Monsieur Auguste/10
X
Chemin faisant, Octave avait complété l’explication sur le caractère exceptionnel d’Auguste, et le colonel avait promis de se conduire auprès de ce jeune déclassé de la nature, comme si l’insulte de l’allée des tilleuls n’eût jamais existé. — Je puis vous affirmer, colonel, avait dit Octave, qu’il ne fera rien pour vous en faire souvenir.
En passant devant la grille du jardin de Mme de Gérenty, le colonel dit à Octave :
— Voulez-vous venir souhaiter le bonjour à ma belle-sœur ? Proposition qui fut acceptée avec joie ; car, malgré son violent amour pour Louise, Octave voyait toujours une jolie femme avec plaisir. C’est un beau défaut d’artiste.
Mme de Gérenty était assise sous les arbres de la terrasse, et lisait. Elle se leva tout de suite, en apercevant son beau-frère, et lui dit :
— Eh bien ! votre mauvaise humeur est passée ? Je vous vois sourire… Bonjour, monsieur Octave, ajouta-t-elle, en saluant le jeune peintre ; vous fréquentez les colonels, maintenant. Prenez garde, celui-ci veut vous conduire en Afrique pour vous faire peindre une chasse au lion, et dans ce pays, les modèles tuent souvent les peintres.
— Cela est arrivé en France, quelquefois aussi, dit Octave ; j’en sais quelque chose.
— Mais, reprit Mme de Gérenty ; peut-on savoir, cher beau-frère, la cause secrète d’une mauvaise humeur qui vous a mis en délicatesse avec moi ?
— Oh ! chère sœur, répondit le colonel, avec embarras ; un colonel a toujours en perspective une épaulette de maréchal de camp, et ce n’est pas dans une garnison de province qu’on gagne un grade supérieur. Hier, j’ai appris que mon régiment n’irait pas en Afrique.
— Eh bien ! tant mieux ! dit la jeune femme.
— Eh bien ! tant pis ! dit le colonel.
— Méchant frère ! il veut me laisser toute seule !… Asseyez-vous, messieurs ; on va nous servir du chocolat, sous les arbres… acceptez-vous, monsieur Octave ?
— Volontiers, madame.
— Ah ! voici une visite matinale, dit Mme de Gérenty, en regardant la grille ; c’est notre voisin, M. Lebreton… Ne vous dérangez pas, monsieur Octave ; restez donc assis… M. Lebreton vous fait peur ?
Le voisin millionnaire arriva, fit de profonds saluts, et s’assit, à l’invitation de Mme de Gérenty.
Après quelques phrases insignifiantes, M. Lebreton dit :
— J’étais fort inquiet sur ma belle voisine ; hier vous avez subitement disparu, vous n’êtes pas rentrée pour mon petit concert, et je viens m’informer de votre santé.
— Je vous remercie de votre gracieuse attention, dit Mme de Gérenty ; ma santé n’a pas à se plaindre… Hier soir, j’avais des lettres à écrire… à mon mari… à ma mère… On n’écrit bien qu’à la clarté de la lampe… le grand soleil m’humilie ; je n’ose pas écrire devant lui… Peut-on vous offrir une tasse de chocolat, monsieur Lebreton ?
— Avec plaisir, madame…
— Et Mlle Louise s’est-elle bien amusée à ce concert ?
— Oui, madame… C’est pour elle que je donne deux ou trois concerts, chaque été… Moi, j’écoute la musique, mai je ne la comprends pas… Nous avons eu une belle sérénade, cette nuit ; une sérénade sur l’eau.
— Tiens ! dit Mme de Gérenty, je n’ai rien entendu… Une sérénade à Mlle Louise ?
— Mais, dit M. Lebreton, avec un sourire mystérieux, il paraît que oui… Ce matin, Louise est venue m’embrasser de très-bonne heure ; elle était au comble de la joie
— À cause de la sérénade ? demanda Mme de Gérenty.
— Oui, dit Lebreton en riant, à cause de la sérénade… et puis à cause de… c’est une galanterie espagnole… vous savez ce que je veux dire…
Mme de Gérenty garda le silence, et donna un morceau de sucre à sa perruche.
— Au reste, ajouta M. Lebreton, ce sera demain le secret de tout le monde.
— Vous mariez donc cette belle enfant ? dit le colonel pour ramasser la conversation qui tombait.
— Eh oui ! dit M. Lebreton, en épanouissant son visage. Je la marie… et avec un jeune homme qui sera un jour l’honneur de son pays.
