Monsieur « Ugène »

EDOUARD CADOL


MONSIEUR « UGÈNE »




Quand Eugène était « de la pièce », le théâtre Montparnasse vous faisait ses quatre cents francs de recettes sans se gêner.

« Monsieur Ugène », comme disaient les habitués, était le premier rôle de la troupe. Un grand diable, assez joli garçon, bien bâti ; même élégant, et, en argot du métier, un galoubet !… C’est rien de le dire ! Dans les scènes fortes, on l’entendait du Panthéon.

Et puis les amoureux, les traîtres, les comiques, les caractères, rien ne l’arrêtait. Egalement mauvais dans tous les genres. N’importe ! on l’adorait, tant à Montparnasse qu’aux Gobelins, à Mont-rouge, à Sèvres et à Saint-Cloud, où la troupe avait le privilège d’initier les populations aux sublimités de la littérature dramatique.

— « Monsieur Ugène en est ? Allons voir ça. »

Et, dès qu’il paraissait en scène, on lui faisait une ovation, et, quand il passait dans la rue, les bonnes gens s’arrêtaient pour le contempler, et les gamins se faisaient honneur de le saluer :

— « Bonjour, monsieur Ugène… »

Une fois qu’on jouait à Sèvres, il prit les devants, afin de « taquiner le goujon » et d’en « piger » une friture. Pas de danger ! Des canailles de savetiers, oui. Mais trop malins, les goujons. Ils regardaient son ver rouge emmanché à l’hameçon, et, souriant dans leur barbe, ils passaient, se disant :

— Tu t’en ferais mourir, monsieur Ugène !

C’est pourquoi il revint bredouille à la table d’hôte, et s’inquiéta du menu.

— Potage cardinal, monsieur Ugène.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Vulgairement, soupe à l’oignon.

— Ensuite ?

— Relevé à la duchesse.

— Autrement dit ?

— Une ratatouille de pieds de mouton.

— Suivez.

— Venaison des tirés nationaux, marinée à la Windsor.

— Excusez du peu ! fit l’artiste. Mais en réalité ?

— Du lapin ; chut !

— Ah ! diable !

— Des tirés nationaux, insista la servante.

— Je ne dis pas non, répliqua Eugène. Mais peut-on voir la tête ?… Au fait ! ajouta-t-il en philosophe, c’est des préjugés. Servez.

C’est que tout « premier rôle » qu’il fût, ses « honoraires » n’allaient qu’à cent vingt francs par mois, et dame ! le coût du festin proposé : — un franc trente, vin compris, — méritait considération. Au surplus le tout avalé ; il n’en fut nullement incommodé, joua, et fut acclamé comme à l’habitude.

Il faisait doux et clair. Bravement, il rentra de son pied gaillard et, vers deux heures du matin, il pénétra dans la chambre qu’il occupait dans un hôtel meublé — oui « meublé », c’était écrit sur l’enseigne, — se déshabilla et se mit au lit, comptant s’endormir du coup.

Pas moyen ! Je ne sais quelle inquiétude latente, quelle intuition mystérieuse l’agitaient. En sorte que, se dressant sur le coude, il se dit, avec une sorte de serrement de cœur inconscient :

— Ça sent drôle, ici !…

Drôle ? guère ! quelque chose d’âcre et d’affadissant, qui semblait lui serrer les tempes.

Tout à coup, il tressauta, et « le sang ne lui fit qu’un tour » ; c’est qu’il venait d’entendre comme un gémissement tout proche. Ah ça ! n’était-ce pas illusion des sens ? Ça arrive, dans le premier sommeil. Rance, odeur de cuisine, miaulement de chat, peut-être, hein ?

— Faut voir !

Et, sautant du lit, il enfila un pantalon, alluma un bout de bougie, ouvrit la porte du carré et flaira. L’odeur ne venait pas de là. Ayant refermé, il aperçut débordant, sous une porte condamnée, qui le séparait de la chambre voisine, de petits bouts de papier froissés.

Il se baissa, retrouva l’odeur plus forte, entendit distinctement une plainte, et atterré, comprit.

— Tonnerre  ! jura-t-il, secoué d’un frisson d’épouvante ; y a un malheur là-dedans !

Il frappa, appela, puis écouta, anxieux, galopé, à mesure, par une peur vertigineuse. Rien. Pas de réponse. Alors, suivant son instinct, ne sachant plus ce qu’il faisait, il se rua sur la porte et l’enfonça.

