Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 31-44).


III

Auguste suivit un petit sentier qui conduit à la rivière, et s’arrêta sur la berge, dans l’attitude d’un homme désolé par le désespoir ou l’ennui : tout n’était que joie et fête aux environs. La Seine, à regret fugitive, avait sa jolie robe verte d’été ; elle coulait avec un bruit charmant, et lutinait les arbustes penchés sur les berges. De tous côtés le paysage riait aux yeux et faisait croire au bonheur. Sous les grands arbres des deux rives s’éparpillaient sans symétrie, les maisons de campagne, avec leurs grilles, leurs jardins, leurs persiennes vertes, leurs perrons ornés de vases de fleurs.

Ce tableau était chose morte ou absente pour Auguste ; il ne regardait rien, et adossé contre un arbre, dans une pelouse émaillée de fleurs sauvages, il fauchait avec son stick les plus hautes, et jouait au jeu de Tarquin.

Un grand canot, joyeusement pavoisé, descendait lentement la rivière avec de jeunes et jolies passagères, qui chantaient la délicieuse mélodie de Monpou : Exil et retour ! c’était un Décaméron à la voile. Rien n’était doux à entendre comme ce chœur de timbres d’or, accompagné par le frémissement des jeunes trembles et le bruit de l’eau, déchirée par la proue de fer. Les petits paysans accouraient pieds nus ; ils regardaient et écoutaient, dans une extase naïve, et quand la vision eut disparu, ils s’en retournaient tristes, comme si un malheur les eût frappés subitement.

Auguste avait lancé au canot un coup d’œil indifférent ; il continuait le jeu de Tarquin.

Un observateur de profession aurait dit, en voyant ce jeune homme : « Il a fait une perte énorme à la Bourse, ou il a été trahi par sa maîtresse, ou il médite un attentat, comme Tarquin. »

Trois erreurs !…

Après une heure ainsi perdue à décapiter des herbes, Auguste fit un de ces gestes, énergiques qui signifient : j’ai pris une résolution.

Une longue pensée, entretenue dans la solitude, donne toujours un dénoûment salutaire aux souffrances de l’esprit.

Il reprit le petit sentier du village, mais toujours sans prêter la moindre attention à la série des charmants tableaux qui se déroulaient à droite et à gauche. On voyait, à travers les grilles, des jeunes gens et des jeunes femmes, dans les rayons de leur lune de miel, échangeant entre eux des regards encore remplis des souvenirs de la nuit : on voyait de jeunes mères, assises à l’ombre, et heureuses de leurs enfants, qui jouaient sur le gazon. Par intervalles, une gamme d’or, unie à un accord de piano, sortait de la persienne, comme pour donner le la aux rossignols, et les arbres retentissaient de chants d’oiseaux. Sourd et aveugle pour toutes ces joies, Auguste marchait avec sa résolution.

La cloche du parc sonnait le déjeuner chez M. Lebreton, et le maître, debout sur le perron, comme un land-lord d’hôtellerie anglaise, attendait ses convives en retard.

— Toujours exact ! s’écria M. Lebreton en apercevant Auguste ; dix heures sonnent au chemin de fer.

— Réglé à la minute, dit Auguste en tirant sa montre.

— Voilà ce que j’aime, l’exactitude, reprit M. Lebreton ; eh bien ! comment avez-vous passé la nuit ?

— J’ai peu travaillé ; j’ai été arrêté par une obscurité géographique. Il faut que j’aille à Paris, pour faire des recherches à la bibliothèque. Il y a deux fleuves en Campanie, l’Aufide et le Vulturne, et ce dernier est passé sous silence par quelques historiens.

— C’est grave, dit M. Lebreton pour dire quelque chose.

— Très-grave !

— Et voilà les nobles soucis des jeunes gens d’aujourd’hui, reprit M. Lebreton avec enthousiasme ; ah ! vous valez mieux que vos pères. Je ne suis pas de ceux qui vantent le passé, moi : à votre âge, je me serais fort peu soucié, moi, de savoir si l’Aufturne ou le Volfide sont en Champagne ou en Bourgogne ; je n’avais en tête que de folles équipées. Il est vrai que tout cela, un jour, a fini par un bon mariage… comme vous finirez, vous ; car, voyez-vous, mon cher enfant, le bonheur est là, dans une union assortie et avec un peu de richesse… la richesse ne gâte rien… Ah ! voici ma belle voisine, Mme de Gérenty… Allons la recevoir… Elle marche comme une reine… Allons, monsieur Auguste, accompagnez-moi.