— Un grand artiste ? demanda le colonel.
— Oh ! mieux que cela ! les artistes sont de pauvres maris… Mon futur gendre sera couronné par l’Institut, le mois prochain. C’est un historien, un…
— Qu’avez-vous, monsieur Octave ? dit Mme de Gérenty ; vous vous trouvez mal ?
Octave montrait une pâleur horrible, et luttait contre une crise de nerfs.
— Ce n’est rien ! dit le colonel en enlevant Octave par le bras et le conduisant vers une allée voisine, ce n’est rien ; c’est la troisième fois que ce malaise lui prend depuis ce matin. Il a besoin d’air.
Quand le colonel soutenant Octave se fut éloigné, M. Lebreton dit en hochant la tête :
— Il n’y a rien d’étonnant ! Ce jeune homme mène une conduite désordonnée… Voilà les artistes !… Vous êtes bien bonne de vous effrayer, madame… et puisque nous sommes seuls, et que vous êtes dans le secret, je vous dirai que mon futur gendre a passé une nuit blanche, tout exprès pour voir l’effet que produirait sa sérénade. Il n’a pas écrit une ligne sur… le… la… N’importe ! il s’est promené toute la nuit ! un homme d’étude ! Aussi, il fallait voir ce matin ma chère enfant !… ma Louise !… entre nous, je crois qu’elle l’aime un peu. Diable ! ce n’est pas étonnant. Un jeune homme accompli, doux comme un agneau, honnête, sage, laborieux, et beau comme un Adonis, ce qui ne gâte rien… Mais vous êtes distraite, madame… il me semble que vous ne m’écoutez pas, ou que je vous fais de la peine en…
— Oui, interrompit Mme de Gérenty, oui, vous me faites beaucoup de peine en me parlant ainsi.
— Et pourquoi ? demanda Lebreton stupéfait.
— Parce que vous êtes un honnête homme, et que je m’intéresse à vous.
— Eh bien ! madame ?
— Eh bien ! monsieur, M. Auguste Verpilliot n’épousera jamais votre fille.
M. Lebreton faillit tomber du haut de sa chaise de jardin.
— Et qui vous a dit qu’il n’épouserait… ?
— Lui !
La bouche de M. Lebreton s’ouvrit et ne se referma pas.
— Je voulais me taire, poursuivit Mme de Gérenty, mais j’ai parlé. Tant pis ! c’est plus fort que moi. On doit toujours éclairer un honnête homme, et voir pour lui, quand il est aveugle.
— Je suis aveugle ! dit Lebreton, en reprenant la parole.
— Comme un Quinze-Vingt… D’abord, la sérénade de cette nuit n’a pas été donnée pour votre fille ; M. Auguste n’aime pas votre fille ; M. Auguste n’épousera pas votre fille ; il aime passionnément une autre femme, et cette femme je la connais… Brisons là, voici ces messieurs.
La figure de M. Lebreton ne rappelait rien de connu dans toutes les nuances des expressions.
Le colonel avait rendu par ses conseils un peu d’énergie à Octave, et il le ramenait pour effacer le mauvais effet produit.
— Je vous l’avais bien annoncé, dit-il ; c’est une légère ébullition produite par la chaleur… Le sirocco souffle ; je reconnais mon Africain… Craignez-vous le sirocco, M. Lebreton ?
— Moi ! dit M. Lebreton, comme réveillé en sursaut. Oui, monsieur… nous causions avec madame.
— Eh bien ! causons, dit le colonel en s’asseyant.
M. Lebreton se leva, sans savoir ce qu’il allait faire, il chercha sa canne qu’il tenait à la main, son chapeau qu’il avait sur la tête ; puis se frappant le front, il dit :
— J’avais quelque chose à dire, mais je ne sais plus… Madame, aurai-je bientôt l’honneur de vous revoir ? j’ai besoin de vous revoir ?… Pouvez-vous me faire le plaisir de venir dîner à la maison à cinq heures ?… Ne m’abandonnez pas, je vous prie… J’ai besoin de vos conseils.
— Vous avez un procès ? demanda le colonel.
— Oui, dit Lebreton au hasard ; un procès… un procès grave…
— Tant pis ! remarqua le colonel, et vous prenez pour avocat ma belle-sœur ? tant mieux ! c’est une femme d’excellent conseil.
— Eh bien ! madame, dit Lebreton en se rapprochant de Mme de Gérenty, que me conseillez-vous de faire pour le moment ?