Une bouffée de gaz acide carbonique le suffoqua, l’obligeant à reculer, tandis que la lumière s’éteignait. Un moment hésitant, il retient sa respiration, et, comme un nageur qui plonge, il se précipite dans le noir lugubre de la chambre, vers le faible point lumineux de la fenêtre.

Clouée ! Impossible de l’ouvrir. Ma foi ! gare dessous ! Et à coups de poing, il brisa les vitres, aspirant l’air pour crier :

— Au secours ! au secours !…

C’était une femme qui s’était décidée à mourir. Jeune, jolie, elle était étendue sur le lit, auprès duquel un fourneau de terre ne contenait plus que de la cendre.

Banale histoire : une fillette séduite, abandonnée, que la pauvreté, le chagrin et la honte avaient vaincue, affolée. Rien à faire. Le médecin, en attendant le commissaire de police, ne s’occupait plus qu’à panser les plaies qu’Eugène s’était faites en cassant les carreaux.

— Pauvre fille ! faisait l’acteur, en la regardant de ses yeux mouillés.

— Et son enfant ? demanda le portier, annonçant le commissaire.

— Quel enfant ?

— Sa fille ; une blondine de deux ans et demi.

Eugène devint livide ; si la mère l’avait tuée avec elle ?… Non ! Dans une sorte de placard, aéré par une lucarne laissée ouverte, on découvrit l’enfant, sur un amas de robes, de jupes, de chiffons usés. Un vieux châle troué la couvrait. À portée de sa main, un croissant de deux sous, près d’une boîte en fer blanc, contenant un peu de lait.

La petite dormait, en toute sécurité, souriante, serrant dans le pli de son bras, une poupée manchote, qui n’avait plus de nez. Un papier, attaché par une épingle au vieux châle, portait, en écriture tremblée :

« C’est pas sa faute, ayez pitié ! »

C’étaient de petites gens, qui étaient là ; des ouvrières, des journaliers. Si leur regard se rencontrait, ils baissaient brusquement les yeux, pour cacher ce qui se passait en eux ; car, émus, remués, ils se débattaient, le cœur gros, contre la tentation de prendre l’innocente. Mais la vie est si difficile, le travail si précaire et la misère revient si souvent !

Eugène sentait ça ; lui-même avait tant de peine à « mettre les deux bouts ! » qu’il était pris de timidité.

— Ah bien ! tant pis ! s’écria-t-il dans un sanglot, je ne veux pas qu’on la mette au dépôt. Je m’en charge, M. le commissaire, et, vous pouvez être tranquille, j’en ferai une honnête fille !

C’était tout de même une chose cocasse de voir cet acteur se transformer en « nounou », au profit de l’orpheline. Mieux qu’une nounou, une mère, à cela près, qu’au début, il n’osait pas y toucher. Mais les actrices de son théâtre lui avaient appris. Et puis on s’était cotisé ; là et ailleurs : à l’Odéon, à Cluny ; car c’est la supériorité des acteurs, ils ont une exquise et infatigable charité. Si bien qu’on avait pourvu l’enfant d’habits de deuil, d’un trousseau, d’une literie ; un tas de choses, sans oublier une poupée neuve.

Néanmoins, en surplus des frais qu’occasionnait cette petite existence, il avait fallu qu’Eugène modifiât le train de la sienne. D’abord, il ne prenait plus de café ; de même, supprimé l’apéritif d’avant le dîner à la « pension bourgeoise ». Il mangeait chez lui maintenant, cuisinant bravement le déjeuner : œufs et laitage, se bourrant de pain et de soupe, pour que « la mioche » eût « son chocolat ». Le dîner, la portière l’apprêtait : un pot-au-feu deux fois par semaine, pour avoir toujours du bouillon ; entre temps, une « paire » de côtelettes, et, pour la petite, un rassis de chez le pâtissier ; un rassis à la crème en dessert. Ainsi, la nourriture coûtait moins et valait mieux qu’au gargot.

Une économie encore : il s’était mis dans ses meubles, grâce à une représentation au bénéfice de l’enfant, représentation à laquelle des artistes « de l’autre côté de l’eau ! » avaient donné leur gracieux concours. Et des élèves du Conservatoire, un sous-chef des chœurs de l’Opéra, une « Étoile » de l’Eldorado, avec un conférencier du boulevard des Capucines. Chic, allez !

