XV

L’EXPLORATEUR

PREMIÈRES RECONNAISSANCES SUR LES CÔTES

I

Cette fois encore la traversée de Thursday à Port-Léon fut mauvaise. Le capitaine du Victory qui, depuis vingt ans, naviguait dans ces eaux, déclara même n’en avoir jamais fait d’aussi périlleuse. Peu s’en fallut qu’à différentes reprises et sous la violence des vagues, le vaisseau ne se brisât. À bord, le R. P. Navarre fut malade à mourir.

Après quelques jours de repos, on organisa une excursion. On a besoin, au début d’un apostolat en pays infidèle, en pays inconnu, d’être renseigné aussi précisément que possible sur les voies de communication d’un village à l’autre, sur les dispositions des indigènes, leurs mœurs, leurs coutumes, leurs croyances, en un mot sur tout ce qui peut être un moyen d’évangélisation pour le Missionnaire ou un obstacle.

Jusqu’à présent, octobre 1886, que savait-on en Europe de la Nouvelle-Guinée ? Presque rien. C’était peut-être la région du globe la moins connue. Il est d’ailleurs facile d’expliquer cette ignorance par l’éloignement où se trouve la Papouasie du monde civilisé, par les dangers de la navigation dans ces mers de corail, par l’impénétrabilité des forêts, l’insalubrité du climat, et surtout peut-être la réputation de cannibalisme de ses habitants. Les Missionnaires vont donc explorer les environs d’abord, les côtes ; puis, peu à peu, l’intérieur.

Le P. Verjus avait déjà fait quelques excursions, on s’en souvient, à Rioto, par exemple, à Déléna. Étant seul prêtre, il lui répugnait de quitter la station trop souvent. Les trois Pères s’en vont d’abord au plus proche village, Pinoupaka, situé à l’extrémité-nord de Hall-Sound. La réception fut cordiale. On acheta du terrain pour l’emplacement d’une maison, et il fut convenu que les sauvages la construiraient. Une autre fois, on fit en barque le tour de l’île. Un peu plus tard, on visita Nabouapaka, à une lieue au sud, en dehors de Hall-Sound. La quatrième excursion ressemble fort à une petite expédition. Elle dura quatre jours. Le P. Couppé l’a racontée de vive manière. Nous lui laisserons souvent la parole.

Le R. P. Navarre ne fait pas partie du corps expéditionnaire, lequel se compose du P. Verjus, du P. Couppé et du frère Salvatore. C’est aussi tout l’équipage du Pie-IX. — On n’a certainement pas oublié ce petit lougre de trente-deux pieds avec lequel, deux fois, le P. Verjus monta à l’assaut de la Nouvelle-Guinée. Trop petit pour une traversée comme celle de Thursday à Yule, il est tout à fait propre à côtoyer les rivages. Naturellement, le P. Verjus est nommé capitaine : il en a bien mérité, dans ses héroïques voyages, les galons. Le P. Couppé prend le rôle de second, encore, assurait-il, que, difficilement, il distinguât dans un navire la poupe de la proue. Le frère Salvatore sera le mousse de l’équipage. Et l’on s’embarque, au matin du 14 septembre[1], en la fête de l’Exaltation de la Sainte-Croix, vers sept heures et demie.