— Ne faites point d’éclat, dit Mme de Gérenty. Ne changez rien dans vos relations avec ce jeune homme…
— Ce sera difficile, madame…
— Ah ! mon cher voisin, on ne fait pas toujours ce qui est aisé ; il faut souvent être diplomate dans les familles. J’ai appris cette maxime dans les palais des ambassades.
— Je serai diplomate.
— Rien n’est plus facile, monsieur Lebreton ; ne parlez pas, souriez continuellement, et tenez votre main droite dans l’ouverture de votre gilet ; en haute diplomatie, on réussit toujours avec ces trois choses, et on trompe l’Europe : en petite diplomatie domestique, on trompe son voisin, cela suffit. Si vous trouvez quelquefois l’occasion de placer cette phrase : à Dieu ne plaise, ou celle-ci : il y a deux manières d’envisager cette question, cela ne compromet rien, et on vous croit profond ; mais n’allez jamais plus loin. J’ai appris cela en fréquentant les chancelleries. Les Turcs sont les premiers diplomates du monde : ils dorment toujours, surtout en fumant ; et lorsqu’ils sont obligés de répondre ils se taisent, inclinent la tête en arrière, poussent une aspiration gutturale, et lèvent les yeux au ciel. Je vous recommande ce genre de réponse. À Malte, tout le monde répond ainsi. Cette diplomatie irrite parfois le Malta-Times, et finira par chasser les Anglais de l’île. M. de Talleyrand n’a, dit-on, réussi qu’avec ce procédé, seulement il ne regardait pas le ciel.
M. Lebreton attendait avec impatience la fin de cette leçon pour partir ; il lui tardait de voir la contenance d’Auguste dans une première rencontre, et il se proposait bien de ne pas suivre une diplomatie dont la gravité fausse était assaisonnée de trop de plaisanteries légères. Il prit donc congé de Mme de Gérenty, et la désolation était peinte sur tous ses traits. L’homme heureux avait rencontré un chagrin, et il s’étonnait de cet accident injuste.
— Messieurs, dit Mme de Gérenty, à son beau-frère et Octave, vous pouvez maintenant vous rapprocher ; vous n’êtes plus de trop ; cet excellent voisin est désolé ; je comprends sa douleur, mais je n’ai jamais la bonté de m’attendrir sur les infortunes des millionnaires, je réserve mes larmes pour les pauvres. Comprenez-vous qu’un père soit consterné parce que sa fille ne se marie pas ! faut-il avoir un urgent besoin de désespoir, pour s’en forger un avec ce malheur ! Vraiment les hommes sont fous… Veuillez bien m’excuser, messieurs, je parle en général… M. Lebreton a trois cent mille francs de rente, hôtel à Paris, château à la campagne, fermes en Normandie ; il a cinquante ans et une santé robuste. Vous connaissez sa fille unique ; c’est la grâce et la beauté fondues ensemble, et complétant une merveille. Comment ce chef-d’œuvre a-t-il été créé et mis au monde par M. Lebreton, qui n’est pas gracieux, mais qui est laid ? C’est un de ces secrets dont la nature a le mot : la nature est le plus amusant de tous les auteurs comiques. Vous croyez que ce père, fier d’un tel trésor, veut le garder précieusement chez lui ? Non. Ce père veut s’en débarrasser au plus vite ; lui qui serre à triple tour des chiffons de banque dans un coffre-fort ! Bien plus ! Si un jeune homme venait demander cinq cent mille francs à M. Lebreton, ce demandeur serait mis à la porte ignominieusement, comme un escroc. Mais si un jeune homme lui demande cinq cent mille francs et la belle Louise par-dessus le marché, alors le père jette son argent et sa fille par la fenêtre avec un empressement tout paternel. Et si, le lendemain, le gendre, plus sensé que le père, veut laisser l’argent et la fille, et rester garçon, ce même père va se donner une attaque d’apoplexie pour ne pas survivre à pareille catastrophe domestique ! c’est ce que je viens de voir là, messieurs, en causant avec M. Lebreton.
— Oh ! tant pis ! s’écria le colonel ; il faut que je parle : je suis un soldat, et ne sais rien garder… Oui, ma chère sœur, vous venez de ressusciter ce pauvre jeune homme après l’avoir tué. C’est le miracle de la lance d’Achille. Vous venez de parler avec une vivacité si charmante, que vous n’avez pas vu éclater la joie de la vie sur le visage de feu Octave. Tranchons le mot. Octave que voilà, est amoureux de Mlle Louise, mais amoureux comme le serait le Soleil, s’il pouvait aimer la planète de Vénus. Ce petit Octave est un volcan parisien en paletot gris… ; mais il n’est pas très-logique dans sa joie, car enfin, voilà un père qui annonce le mariage de sa fille, et puis vous nous annoncez que sa fille ne se marie pas.