Aussi, salle bondée ! On était venu du carrefour Buci ; des gens en fiacre ! Toute la salle louée ou prise, jusqu’aux avant-scènes. « Quelle galette », mes enfants ! Deux mille trois de recette. Tout Montparnasse en jubilait : — « C’est pour la mioche de M. Ugène. »

On avait su l’histoire de l’adoption, et, quand on voyait passer l’acteur, portant l’enfant sur son bras, sur son dos, ou « la baladant » sur le boulevard Montparnasse, les commères se mettaient sur le pas des portes. N’osant parler à l’artiste, elles faisaient des risettes à la petite fille. Les hommes auraient été flattés de lui serrer la main, à lui ; de lui offrir « un verre. »

Pas le tout d’admirer le comédien, tantôt si tragique, tantôt si rigolo, et qui criait si fort, il fallait estimer l’homme. — « M. Ugène ? En v’là un bon bougre !… »

Si on les voyait si souvent ensemble, au dehors, c’est que « la mioche » était encore trop jeune pour aller à l’école. Eugène l’emmenait aux répétitions, la portière du théâtre la gardait, ou bien, au foyer, les dames artistes l’amusaient. Mais le soir, Ugène la couchait dans sa loge, sur un vieux canapé, jusqu’à la fin de la représentation. Alors, son costume ôté, sa figure défaite, il l’entortillait dans une couverture, et, endormie, la rapportait, comme un précieux paquet, la déshabillait, la lavait et la fourrait dans son petit lit, sans qu’elle se réveillât.

Parbleu ! il y apportait une délicatesse extrême ; des soins de frère aîné, de père ; oui, mais la fragilité de l’enfance ne s’accommodait pas de ce régime. La chaleur, les émanations du gaz, l’atmosphère surchauffée des coulisses, les brusques passages du théâtre à la rue, toute cette existence extraordinaire nuisait au développement de la mignonne. Gentille, jolie, intelligente, et si aimante, si tendre avec « papa Ugène », elle n’en restait pas moins chétive, pâle, avec un cercle bistré autour de ses grands beaux yeux souriants et mélancoliques.

— Défiez-vous, mon cher Eugène, dit le médecin du théâtre. Il faudrait la campagne à cette enfant ; sinon…

Pas commode, avec les nécessités de la profession. Et puis quels frais nouveaux ! L’artiste, soucieux, hésitait.

Ah ! mon Dieu ! voilà qu’elle tousse, elle a la fièvre, elle ne mange plus ; ses jambes fléchissent et son petit corps fluet s’incline amolli, comme une fleur qui manque d’air, de lumière et d’eau. En ce cas, la campagne à tout prix !

— Je donnerai des leçons, je ferai de la grosse d’avoué, je ferai… je ferai n’importe quoi ; mais il faut la sauver, c’te pauv’mioche !…

En se disant cela, il pleurait, Eugène, mais tout bas, se cachant d’elle, et si elle l’y surprenait, il renfonçait brusquement sa peine, grimaçant un rire, chantant des farces, faisant le bobèche, pour lui donner le change, l’étourdir.

À l’entrée de Clamart, il y a un épicier. La maison, qui lui appartient, avec un jardin, suivi d’un potager, est un peu grande pour lui, qui n’a que sa femme et sa fille. Aussi, il loue volontiers une chambre au premier ; mais à quelqu’un de tranquille.

Eugène lui parut tel. On traita, et, à cause de la gamine, ça ne fut pas long d’être des amis. L’épicière et sa fille accaparaient plutôt l’enfant.

— Allez ! allez ! faites vos affaires, monsieur Eugène, on ne la quitte pas de l’œil ; on la soigne, on la fait jouer. Elle est si gentille, ce mignon !

Tout le temps à l’air, et surveillée l’enfant. Jamais dans la boutique ; mais au jardin, au poulailler, avec les canards, la chèvre, le chat qui se laissait tirer les poils, le chien qui, en passant, la débarbouillait d’un coup de langue copieux, et, les pattes de devant aplaties à terre, aboyait en face d’elle en se démanchant la queue de plaisir.

Ces braves gens la mettaient à table, avec eux, sur une grande chaise, qu’ils avaient achetée. Elle mangeait bien, aux repas, et puis, entre les repas, tout le temps, des tartines, dont les poules ramassaient les miettes, ce qui la faisait rire, sous son grand chapeau, qui n’empêchait pas le soleil de lui teinter la peau d’un hâle de santé.