Mme de Gérenty est une femme qui, en 1858, se donnait vingt-cinq ans et qui ne mentait pas, car elle en avait trente-deux, nombre synonyme de vingt-cinq. À Rome, un jour qu’elle passait au musée du Capitole, devant la Vénus Capitoline, on entendit une voix qui disait : « Voilà le pendant ! Vénus sans crinoline ! » Le mot courut au palais Colonna, chez les jeunes attachés de la chancellerie. M. de Gérenty trouva la rime mal sonnante, chercha le rimeur et le découvrit. C’était un jeune peintre. Il y eut cartel et rencontre sanglante, sous le pic volcanique de Radicoffani, sur un terrain de lave qui n’appartient ni à la Toscane ni au pape. Le peintre fut blessé à mort. M. de Gérenty, ne pouvant rentrer à Rome, trouva un avantageux échange de fonctions diplomatiques à la chancellerie de Constantinople.

Cet incident était ignoré dans la banlieue de Paris, où Mme de Gérenty vivait, loin du monde, en attendant le retour de son mari. La calomnie et la médisance respectaient cette femme, malgré sa beauté merveilleuse et son esprit, et même malgré certaines allures d’indépendance qui font toujours jaser malicieusement les voisins et les amis.

M. Lebreton s’inclina profondément devant Mme de Gérenty ; Auguste daigna lui donner un salut distrait.

— Je me suis fait attendre, dit-elle, en acceptant le bras de M. Lebreton ; mais je viens de recevoir une lettre de mon mari, et il a fallu répondre à la hâte. Je ne sais pas trop ce que je lui écris ; c’est toujours bon pour un pays de Turcs. Je déteste les Turcs ; aussi Constantinople ne me verra jamais. Mon mari ne peut vivre qu’en Orient ; je l’appelle Gérenty-Bey. Monsieur Lebreton, vos géraniums sont superbes. Léclancher est votre fournisseur ?

— Oui, madame, surtout pour les dahlias.

— Aimez-vous les fleurs, monsieur Verpilliot ?

— Tout le monde aime les fleurs, madame.

— Eh bien ! veuillez bien me cueillir cette rose Carné qui nous salue, et me l’offrir.

Auguste obéit avec une promptitude extraordinaire, et Mme de Gérenty se dégageant du bras de Lebreton, remercia par un sourire, prit la fleur, et, ôtant son chapeau de jardin, elle la plaça dans une boucle de ses beaux cheveux noirs.

Une nouvelle idée venait sans doute d’éclater dans le cerveau d’Auguste, car il montrait pour la belle brune un empressement qui devait l’étonner lui-même, tant il semblait naturel.

Un domestique annonça le déjeuner servi, et Auguste offrit son bras à Mme de Gérenty et s’assit à sa gauche, en donnant à sa figure toutes les contractions expansives qui révèlent l’homme heureux.

M. Lebreton jeta un regard autour de la table, et remarquant une place vide, il dit :

— Et ma fille ? et Louise ? on ne l’a pas avertie ?… Est-elle dans le parc ?

Rose s’avança sur la pointe des pieds, et dit quelques mots à l’oreille de M. Lebreton, qui se leva tout à coup, sortit de la salle, et monta lestement à la chambre de sa fille. Rose suivait.

Louise était assise devant la fenêtre et lisait un journal ; elle se leva, embrassa son père, et lui dit :

— Je me trouve un peu indisposée… ce n’est rien… je déjeunerai dans ma chambre… c’est la fatigue du bal.

— Au diable le bal ! dit le père ; je n’en donnerai plus… Mais si tu ne descends pas, ma bonne Louise, le déjeuner sera triste…

— Y a-t-il beaucoup de monde ?

— Nous sommes dix… Mme de Gérenty est arrivée.

— Elle a une robe blanche de mousseline brodée, dit Rose, et une mantille de dentelles noires de Chantilly.

Et Rose, en disant cela, fit un signe à Louise derrière les épaules de M. Lebreton.

