, comme je passais par la rue Lafayette, je trouvai toutes les voitures arrêtées, des agents formés çà et là en bouquets et des piétons plantés en bordure sur le trottoir. Un brave homme, à qui je demandai ce que cela voulait dire, me répondit gravement qu’on attendait depuis une heure le Président, qui rentrait à l’Élysée après une visite à Saint-Denis. J’observai les badauds respectueux et ces bourgeois qui, attentifs et tranquilles dans leur fiacre au repos, un petit paquet à la main, manquaient le train avec déférence. Je fus heureux de constater que tous ces gens-là se formaient docilement aux mœurs de la royauté, et que le Parisien était prêt à recevoir son souverain.

— La ville de Paris n’est plus du tout républicaine. Tout va bien, dit Joseph Lacrisse.

— Tant mieux, dit madame de Bonmont.

— Est-ce que votre père partage vos espérances ? demanda M. de Gromance au jeune secrétaire de la Jeunesse royaliste.

C’est que l’opinion de Maître Lacrisse, avocat des congrégations, n’était pas à mépriser. Maître Lacrisse travaillait avec l’état-major et préparait le procès de Rennes. Il rédigeait les dépositions des généraux et les leur faisait répéter. C’était une des lumières nationalistes du barreau. Mais on le soupçonnait de nourrir peu de confiance dans l’issue des complots monarchiques. Le vieillard avait travaillé jadis pour le comte de Chambord et pour le comte de Paris. Il savait, par expérience, que la République ne se laisse pas facilement mettre dehors et qu’elle n’est pas aussi bonne fille qu’elle en a l’air. Il se méfiait du Sénat. Et, gagnant un peu d’argent au Palais, il se résignait volontiers à vivre en France dans une monarchie sans roi. Il ne partageait point les espérances de son fils Joseph, mais il était trop indulgent pour blâmer l’ardeur d’une jeunesse enthousiaste.

— Mon père, répondit Joseph Lacrisse, agit de son côté. Moi, j’agis du mien. Nos efforts sont convergents.

Et, se penchant vers madame de Bonmont, il ajouta à voix basse :

— Nous ferons le coup pendant le procès de Rennes.

— Dieu vous entende ! dit M. de Gromance avec le soupir d’une piété sincère ; car il est temps de sauver la France.

Il faisait très chaud. On mangea les glaces en silence. Puis la conversation reprit, faible et languissante, et se traîna en propos intimes et en observations banales. Madame de Gromance et madame de Bonmont parlèrent toilette.

— Il est question, pour cet hiver, de robes à la bonne femme, dit madame de Gromance qui regarda la baronne avec satisfaction en se la représentant alourdie par une jupe bouffante.

— Vous ne devineriez pas, dit Gromance, où je suis allé aujourd’hui. Je suis allé au Sénat. Il n’y avait pas séance. Laprat-Teulet m’a fait visiter le palais. J’ai tout vu, la salle, la galerie des Bustes, la bibliothèque. C’est un beau local.

Et, ce qu’il ne disait point, dans l’hémicycle où devaient siéger les pairs après la restauration du Roi, il avait palpé les fauteuils de velours, choisi sa place, au centre. Et avant de sortir, il avait demandé à Laprat-Teulet où était la caisse. Cette visite au palais des pairs futurs avait ranimé ses convoitises. Il répéta, dans la grande sincérité de son cœur :

— Sauvons la France, monsieur Lacrisse, sauvons la France : il n’est que temps.

Lacrisse s’en chargeait. Il montra une grande confiance et il affecta une grande discrétion. Il fallait l’en croire, tout était prêt. On serait sans doute obligé de casser la gueule au préfet Worms-Clavelin et à deux ou trois autres dreyfusistes du département. Et il ajouta, en avalant un quartier de pêche dans du sucre :

— Cela ira tout seul.

Et le baron Wallstein parla. Il parla longuement, fit sentir sa connaissance des affaires, donna des conseils et conta des histoires viennoises qui l’amusaient beaucoup.

Puis, en manière de conclusion :

— C’est très bien, dit-il avec un infatigable accent allemand, c’est très bien. Mais il faut reconnaître que vous avez manqué votre coup aux obsèques du Président Faure. Si je vous parle ainsi, c’est parce que je suis votre ami. On doit la vérité aux amis. Ne commettez pas une seconde faute, parce que alors vous ne seriez plus suivis.

Il regarda sa montre, et voyant qu’il n’avait que le temps d’arriver à l’Opéra avant la fin de la représentation, il alluma un cigare et se leva de table.

Joseph Lacrisse était discret par situation : il conspirait. Mais il aimait à faire montre de sa puissance et de son crédit. Il ôta de sa poche un portefeuille de maroquin bleu qu’il portait sur sa poitrine, contre son cœur ; il en tira une lettre qu’il tendit à madame de Bonmont, et dit en souriant :

— On peut faire des perquisitions dans mon appartement. Je porte tout sur moi.