« Nous mîmes, raconte le P. Couppé, plus de cinq heures à faire le trajet, alors que deux heures auraient suffi par un bon vent. Cela nous permit d’admirer à loisir les beautés du paysage rehaussées par un soleil éclatant. Nous ne pouvions nous lasser surtout de contempler les montagnes de l’intérieur dont les plus hauts sommets, ordinairement cachés dans les nuages, se dessinaient sur un ciel bleu. » Tout un peuple, se disaient les trois Missionnaires, est là plongé dans toutes les misères morales. Et, à cette pensée, les vœux ardents d’une prompte et universelle évangélisation montaient des cœurs aux lèvres. Vers trois heures de l’après-midi, après avoir pris leur repas, les navigateurs jetaient l’ancre à deux cents mètres de la pointe de Pinoupaka, à gauche de laquelle est l’ouverture nord de Hall-Sound et, à droite, l’embouchure d’un fleuve, le Parou. Le village, caché dans le bois, à vingt minutes de là, les avait aperçus depuis longtemps. Aussi les naturels se montrèrent-ils bientôt sur la grève. Quelques-uns n’attendent même pas l’atterrissage. Ils se précipitent dans la mer et, sans crainte d’un gigantesque marsouin qui se jouait autour de la barque en laissant flotter au-dessus des vagues son dos et sa queue qu’on eût pris de loin pour une pirogue, ils nagent jusqu’au Pie-IX. Le premier qui accoste, est un des chefs du village, Bouré. Nous l’avons déjà rencontré dans cette histoire. Il saute dans la barque, prend les rames et, en deux ou trois tours, on est à terre. La descente fut un triomphe. Les noms de Mitsinari (c’est le P. Verjus), de Pé Couppé, de Tarapatore (traduisez Salvatore), retentissaient dans toutes les bouches comme un salut de joie. Les sauvages se disputèrent les menus objets que portaient les Missionnaires. Trois ou quatre enfants se saisirent de leurs mains et l’on s’avance vers le village. Le long du sentier, c’était un feu croisé de questions auxquelles, de son mieux, répondait le P. Verjus. Et tous disaient : « Tu viendras avec nous, Missionnaire. Nous allons faire ta maison. Vous resterez tous ici. Nous avons des cochons, des cocos, des bananes, des taros, des ignames, des patates… Nous t’en donnerons, et toi, tu nous instruiras et tu nous donneras du tabac. » À peine le Père avait-il répondu que les mêmes questions se pressaient sur d’autres lèvres, et il fallait répéter les mêmes réponses. Au village, mêmes démonstrations cordiales et bruyantes. Bouré conduit les Pères à sa case. Il les fait asseoir sur la plate-forme en bambou (itara) dont sont pourvues toutes les maisons. C’est comme la salle de réception. Bientôt les habitants furent rassemblés autour des étrangers au nombre d’environ deux cents. Du haut de sa tribune, le P. Verjus les harangua et il leur renouvela la promesse que les Missionnaires viendraient leur faire l’instruction sainte, le marérérové, dès que la maison serait finie. Il les encouragea fort à se hâter et termina son discours par la plus éloquente des péroraisons : une distribution générale de tabac. Ce fut dans l’assemblée plus que de la joie : une sorte de délire.

Cependant les voyageurs mangèrent quelques bananes et burent de l’eau de coco que les chefs leur avaient offertes. Puis, le P. Couppé et le frère Salvatore partirent, sous la conduite d’un chef et de son fils, un enfant de douze ans, pour le village d’Arahà. Le P. Verjus resta en conversation avec les sauvages. Suivons le P. Couppé et écoutons son récit :

« Nous longeâmes longtemps la grande mer sur la lisière d’une forêt, puis pénétrant sous bois, nous suivîmes un sentier invisible pour tout autre qu’un sauvage.

« Il faut l’avoir expérimenté, pour se faire une idée d’une marche, même par un sentier fréquenté, dans une forêt de la Nouvelle-Guinée : à tous les pas, ce sont des racines élevées au-dessus du sol qui ne laissent aucune place pour poser le pied, des arbres parfois énormes inclinés ou couchés en travers qui barrent le passage, des lianes de toute grosseur courant d’un arbre à un autre qui vous arrêtent comme dans un filet ; souvent ce sont des fourrés impénétrables qu’il faut contourner ou au milieu desquels il faut se frayer un chemin par la violence. Nous avions marché dans de semblables conditions, et par un temps orageux, près de deux heures, quand enfin nous parvînmes au lieu désiré. Quel triste spectacle s’offrit à nos regards ! Imaginez-vous, enclavé dans cette forêt, un large ruban de cocotiers, sur une longueur de deux kilomètres, et, sous ces cocotiers presque tous noircis par le feu, dépouillés en partie de leurs feuilles et de leurs fruits qui jonchaient le sol, des amas de cendres, des débris calcinés, des maisons effondrées et à demi brûlées, d’autres encore debout et intactes mais envahies par les hautes herbes et, dans cette solitude désolée, naguère pleine d’activité et de vie et habitée par plusieurs milliers de naturels, un silence de mort. Tel est aujourd’hui l’ancien village d’Arahà, abhorré comme un lieu maudit et malfaisant. » Que s’était-il donc passé ? D’après le témoignage des Canaques, une grande mortalité s’abattit tout d’un coup sur ce village. Sans doute une épidémie. Les habitants crurent qu’un sorcier, assez puissant pour jeter un mauvais sort, la maladie et même la mort, un népou, comme ils disent, s’était caché au milieu d’eux et avait résolu de les exterminer tous. Plusieurs, en effet, moururent. L’épouvante saisit bientôt les survivants. Pour échapper aux étreintes de cet esprit cruel, ils mirent le feu à leurs cabanes et s’enfuirent loin de ce lieu maudit. Les uns s’éparpillèrent dans les villages voisins ; les autres se groupèrent et fondèrent de nouveaux villages. C’est à ce triste événement que remontent la formation des villages de Pinoupaka, de Baïrara, de Réréna, sur la côte de Nouvelle-Guinée dans Hall-Sound, et celui de Chiria dans Rabao[2].