— Mais c’est moi qui ai rompu le mariage, là, en tête à tête, dit Mme de Gérenty, et vous l’avez vu aussi consterné en sortant qu’il était radieux en entrant… son futur gendre est amoureux, non pas de Louise, mais de…
— De qui ? demanda le colonel :
— Je vous le dirai, reprit Mme de Gérenty… je suis un peu diplomate ; je lis dans les yeux la pensée du cœur, et j’ai découvert l’insolente passion de cet historien ; il sera peut-être couronné par l’Institut, mais par moi, jamais.
— Pouvons-nous savoir son nom ? dit le colonel.
— Ma foi, je n’ai aucune considération à garder pour ce petit monsieur… C’est M. Auguste Verpilliot. Octave fit un mouvement de surprise, et prenant la parole, il dit d’une voix tremblante :
— Pardon, madame ; il y a erreur, sans doute… M. Lebreton a parlé d’un homme d’étude… d’un historien… d’un… et je n’ai pas reconnu à ce portrait M. Auguste. Si ce n’est pas lui, ce mariage n’a pas été rompu.
— C’est lui, vous dis-je, c’est lui ; ne mourez pas une troisième fois. J’ai entendu un soir… le soir du bal… une conversation entre M. Lebreton et M. Auguste. Eh bien ! M. Lebreton s’extasiait en entendant M. Auguste parler de ses travaux sur l’histoire : je vous affirme que c’est lui, et que vous n’avez pas à craindre d’autre rival.
— Le voilà radieux ! dit le colonel, en secouant la main d’Octave ; c’est que vous ne savez pas quel excellent jeune homme vous avez là devant vous !
— Mais, dit Mme de Gérenty, en riant, d’où vous est venue tout à coup cette belle amitié ? Vous vous connaissiez à peine hier et aujourd’hui vous ressemblez au groupe d’Oreste et Pylade, exposé dans un jardin !
— Ah ! chère sœur, dit le colonel ; vous connaîtrez ce mystère un jour. Qu’il vous suffise de savoir, à présent, que M. Octave mérite mon estime et mon amitié.
— Ordinairement, reprit la belle-sœur, vous n’êtes pas prodigue de ces choses.
— Oui, Anna ; aussi, quand je les prodigue, elles sont méritées.
— Eh bien ! monsieur Octave, dit Mme de Gérenty, en se levant ; en attendant que mon frère me révèle l’origine mystérieuse de cette amitié, laissez-moi vous serrer la main. Mon frère ne m’a jamais fait l’éloge d’un homme. S’il tenait la lanterne de Diogène, il ne l’éteindrait pas.
— Octave, dit le colonel, vous me devez une visite à votre atelier… Ma belle-sœur peut nous accompagner, n’est-ce pas ?
Octave hésita pour répondre et regarda le colonel d’un air significatif.
— Oh ! je ne suis pas Anglaise, dit Mme de Gérenty, en riant ; je ne redoute pas les chefs-d’œuvre des arts. J’ai vu la sacristie de Sienne, avec les trois grâces ; la cathédrale de Pise, avec le groupe d’Adam et Ève ; la basilique de Saint-Pierre, avec le tombeau de Paul III ; la chapelle Sixtine, avec la fresque de Michel-Ange ; le Vatican avec tout, et je ne redoute pas un atelier… M’offrez-vous votre bras, monsieur Octave ?
— Très-volontiers, dit le jeune homme.
— En avant ! dit le colonel.
L’atelier d’Octave était meublé et décoré avec luxe ; il attestait la grande fortune du père. Les objets d’art, les panoplies, les porcelaines du Japon et de la Chine, les reliques de Pompei, y étaient amoncelés avec profusion et disposés avec goût. Mais les visiteurs graves reconnaissaient aussi avec tristesse que le jeune maître de cet atelier était un peintre amoureux de la forme et trop dédaigneux de l’esprit. On y trouvait une exacte réduction, en marbre ou en bronze, de toutes les blondes et brunes divinités que le ciseau a illustrées pour les autels païens. Pas une ne manquait à la collection. Quant aux dieux de l’Olympe, ils brillaient par leur absence. L’Apollon du Belvédère, lui-même, le dieu vainqueur de Python, n’avait pas trouvé grâce devant l’ostracisme général. Les Vénus abondaient, mais on ne voyait pas un seul Cupidon.
