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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 110-121).


VIII

Après le concert, le colloque final et obligatoire, établi entre Louise et Rose, offrit quelque intérêt. Rose, en déshabillant sa jeune et belle maîtresse, s’était donné le droit de tout dire, et elle abusait souvent de ce droit. Au reste, l’intimité de ces fonctions de la toilette nocturne investit les femmes de chambre d’une grande familiarité de propos. Le simple appareil, comme dit Racine, diminue beaucoup la déesse aux yeux de la suivante, et porte atteinte à la majesté du pouvoir domestique. La réflexion impertinente qui reculerait devant la robe de velours, éclate devant le négligé de l’alcôve. L’habit ne fait-pas seulement le moine, il fait la reine aussi. Louis XIV avait bien raison quand, sur l’estrade de son lit, il s’enveloppait de quatre rideaux pour ôter sa perruque ; il regardait sa perruque comme la crinière du lion ou l’auréole du soleil. Aussi a-t-il imposé le respect à tous les rois et à tous les valets de chambre pendant soixante ans.

Rose, avec sa tactique habituelle, commençait toujours par des escarmouches insignifiantes, lorsqu’elle avait une vérité sérieuse à lancer à sa maîtresse. Arrivée au dernier œil du lacet, elle dit :

— Qu’aimez-vous mieux, mademoiselle, un concert ou un bal ?

— Je les aime mieux tous les deux, répondit Louise.

Puis elle ajouta :

— Parlez donc plus bas, ou taisez-vous. On ne peut rien entendre.

— Est-ce qu’on chante encore là-bas, mademoiselle ?

— Non, mais on marche là-haut.

— Eh bien ! qu’est-ce que cela nous fait ?

— Cela m’intéresse moi, si cela ne vous fait rien à vous.

— Voulez-vous que je monte chez M. Auguste, pour le prier, à travers la porte, de ne pas marcher si fort ?

— Êtes-vous folle ?

— Mais, mademoiselle, si cela vous empêche de dormir !

— Mais je ne dors pas, il me semble ! et je m’intéresse beaucoup à ce bruit qui se fait là-haut. On voit bien, Rose, que vous n’avez jamais aimé.

— Et je m’en félicite ! Si ce malheur m’arrivait quelque jour, je ne commencerais pas par M. Auguste.

— Belle raison ! ce n’est pas un homme de votre rang.

— On a vu des rois épouser des femmes de chambre.

— Dans les contes bleus.

— Dans les histoires jaunes. Nous savons cela, nous, dans notre état.

— Voyons, citez un seul de ces rois.

— Henri IV, qui a épousé une femme de chambre qui se nommait Fleurette… J’appelle cela épouser, moi… Eh bien ! Henri IV vaut bien M. Auguste, et moi je vaux bien cette paysanne de Fleurette ; et si M. Auguste iv voulait m’épouser, à la mode basque, je l’enverrais promener sous le Pont-Neuf !

— Vraiment. Rose, je suis trop bonne avec vous.

— Je le sais, mademoiselle ; aussi j’en profite pour vous donner de bons conseils. Si vous étiez méchante, je ne vous dirais rien, et je vous laisserais noyer dans ce mariage… Cela vous fait rire, mademoiselle ?

— Oui, Rose.

— Ce n’est pas risible, pourtant, de se noyer.

— Une idée qui me passe par la tête.

— S’il m’était permis d’interroger mademoiselle sur son idée ?

— Je vous répondrai avant la question… Je vous crois un peu amoureuse de M. Auguste.

— Voilà une idée !… Oh ! que je vais en rire, moi aussi, demain quand je me réveillerai ! Moi amoureuse de ce fade blondin ! S’il n’y avait eu que lui et moi dans le paradis terrestre, la pomme restait sur le pommier.

— Vraiment, Rose, si vous aviez une tête, vous la perdriez à tout moment. Est-ce ainsi que vous devez parler d’un jeune homme qui va m’épouser ?

— Quand vous aurez dit oui devant M. le curé, je croirai à ce mariage.

— Il est pourtant assez avancé.

— Ça m’est égal ! il reculera.

— Le mariage ?