Cependant, le petit Papou, voyant les Missionnaires tout en sueur, veut les rafraîchir. Il embrasse un cocotier, puis grimpe à la manière des chenilles, s’allongeant successivement et se repliant. En peu de temps il fut à la cime de l’arbre. Un peu désaltérés, les voyageurs se remettent en route. Il est cinq heures. Il s’agit de regagner le Pie-IX. Le chef ne tarde point à laisser voir son embarras. Il n’avait pas prévu au départ que la voie de la plage serait fermée au retour par la marée haute. Que faire ? Restent deux autres voies, mais toutes les deux fort difficiles : aller jusqu’à Pinoupaka à travers la forêt par une sente abandonnée depuis l’incendie d’Arahà, mais il faudra traverser à la nage une lagune, marcher un long temps, dans la boue et néanmoins ne pas arriver avant la tombée de la nuit ; ou bien, toujours par la forêt, gagner la rive du Parou qui débouche dans Hall-Sound à une demi-lieue de Pinoupaka pour, de là, avec une barque, rejoindre le Pie-IX. De cette façon on pourra traverser la forêt avant la chute du jour ; mais, qui amènera au Parou la barque nécessaire ? Le brave cicérone essaie bien d’expliquer son plan ; mais ni le P. Couppé ni le frère Salvatore ne le comprennent. Le bon Frère est moins que rassuré. Son anxiété redoubla quand le sauvage, faisant signe aux deux Missionnaires de l’attendre, s’enfonça avec son fils dans la forêt et disparut. Salvatore l’appelle. Point de réponse. Il redouble ses cris. Une voix répond par intervalle, mais elle va s’affaiblissant comme la voix d’un marcheur qui s’éloigne. Le bon Frère, épouvanté à l’idée que le Canaque les a perdus dans les grands bois et abandonnés, s’élance à sa poursuite, Dans sa précipitation désespérée, il tombait à chaque pas, s’enfonçait jusqu’à mi-jambe dans la boue et tournait, sans en pouvoir sortir, dans un cercle de marécage. Il n’en pouvait plus quand enfin revint le chef. Il était seul. Les deux Missionnaires comprirent alors sa manœuvre. Il avait envoyé son fils à Pinoupaka. Le petit homme se hâterait, passerait la lagune, arriverait au village avant la nuit et amènerait la barque à la rive. C’est pour cela que le père avait dû le mettre lui-même dans le bon chemin. Maintenant ils sont en marche tous les trois vers le Parou ; mais, pas de sentier et la forêt inextricable ; des tours et des détours ; on s’égare ; on retrouve la voie ; on s’égare encore. La nuit tombe. Il faudra coucher sous les arbres. On y sera dévoré par les moustiques. À la grâce de Dieu ! Mais non ; voici le Parou… Où est la barque ?… Point de barque. Il est vrai que les arbres de la rive arrêtent la vue. Le Canaque jette un cri sonore auquel deux voix d’enfant font écho. La barque approche. Trois quarts d’heure après, les deux excursionnistes étaient sur le Pie-IX où le P. Verjus, un peu inquiet, lui aussi, leur avait préparé à souper. On était fatigué. On ne tarda pas à faire la prière du soir. On étendit au-dessus du pont une voile. Chacun s’enroula dans sa couverture et l’on essaya de dormir. Telle fut la première journée d’exploration. Nous allons raconter la seconde.

II

À cinq heures, l’équipage était debout. À sept heures, on partait pour Mohou.