Parfois Eugène, en la regardant gambader, devenait triste à songer, qu’à l’automne, il faudrait lui infliger la reprise des habitudes qu’exige le théâtre. Elle poussait si bien là ! Ses hôtes, s’en inquiétaient bonnement aussi.

Un soir, dans le jardin, l’enfant s’était endormie sur les genoux de la jeune fille qui, tout en la dandinant, dénouait avec des précautions féminines les cordons des petits vêtements, afin de la coucher tout à l’heure. L’artiste assis, seul, en face d’elle, la regardait, touché. Et l’on causait à mi-voix, du bienfaisant effet de la campagne.

— La campagne !… fit la jeune fille d’un petit air de doute ; ce n’est pas assez, voyez-vous, M. Eugène… C’est une mère qui lui faudrait.

— Hélas ! où lui en trouver une ? répliqua l’acteur.

Il se fit un silence. Puis, la jeune fille un peu pâle, tout à coup, baissa la tête et d’une voix à peine sensible, murmura :

— Mon Dieu !… il y aurait bien… moi ; mais… ça vous humilierait d’être épicier ?…


SÉMIRE

(Péché de jeunesse, imité de Boccace)


Le plus ancien dieu d’Orient,
Le grand Bramah, qui fut le père
Et du Soleil et de la Terre,
Était un dieu, sage et prudent ;
Car, bien qu’il eût un savoir-faire,
En tous points, très satisfaisant,
Qu’il fût infaillible, puissant,
Il n’agissait jamais à la légère.


Sachant que notre engeance
Est sujette aux erreurs,
Pour nos fautes et nos malheurs
Il se montrait plein d’indulgence.
Bref, l’Humanité l’adorait,
Le bénissait,
Et le dieu s’en réjouissait.


Or, dans un coin du Paradis,
Une espèce de solitude
Où l’on n’allait pas d’habitude,
À moins qu’on ne fût en soucis,
Bramah se promenait un soir.

Il aperçut, triste et pensive,
Une ombre pâle et fugitive,
En proie à quelque chagrin noir.
Sans plus tarder, il s’approcha
Et, sur ses maux, la questionna :


— « Qu’as-tu donc, lui dit-il, ma chère ?
« Tu me fais peine horriblement.
« Ne puis-je rien à ton tourment ? »
— « Ah ! répondit l’ombre, mon père,
« C’est l’ennui, vraisemblablement,
« Qui me fait voir, sans agrément,
« Ce lieu si bien fait pour me plaire.
« Ce que j’ai, je ne le sais pas,
« Mais, bien malgré moi, je soupire,
« Je ressens un grand embarras,
« Et ne sais ce que ça veut dire ! »


Bramah, sans se mettre en colère,
Reprit : — « Je veux y remédier,
« Et, sous peu, je vais t’envoyer
« Faire un petit tour, sur la Terre.


Ayant dit, il vous l’emmena
Dans son laboratoire
Et, toute une nuit, la trempa
Dans une onde préparatoire.
Puis, sans attendre davantage,
Il se mit à l’ouvrage,
En se disant :
« J’en veux faire un être charmant. »


Il fit une femme superbe.
Mais, se rappelant le proverbe :
Que, « dans les petits pots, sont les meilleurs onguents ».
Il la créa toute petite.
On eût dit une marguerite
Des champs,
Pour la délicatesse.
Ses cheveux étaient ondulés
Et noirs, ses ongles effilés,
Et ses pieds, d’une petitesse
À rendre tous les hommes fous ;
Les anges en étaient jaloux,
Ainsi !…
— « Maintenant, dit Bramah, ma fille,
« Tu vas quitter mon paradis ;
« Si tu veux suivre mon avis,
« Sois, pour tous, facile et gentille,
« Et quant à la sagesse, ajouta-t-il, tout bas…
« Tâche !… Fais ce que tu pourras !…
« Toute faute n’est pas damnable,
« Et, franchement,
« Je suis assez bon diable !
« Allons ! bonjour ; va, mon enfant. »


Dès que, chez les humains, elle fut arrivée,
D’une foule de gens elle fut entourée
Courtisée,
Adorée !
Des commerçants et des boursiers,
Des avocats et des artistes ;
Jusqu’à de méchants journalistes,
Tout le monde était à ses pieds !