— Et le marié aussi… Écoutez, mademoiselle ; nous connaissons les hommes, nous, dans notre état de femme de chambre. Certainement, vous êtes belle comme une sainte Vierge, vous… Tenez… j’admire vos épaules tous les soirs ; elles font venir l’eau à la bouche : elles ressemblent à une pêche d’Amérique. Votre corps n’a pas un défaut… Voilà un grand miroir qui vous le dit encore en ce moment. Aucune femme ne peut entrer en comparaison avec vous. Mais enfin, la perfection n’est pas donnée à toutes. Quand vous n’êtes pas là, je me crois jolie, et ma tournure n’est pas à dédaigner… Voyez… il n’y a pas un pouce de crinoline, là… Tous les hommes qui passent dans cette maison me font des compliments comme à une demoiselle du monde ; on m’a même adressé des vers ; voulez-vous les voir… C’est un académicien qui me les a glissés dans la main… Je les sais par cœur…


À MADEMOISELLE ROSE.


Quand une seule des trois Grâces
Accompagne Vénus au bain,
Si l’œil d’un Actéon mondain
Invisible, suivait leurs traces,
Son choix serait bien hasardeux
S’il lui fallait, dans l’eau mouvante,
Deviner laquelle des deux
Est la déesse ou la servante.


— Mais où voulez-vous donc en venir, ma bonne Rose, avec toutes ces histoires.

— Attendez, mademoiselle, j’arriverai à M. Auguste… Mais comment trouvez-vous ces vers ?

— Ils sont très-flatteurs…

— C’est un académicien de quatre-vingt-quatre ans qui les a faits… et il me regarde avec les yeux d’un jeune homme.

— Ah ! si mon père savait cela !

— Votre père ! oh ! par exemple ! en voilà encore un que je crains… Vous me regardez avec vos plus beaux grands yeux !… Votre père est un homme… Un jour il a voulu m’embrasser.

— Rose ! Rose ! tu t’égares !

— C’est votre père qui voulait s’égarer, mais je l’ai remis dans le bon chemin… et M. Octave… en voilà un de volcan !… Celui-là vous adore. Si ses yeux avaient des dents, vous seriez déjà dévorée… Eh bien ! ça ne l’empêche pas de me rendre justice ; il me prodigue les mots charmants, lorsqu’il voltige autour de moi, comme un papillon… Et le colonel de Gérenty, un homme sombre comme un requiem, et qui, dans un salon, parle comme une messe de mort, eh bien ! quand il me trouve seule, dans l’escalier, il me barre le chemin et demande le péage, comme au pont d’Asnières… un baiser… Je ne refuse pas, parce qu’il m’a promis de parler pour mon frère, au conseil de révision… Enfin ma liste n’en finirait pas. Je pourrais faire mettre à la porte tous invités de Paris, jeunes ou vieux, si je les dénonçais, à M. Lebreton… Il n’y en a qu’un, un seul, qui n’a jamais daigné me donner un coup d’œil ou me dire un mot. C’est M. Auguste.

— Mais tu me combles de joie, dit Louise, en se mettant au lit. Tu fais de ce jeune homme l’éloge le plus complet. Crois-tu que je voudrais d’un mari qui aurait adressé des vers à ma femme de chambre ?

— Ah ! vous prenez la chose ainsi, mademoiselle !… Eh bien ! si vous pouviez la faire juger par un tribunal de femmes de trente ans, votre amour perdrait son procès.

— C’est possible, mais je ne convoquerai pas ce tribunal.

— Un jeune homme qui sera votre mari dans huit jours, et qui ne vous a pas encore dit : je vous aime.

— Il n’a qu’un défaut, un seul, et j’adore ce défaut.

— Quel défaut, mademoiselle ?

— La timidité.

— C’est un défaut de femme.

— Eh bien ! je l’aime chez un homme… Écoutez, écoutez, Rose… il est encore debout là-haut… il marche avec précipitation… un souvenir éloigne son sommeil… il pense à moi… il pense à ce regard que je lui ai donné, quand une belle voix de contralto a chanté : Ô mon Fernand !… Entendez-vous ce bruit ?… il ouvre la fenêtre… il veut penser à moi, en écoutant les harmonies de cette belle nuit… il ne songe pas à dormir, lui !

— Les hommes comme M. Auguste dorment en chemin de fer.

— Décidément, Rose, je crois que vous l’aimez.

— Soit.

— Et j’excuse alors tout le mal que vous dites de lui.

— Tant mieux ! je continuerai… À quelle heure dois-je réveiller mademoiselle, demain ?

— Oh !… fort tard…

— Ce diable de promeneur de là-haut va vous empêcher de dormir !