Ce signe disait : « M. Octave n’y est pas, vous pouvez descendre. »

— Allons !… puisque vous le voulez, dit Louise avec résignation.

M. Lebreton embrassa tendrement sa fille, et la conduisit triomphalement à la salle basse, où les convives étaient plongés dans le silence de l’inquiétude.

En voyant entrer Louise, Mlle Agnès tressaillit de joie, et dit :

— Regardez-la, elle illumine la salle ; ce n’est pas une femme, c’est un rayon de soleil.

— Laissez donc dire cela aux hommes, remarqua Mme de Gérenty.

— Et si les hommes ne le disent pas ! reprit vivement Agnès.

Louise vint s’asseoir à côté de son amie, et la conversation s’établit entre hommes. Les femmes se parlaient bas.

On parla de la hausse des fonds, du crédit mobilier, de l’hospice du Vésinet, du prix des terrains, du drainage, de M. Coste, de Saint-Médard ; enfin, de toutes les questions agitées en général dans les entretiens des repas.

À la faveur du tumulte soulevé par ces discussions intéressantes, le jeune Auguste Verpilliot avait engagé avec sa belle voisine, Mme de Gérenty, une conversation diplomatique. Nous la prendrons à son point le plus important.

— Ainsi, disait Mme de Gérenty, vous quitteriez la France avec plaisir ? notre belle France !

— Oui, madame, c’est une résolution que j’ai prise ce matin ; elle est irrévocable.

— Avec votre fortune, à votre âge, et avec votre instruction, vous pouvez prétendre à tout.

— Oh ! madame, le talent de l’intrigue me manque. Je n’arriverai à rien.

— Est-ce un violent chagrin qui…

— Non, madame.

— La soif des voyages ?

— Non, madame ?

— Encore une question indiscrète… Un désespoir d’amour ?

— Non, madame… Je m’ennuie, voilà tout.

— Même en ce moment ?

— Ce moment est un moment ; il va finir, madame.

— Mais on peut le recommencer… En vérité, monsieur Auguste, votre nostalgie anonyme excite l’intérêt de tous vos amis. En vous voyant si jeune, si riche, si fort, si vivant, on dit partout : « Oh ! quel homme heureux ! il porte sa bonne fortune écrite sur son visage ! » Et tout cela serait faux ? et vous seriez à plaindre comme un vieillard qui entre à l’hospice des incurables ?

— Heureux vieillard !

— Mais, c’est affreux ce que vous dites-là ! monsieur. Vous blasphémez contre la Providence, qui vous a comblé de ses dons ! Vous êtes un ingrat… Alors, couvrez-vous de cendre, prenez des haillons, fuyez le monde. Pourquoi prenez-vous tant de soins de votre personne ? pourquoi vous habiller avec tant de goût ? pourquoi vous faites-vous citer comme le modèle du Journal des Modes ? Veuillez bien m’excuser, monsieur, si j’insiste sur une indiscrétion, mais je veux être démentie deux fois. Vous avez au fond du cœur un désespoir.

Auguste se tut et regarda le plafond.

— J’irai plus loin, maintenant, poursuivit Mme de Gérenty ; il y a ici une jeune fille, très-belle et très-riche, une héritière blonde qui, en entrant a soulevé un murmure d’admiration. Tous les yeux l’ont regardée et la regardent encore. Un seul homme a affecté de ne pas lui donner un coup d’œil. Cet homme aime cette jeune fille… Voilà le désespoir.

Auguste s’obstina, dans son silence, et savoura lentement un verre de Bordeaux.

— Je m’en doutais ! remarqua Mme de Gérenty dans un à parté triomphant.

— Eh bien ! madame, dit Auguste, le désespoir étant admis, ne m’approuvez-vous pas dans ma résolution ? Il y a des maladies morales qui demandent aussi un changement de climat. Votre mari jouit, dit-on, d’un certain crédit dans les chancelleries orientales ; avec sa puissante recommandation et la vôtre, madame, ne pourrais-je pas être nommé attaché d’ambassade… à… à Constantinople, par exemple ?…

— Quelle idée ! Vous iriez vivre chez les Turcs ? vous, Parisien comme le Louvre ! Vous ne connaissez donc pas Constantinople ?