Madame de Bonmont prit la lettre, la lut tout bas, et, rougissant d’émotion et de respect, la rendit, d’une main un peu tremblante, à Joseph Lacrisse. Et quand cette lettre auguste, rentrée dans son étui de maroquin bleu, eut repris sa place sur la poitrine du secrétaire de la Jeunesse royaliste, la baronne Élisabeth attacha sur cette poitrine un long regard mouillé de larmes et brûlé de flammes. Le jeune Lacrisse lui parut soudain resplendissant d’une beauté héroïque.

L’humidité et la fraîcheur de la nuit pénétraient lentement les dîneurs attardés sous les arbres du restaurant. Les lueurs roses, dans lesquelles brillaient les fleurs et les verres, s’éteignaient une à une sur les tables désertées. À la demande de madame de Gromance et de la baronne, Joseph Lacrisse tira une seconde fois de l’étui la lettre du roi et la lut d’une voix étouffée, mais distincte :


Mon cher Joseph,

Je suis très heureux de l’entrain patriotique que nos amis manifestent sous votre impulsion. J’ai vu P. D., qui m’a paru dans d’excellentes dispositions.

À vous cordialement,

philippe.


Après avoir fait cette lecture, Joseph Lacrisse remit le papier dans son portefeuille de maroquin bleu contre sa poitrine, sous l’œillet blanc de sa boutonnière.

M. de Gromance murmura quelques paroles d’approbation.

— Très bien ! C’est le langage d’un chef, d’un vrai chef.

— C’est aussi mon impression, dit Joseph Lacrisse. Il y a plaisir à exécuter les ordres d’un tel maître.

— Et la forme est excellente dans sa concision, poursuivit M. de Gromance. Le duc d’Orléans semble avoir reçu de monsieur le comte de Chambord le secret du style épistolaire… Vous n’ignorez point, mesdames, que le comte de Chambord écrivait les plus belles lettres du monde. Il avait une bonne plume. Rien n’est plus vrai : il excellait principalement dans la correspondance. On retrouve quelque chose de sa grande manière dans le billet que M. Lacrisse vient de nous lire. Et le duc d’Orléans a de plus l’entrain, la fougue de la jeunesse… Belle figure, ce jeune prince ! belle figure martiale et bien française ! Il plaît, il est séduisant. On m’a affirmé qu’il était presque populaire dans les faubourgs sous le sobriquet de « Gamelle ».

— Sa cause fait de grands progrès dans les masses, dit Lacrisse. Les épingles à l’effigie du Roi, que nous distribuons à profusion, commencent à pénétrer dans l’usine et dans l’atelier. Le peuple a plus de bon sens qu’on ne croit. Nous touchons au succès.

M. de Gromance répondit d’un ton de bienveillance et d’autorité :

— Avec du zèle, de la prudence et des dévouements tels que le vôtre, monsieur Lacrisse, toutes les espérances sont permises. Et je suis sûr que, pour réussir, vous n’aurez pas besoin de faire un grand nombre de victimes. Vos adversaires en foule viendront d’eux-mêmes à vous.

Sa profession de rallié à la République, sans lui interdire de former des vœux pour le rétablissement de la monarchie, ne lui permettait pas d’accorder une approbation trop ouverte aux moyens violents que le jeune Lacrisse avait indiqués au dessert. M. de Gromance, qui allait aux bals de la préfecture et était en coquetterie avec madame Worms-Clavelin, avait gardé un silence de bon goût quand le jeune secrétaire du Comité royaliste s’était expliqué sur la nécessité de crever le préfet youpin ; mais aucune convenance ne l’empêchait maintenant de louer comme elle le méritait la lettre du prince et de faire entendre qu’il était prêt à tous les sacrifices pour le salut du pays.

M. de Terremondre n’avait pas moins de patriotisme et ne goûtait pas moins le style de Philippe. Mais il était si grand collectionneur de curiosités et si ardent amateur d’autographes, qu’il pensait avant tout à obtenir du jeune Lacrisse la lettre princière, soit par voie d’échange, soit par don gratuit ou sous couleur d’emprunt. Il s’était procuré par ces divers moyens des lettres de plusieurs personnages mêlés à l’affaire Dreyfus et il en avait formé un recueil intéressant. Il songeait maintenant à faire le dossier du Complot, et à y introduire la lettre du prince, comme pièce capitale. Il concevait que ce serait difficile, et sa pensée en était tout occupée.

— Venez me voir, monsieur Lacrisse, dit-il ; venez me voir à Neuilly, où je suis pour quelques jours encore. Je vous montrerai des pièces assez curieuses. Et nous reparlerons de cette lettre.