Cependant, la brune Sémire…
(C’était son nom, et j’oubliais
De vous le dire ;
Mais il vaut mieux tard que jamais)
Sémire donc, avec indifférence,
Écoutait les propos d’amour,
Qu’on lui débitait chaque jour,
Et disait, avec innocence :
— « Non ! mon cœur n’aimera jamais !…
 


Mais quand vint le printemps d’après,
— C’était le seizième pour elle, —
Tout ce qu’elle vit l’étonna ;
La Nature lui sembla nouvelle,
Et tout son être frissonna.


— « Que se passe-t-il ? se disait l’enfant ;
« D’où vient le changement
« Qui m’agite ? Une étrange sève
« Trouble et brûle mon sang ;
« Je crois vivre, et pourtant, je rêve.


« En voyant le cristal des eaux,
« En voyant les petits oiseaux
« Qui passent ;
« Qui chantent doucement,
« Et puis, si tendrement,
« S’embrassent,
« Mon âme entrevoit des plaisirs,
« Et je sens de hardis désirs,
« Auxquels je ne sais que faire,
« Pour y satisfaire !…  »


Un élève de Faculté,
Entendant cette doléance,

Offrit, par pure complaisance,
Un secours expérimenté.
Dès l’abord, il fut écarté ;
Mais, y mettant quelque insistance,
Il usa de son éloquence
Et finit par toucher, du doigt,
L’endroit
Où gisait la souffrance.


Surprise et charmée à la fois,
Sémire n’avait plus de voix ;
Ses yeux, perdus dans un nuage,
Semblaient dire à l’étudiant :
— « Ah ! monsieur, que c’est donc dommage
« De n’avoir su ça qu’à présent !… »


L’entretien fut long, je vous jure ;
C’est qu’il leur plut, probablement ;
Et d’ailleurs, on m’assure
Qu’ils en reparlèrent souvent.


Mais si doux que soit un sujet.
Si la façon dont on le traite
Ne change pas, on use son effet.
Il faut glisser quelque amusette,
Pour intéresser l’auditoire ;
Car autrement.
Pour ce qui touche au dénoûment,
Dam ! c’est toujours la même histoire !…


Ne pouvant varier la chose,
Connaissant l’effet et la cause,
Et les appréciant d’ailleurs,
La brune Sémire eut l’envie
De varier, au moins, les interlocuteurs,
Je l’ai dit, elle était jolie,
Il ne manqua pas d’amateurs.
Celui-ci parlait lentement,
Cet autre parlait vite ;
Si bien que la belle petite
Se surprit, un jour, écoutant
Deux orateurs à la fois !…


Je dis deux ; c’est peut-être trois ;
Le nombre n’y fait rien, je pense.
Quoi qu’il en soit, il arriva
Qu’à la fin, elle déplora
Son faible à l’inconstance.
— « Qu’en va penser le bon Bramah,
« S’il apprend jamais tout cela… ? »
Gémit-elle, éperdue.
Mais le dieu, l’ayant entendue,
Sans nul retard,
La prit à part.


— « Qu’as-tu ? » dit-il d’un air affable.
— « Ah ! Bramah, je suis bien coupable ;
« J’ai trop aimé ! »
— « Peuh ! fit le dieu, voyons l’affaire ;
« Peut-être est-ce par charité.
« Je suis juste, fort et sévère ;
« Mais, en certains cas, très coulant !… »


Remise un peu, la belle enfant
Lui raconta son aventure,
Dévidant la nomenclature
Des bienheureux qu’elle avait faits.
— « Eh quoi ! dit Bramah, tes larmes
N’ont pas d’autres sujets ?…
« À grand tort tu t’alarmes.
« Aussi bien, petite, crois-moi,
« Et reprends confiance.
« J’en sais qui font bien pis, ma foi !
« Et n’ont pas tant de repentance. »,


L’attirant à lui doucement,
Il ajouta, d’un air riant :


— « Crois-en l’auteur de toutes choses :
« La constance n’est pas une obligation ;
« Car je n’ai pas créé les roses
« Pour l’amour d’un seul papillon.
« Sache, enfin, que bouche baisée
« Ne perd ni son éclat ni sa fraîcheur ;
« Tout lui revient, comme à la fleur,
« Sous une goutte de rosée. »


1859 — Édouard Cadol[1]



Directeur littéraire : ALBERT de NOCÉE, Bruxelles, 69, rue Stévin, 69

Librairie Nouvelle, Bruxelles, 2, boulevard Anspach, 2.
Librairie Universelle. Paris, 41, rue de Seine, 41.
  1. Né à Paris, le 11 février 1831.