— Mais, je ne conçois pas vos scrupules de tout à l’heure, dit Mme de Gérenty, après avoir passé en revue toutes les divinités de son sexe ; je n’ai jamais visité un atelier plus décent.
— Oui, dit le colonel ; mais il y a ici, comme au musée de Naples, un recoin secret.
— Ah ! dit la jeune femme, d’un air comiquement ingénu ; j’ai refusé à mon mari de l’accompagner au musée secret de Naples ; mais mon mari a usé de son pouvoir, et j’ai obéi aveuglément, les yeux ouverts. L’art est une chose sacrée qui purifie tout.
— Oh ! ma chère sœur, dit le colonel en riant, M. Octave n’est pas si terrible dans ses exhibitions. Il s’agit tout simplement d’un portrait de femme.
— En buste ? demanda Mme de Gérenty.
— En pied… Mais Octave ne laisse voir que la tête.
— Alors ce n’est pas une déesse de l’Olympe.
— Oh ! mieux que cela.
Cependant Octave préparait l’exhibition de son chef-d’œuvre, mais dans les conditions de réticence dont parlait le colonel.
— Eh bien ! est-ce visible à l’œil nu ? poursuivit Mme de Gérenty.
Octave s’éloigna du chevalet, et fit le signe qui veut dire : Regardez !
Le colonel et sa belle-sœur coururent, regardèrent, poussèrent un cri de surprise, et dirent en duo :
— C’est elle !
Après cinq minutes d’admiration muette, ou d’adoration, Mme de Gérenty dit à Octave :
— Et vous avez fait ce portrait de souvenir ?
— Pouvais-je le faire autrement, madame ? dit Octave d’un ton naïf.
— Voilà un amour ! reprit la jeune femme en joignant ses mains. Faut-il qu’une figure soit profondement incrustée dans un cerveau de peintre, pour qu’elle soit reproduite avec cette fidélité de souvenir ! Comme cette jeune fille est aimée !
— J’espère, madame, dit Octave, que vous aurez la bonté de garder le secret sur cette petite confidence d’atelier.
— Moi ! reprit la jeune femme ; ah ! vous ne me connaissez pas ! Soyez bien tranquille. À la première occasion favorable, je raconte ce secret à tout le monde… Vous croyez bonnement qu’un chef-d’œuvre comme celui-là est fait pour rester sous cloche ?… Mais pardon de mon indiscrétion, monsieur Octave ; je suis très-curieuse, ma mère se nommait Ève. Ne pourriez-vous pas enlever ce voile impertinent qui ne permet de voir que la tête ?
— Oh ! madame ! dit Octave d’un ton suppliant ; Je vous conjure de ne pas me demander l’impossible.
— Ce sera possible une autre fois, dit la jeune femme ; je ne veux pas être exigeante à ma première visite…
Un domestique entra et dit :
— Puisse introduire M. Auguste Verpilliot ? il est déjà venu cinq fois demander monsieur.
— Dites-lui que j’ai du monde dans l’atelier, et qu’il attende au jardin.
— Il sait que je suis ici, dit Mme de Gérenty.
— Mais il croit que je n’y suis pas ! remarqua le colonel, d’un ton menaçant.
— Oh ! cher beau-frère ! reprit la jeune femme ; point d’esclandre. Je sais me défendre toute seule, en cas d’attaque…
— Un insolent qui ose vous aimer.
— Eh bien ! c’est toujours flatteur pour une femme ; s’il osait me détester, je vous prierais de me défendre.
— Qui a l’impudence coupable de vous dire, je vous aime ! à une femme mariée, et placée sous ma protection !
— Là, je vous arrête, cher beau-frère ; il ne m’a jamais dit je vous aime ; c’est son silence trop expressif qui me l’a dit, et ma perspicacité de femme qui a parfaitement compris cette muette déclaration… Merci ! monsieur Octave ; votre atelier vaut la peine d’être revu. Je lui dis au revoir, et à vous aussi… à bientôt… chez notre voisin, ou chez moi…
— Octave, dit le colonel, en souvenir de ce jour, jour de mort et de résurrection, je vais vous envoyer un petit cadeau qui entretiendra l’amitié… l’accepterez-vous ?
— Avec grand plaisir, colonel ; à condition d’échange.
Un instant après Octave était seul dans son atelier et Auguste en ouvrait la porte.