Madame de Gromance avait écouté avec toute l’attention convenable le billet du Roi. Elle était du monde. Elle avait trop d’usage pour ne pas savoir ce qu’on doit aux princes. Elle avait incliné la tête à la parole de Philippe, comme elle eût fait la révérence au couvert du Roi si elle avait eu l’honneur de le voir passer. Mais elle manquait d’enthousiasme, et elle n’avait pas le sentiment de la vénération. Et puis elle savait précisément ce que c’est qu’un prince. Elle avait vu d’aussi près que possible un parent du duc. Ç’avait été dans une maison discrète du quartier des Champs-Élysées, un après-midi. On s’était dit tout ce qu’on avait à se dire, et ce jour n’avait point eu de lendemain. Monseigneur avait été convenable, sans magnificence. Assurément, elle se sentait honorée mais elle n’avait pas le sentiment que cet honneur fût très particulier ni très extraordinaire. Elle estimait les princes ; elle les aimait à l’occasion ; elle n’en rêvait pas. Et la lettre ne l’agitait point. Quant au petit Lacrisse, la sympathie qu’elle éprouvait pour lui n’avait rien d’ardent ni de tumultueux. Elle comprenait, elle approuvait ce petit jeune homme blond, un peu grêle, assez gentil, qui n’était pas riche et qui se donnait du mal pour se tirer d’affaire et prendre de l’importance. Elle aussi savait par expérience que la grande vie n’est pas facile à mener quand on n’a pas beaucoup d’argent. Ils travaillaient tous deux dans la haute société. C’était un motif de bonne entente. S’entr’aider à l’occasion, fort bien ! Mais voilà tout !

— Mes compliments, monsieur Lacrisse, dit-elle, et mes meilleurs souhaits.

Que les impressions de la baronne Jules étaient plus chevaleresques et plus tendres ! La douce Viennoise s’intéressait de tout son cœur à cet élégant complot, dont l’œillet blanc était l’emblème. Justement, elle adorait les fleurs ! Être mêlée à une conspiration de gentilshommes en faveur du Roi, c’était pour elle entrer et plonger dans la vieille noblesse française, pénétrer dans les salons les plus aristocratiques et bientôt, peut-être, aller à la Cour. Elle était émue, ravie, troublée. Moins ambitieuse encore que tendre, ce qu’elle trouvait à cette lettre du Prince, dans la sincérité de son cœur aisément ouvert, ce qu’elle trouvait à cette lettre, c’était de la poésie. Et l’innocente femme le dit comme elle le pensait :

— Monsieur Lacrisse, cette lettre est poétique.

— C’est vrai, répondit Joseph Lacrisse. Et ils échangèrent un long regard.

Nulle parole mémorable ne fut dite après celle-là, en cette nuit d’été, devant les fleurs et les bougies qui couvraient la petite table du restaurant.

L’heure vint de se quitter. Lorsque, s’étant levée, la baronne reçut de M. Joseph Lacrisse son manteau sur ses abondantes épaules, elle tendit la main à M. de Terremondre, qui prenait congé. Il allait à pied à Neuilly, où il avait son logis de passage.

— C’est tout près, à cinq cents pas d’ici. Je suis sûr, madame, que vous ne connaissez pas Neuilly. J’ai découvert à Saint-James un reste de vieux parc avec un groupe de Lemoyne dans un cabinet de treillage. Il faut que je vous montre cela, un jour.

Et déjà sa longue forme robuste s’enfonçait dans l’allée bleuie par la lune.

La baronne de Bonmont offrit aux Gromance de les reconduire chez eux dans sa voiture, une voiture de cercle, que son frère Wallstein lui avait envoyée.

— Montez ! nous tiendrons bien tous les trois.

Mais les Gromance avaient de la discrétion. Ils appelèrent un fiacre arrêté à la grille du restaurant et s’y glissèrent si vite que la baronne ne put les retenir. Elle demeurait seule avec Joseph Lacrisse devant la portière ouverte de sa voiture.

— Voulez-vous que je vous emmène, monsieur Lacrisse ?

— Je crains de vous gêner.

— Nullement. Où voulez-vous que je vous dépose ?

— À l’Étoile.

Ils s’engagèrent sur la route bleue, bordée de noir feuillage, dans la nuit silencieuse… Et la course s’accomplit.

La voiture s’étant arrêtée, la baronne, de la voix qu’on a en sortant d’un rêve, demanda :

— Où sommes-nous ?

— À l’Étoile, hélas ! répondit Joseph Lacrisse.

Et, après qu’il fut descendu, la baronne, roulant seule sur l’avenue Marceau, dans la voiture refroidie, un œillet blanc déchiré entre ses doigts nus, les paupières mi-closes et les lèvres entr’ouvertes, frissonnait encore de cette ardente et douce étreinte, qui, rapprochant de sa poitrine la lettre royale, venait de mêler pour elle à la douceur d’aimer l’orgueil de la gloire. Elle avait conscience que cette lettre communiquait à son aventure intime une grandeur nationale et la majesté de l’histoire de France.



  1. Voir : Histoire contemporaine : L’anneau d’améthyste.