— Non, madame.

— Je l’ai traversée, moi, et je ne lui ai pas dit au revoir. Des rues qui montent, des Turcs qui fument, des chiens qui mordent, des mosquées de carton, des promenades de cyprès, des tombeaux pour banquettes, des maisons en ruine, des minarets qui crient l’heure qu’il n’est pas, des boutiques sans acheteurs, des cafés sans café ; l’hiver au mois d’août, l’été en décembre ; le vent partout : il souffle du Bosphore, de la Corne-d’Or, de la mer Noire, de Marmara ; un sérail qui sue l’ennui par tous ses kiosques, et des passants qui vous saluent en vous disant en turc : « Chien de chrétien ! » Je flatte le portrait ; mais, n’importe ! il en reste encore assez pour ébranler votre résolution.

— Mais, madame, ce sont des mœurs à étudier.

— Ah ! oui, elles sont belles leurs mœurs.

— Madame l’observateur ne dédaigne rien… il y a là, d’ailleurs, comme dans toutes les capitales une société française, une colonie européenne ; je ne sortirai pas de ce cercle civilisé. Ma décision est irrévocable. Me promettez-vous, madame, votre protection ?

— C’est un service homicide que vous me demandez, monsieur Verpilliot ; mon devoir est de vous laisser deux jours à vos réflexions.

— J’accepte le délai, madame.

— Et qui sait ! deux jours changent bien des choses. Oui, monsieur, j’ai dans l’idée qu’avant l’expiration du sursis le condamné pourra obtenir sa grâce. Un sourire guérit un désespoir. Attendez votre médecin.

— Eh bien ! eh bien ! s’écria M. Lebreton ; vous sortez, mesdemoiselles ? on va servir le café.

Cette question s’adressait à Louise et à Agnès qui couraient vers la porte avec précipitation.

Agnès, entraînée par Louise, répondit d’un ton résolu :

— Nous aimons mieux prendre l’air que le café. On étouffe ici.

Les deux jeunes filles entrèrent dans le parc, et quand elles furent bien loin de toutes les oreilles, Louise, au comble de l’exaltation, s’écria :

— Madame de Gérenty sortira de ma maison, ou j’entrerai, moi, dans un couvent. Voilà ce que je vais dire à mon père.

— Oui, ma chérie, je comprends ta colère ; mais tu vas te trahir ; c’est comme si tu disais à ton père : « Je suis jalouse de cette femme. »

— Tant pis ! je me trahirai… oh ! une femme mariée ! elle se laisse faire la cour par un jeune homme ! c’est indigne ! et lui ! lui !… il ne m’a pas regardée une seule fois !… il aime cette femme !… il lui a donné une fleur pour ses cheveux !… Rose a tout vu, et m’a tout dit… mon Dieu ! que je souffre !

— Ma chère ange, dit la jeune amie avec affection, ne pleure pas ainsi… on va venir… tiens ! regarde… on prend le café sur la terrasse… Mme de Gérenty a pris le bras de ton père… ils ont l’air de se faire des confidences… ton père écoute en riant laisse-moi essuyer ces deux perles qui te restent sur la joue… Aussi, quelle idée d’aimer ce petit blondin !… on m’a demandée trois fois en mariage, moi. Il faut voir comme j’ai reçu mes amoureux !… ton père te cherche… prends ton visage de tous les jours… essaye de sourire… bien !… comme tu es belle quand tu ne pleures pas !

En effet, M. Lebreton cherchait sa fille :

— Allons, viens m’embrasser, dit-il à Louise, j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer.

— À moi, bon père ?

— Oui, à toi… un jeune homme, beau, riche, aimable, instruit, te demandera bientôt en mariage.

— Mais je ne veux pas me marier, dit Louise en pâlissant.

— C’est ce qu’a dit ta mère aussi, répondit M. Lebreton… écoute, Louise ; je t’ai choisi ton mari, moi ; c’est tout dire. Il t’aime, et quand tu seras sa femme, tu l’aimeras. En attendant, sois polie envers M. Auguste Verpilliot.

— C’est lui qui… dit Louise, sans pouvoir achever la phrase.

— Chut ! interrompit le père, en riant ; donne-moi le bras, et prenons le café.