— À propos, Rose… tenez-vous beaucoup à ces vers que vous venez de me dire ?

— Mais c’est toujours agréable de…

— Eh bien ! gardez-les, interrompit Louise… bonne nuit, Rose, et fermez ma porte à double tour.

— Si mademoiselle désire ces vers… ils sont là, dans la poche de mon tablier… Nous pouvons faire un échange…

— Quel échange pouvons-nous faire ?

— Il y a, là, sur votre table, des vers et un dessin… vous savez ?…

— Oui, les vers de cet impertinent jeune homme… vous pouvez déchirer la page ; je n’y tiens pas du tout.

— Moi j’y tiens, mademoiselle… Je suis une ignorante, moi ; je ne comprends pas grand’chose à toutes ces lignes que font les auteurs de Paris… Eh bien ! j’aime cent fois mieux les vers de M. Octave que les autres… M. Octave ne va chercher ni Vénus, ni les Grâces, ni Actéon, et toutes ces bêtises de mon grand-père ; il dit des choses vraies, des choses qui ont cœur… Tenez, mademoiselle, voilà mes vers, et je prends les vôtres. Je donne du vieux pour du neuf, ça me va… Il marche toujours, là-haut, comme un loup en cage !… Voulez-vous qu’en montant à ma chambre je prie ce monsieur de prendre des pantoufles, pour économiser ses talons ?

— Oh ! garde-t’en bien ! Rose !… je suis si heureuse de l’entendre ! il pense à moi !

— Ah ! mademoiselle, vous n’aurez pas toujours seize ans ! dit Rose, après un long soupir.

Louise fit un geste impérieux qui ordonne le silence, et s’élançant hors de son lit, elle courut pieds nuds à sa fenêtre et colla son oreille contre les petits rideaux de la vitre. Un délicieux prélude de cor se faisait entendre du côté de la rivière ; on aurait cru que Vivier modulait sur son instrument, sans rival, un de ses admirables monologues qui sont la langue suave de l’insomnie amoureuse, dans le calme des belles nuits du milieu de l’été ; Midsummer, comme le dit le grand poëte du songe.

Un canot s’était arrêté devant les derniers arbres du parc riverain, et un ensemble de voix, douces à l’oreille, comme des brises de midi, chantait cette barcarolle :


La nuit passe vite
Près de la beauté ;
La nuit nous invite
À la volupté.

Cette heure charmante
Lie en ce moment,
La main de l’amante,
Aux mains de l’amant.

Qu’il est doux de vivre
Quand tombe le jour !
Le désir enivre
L’air est plein d’amour.


Ô nuit, tu réveilles
L’amour dans nos cœurs ;
Répands sur nos veilles
Tes douces langueurs.

Vallons, bois et plaines,
Beau ciel qui nous luit,
Mêlez vos haleines
Aux chants de la nuit.

Aimons aux étoiles,
Libres de souci ;
La nuit est sans voiles,
Et l’amour aussi.

Et peu nous importe
Que la loi du sort
Demain nous apporte
La vie ou la mort.


Puis le chant s’éloigna, et on l’entendit expirer dans une mélodie vague et vaporeuse, comme le souffle de l’air qui s’éteint dans les bois.

Louise regarda sa femme de chambre et lui dit tout bas:

— Eh bien ! que pensez-vous de ce chant ?

— Je pense que c’est une promenade sur l’eau; il y a beaucoup de comédiens de Paris dans notre voisinage, et ils s’amusent en chantant, au lieu de dormir. Voilà.

— Rose, vous ne dites pas ce que vous pensez.

— Si mademoiselle le veut ainsi.

— Rose, il est de toute évidence que cette jolie sérénade est une surprise, et je reconnais l’auteur à sa délicatesse. Deux ou trois comédiens du voisinage ne formeraient pas un pareil ensemble. On a aujourd’hui, amené de Paris un chœur complet de belles voix, et voilà pourquoi nous entendons marcher là-haut ; est-ce clair ?

— Ah ! dit Rose, avec un sourire malin, vous croyez que cette sérénade vous vient de M. Auguste ?

— Mais c’est à ne pas en douter, mademoiselle Rose, vous êtes d’une obstination révoltante !… Oh ! comme il m’aime !

Rose alluma son bougeoir, souhaita une bonne nuit à sa maîtresse, et sortit, en poussant un second soupir.