Les Missionnaires ont pris deux rameurs avec eux. Sortis de la baie pour entrer dans la grande mer, ils longent la côte vers le nord. Arrivés en face de Pinoupaka, deux des chefs, Mare et Bouré, accourent avec deux enfants, entrent dans l’eau et demandent à faire partie de l’expédition. Les deux rameurs suffisaient ; mais, pour leur être agréables, on les prit à bord. Un équipage de neuf personnes, c’est tout ce que le canot pouvait contenir. Vers huit heures et demie, on arrive à l’embouchure d’une lagune que les Canaques appellent Ororopokina. À ce moment, les indigènes se concertent sans que les Pères puissent les comprendre, et bientôt ils font signe au P. Verjus, qui tenait le gouvernail, de mettre le cap sur l’embouchure. « C’est la rivière, disent-ils, qui conduit à Mohou. » À marée basse, l’entrée de l’Ororopokina est difficile, à cause des bancs de sable qui l’obstruent. Si, par une fausse manœuvre, on ne suit pas bien les méandres de la passe, le bateau chavire. Les vagues, toujours fortes en cet endroit, le font sombrer. C’est ce qui faillit arriver par le manque de sang-froid des rameurs. Les Papous sont pusillanimes. Aux instants critiques, alors qu’il faudrait de la présence d’esprit et de la vigueur, ils s’arrêtent court, poussent des cris et gesticulent comme des possédés. Enfin le péril est conjuré. Voici la barque en pleine lagune. Le cours en est tortueux, les eaux boueuses et presque dormantes. Voici comment le P. Couppé décrit le spectacle qu’il a sous les yeux. « Quelle impression on éprouve au milieu d’une telle solitude, toute remplie cependant par une surabondance extraordinaire de la vie végétale et animale ! Toute la profondeur de la rivière fourmillait littéralement de poissons qui s’enfuyaient par troupes à notre approche en traçant de longs et larges sillons à la surface de l’onde. D’énormes poissons faisaient la chasse à leurs frères qui bondissaient hors de l’eau pour se dérober à leur poursuite. Nous comprîmes alors comment les naturels, qui ne s’entendent guère à la pêche, prennent dans leurs filets tant et de si gigantesques poissons. La forêt serre la rivière de si près qu’on ne peut voir la terre sur les rives, et qu’elle forme berceau au-dessus de nos têtes ; çà et là des arbres inclinés ou complètement tombés nous exposent à nous briser contre leurs branches dérobées sous les eaux. Cette forêt est principalement composée de mangroves[3] étroitement serrés, très droits et très élevés. On y voit aussi des aréquiers, des sagoutiers et autres espèces d’arbres du genre palmiste, dont les feuilles, longues de plusieurs mètres, s’étalent en éventail. Dans ces lieux solitaires voltigent et chantent une infinité d’oiseaux dont la plupart nous sont inconnus. Il y a entre autres beaucoup d’oiseaux aquatiques et surtout quantité d’ibis d’une blancheur et d’une élégance incomparables ; on y trouve des cacatoès ou gros perroquets blancs à crêtes jaunes, des perroquets et des perruches aux vives couleurs qui remplissent la forêt de leur babillage étourdissant, le corbeau, des pigeons de toutes couleurs si nombreux que certains arbres en sont couverts, le magnifique pigeon gourra, gros comme un dindon, à la huppe splendide et à la démarche majestueuse, des tourterelles d’un joli plumage, le faisan noir ou gris, le mégapode ou poule des bois ; quelques oiseaux cachés dans la forêt sifflent comme le fifre, mais toujours sur une même note qui s’entend de très loin ; d’autres chantent comme la linote, le bouvreuil et le rossignol. Quels trésors en ces lieux pour les naturalistes ! » Les Missionnaires admiraient, on le voit, les richesses de cette nature exubérante ; mais ce n’est point là ce qu’ils sont venus chercher. Ils veulent des âmes, et il leur tarde d’arriver à Mohou. Le P. Verjus, en prêtant l’oreille aux propos des rameurs, comprit qu’à dessein ils avaient engagé la barque dans une mauvaise voie. Pour arriver au village par cette lagune, il eût fallu marcher dans la forêt longtemps, tandis qu’une autre, un peu plus éloignée, conduisait tout auprès ; mais les Canaques auraient dû ramer trois quarts d’heure de plus. Le Père se fâcha et, d’une voix tonnante, il ordonna aux rameurs de rebrousser chemin et d’aller prendre la rivière suivante. Pour juger de la force de ce commandement, les sauvages regardent le P. Verjus dans le blanc des yeux. Le Père ne sourcille point, et il ajoute qu’au demeurant les Missionnaires n’ont pas besoin des rameurs et qu’on va les déposer dans la forêt. Aussitôt les indigènes reprennent les rames. On affronte derechef la passe de l’Ororopokina. On vogue en pleine mer. On franchit l’entrée plus terrible encore de la vraie rivière de Mohou, le Poïmo, et, sur les onze heures, on débarque au village.

Les habitants sont bientôt à la rive de la lagune. Un peu de réserve d’abord, sinon de défiance, l’une et l’autre bien naturelles, à la vue inopinée de ces inconnus qui ne sont ni de leur couleur ni de leur pays ; puis, à peine les premiers mots échangés, une aisance familière et cordiale. Comme à Pinoupaka, c’était à qui porterait les bagages des Missionnaires. Le principal chef, que le P. Verjus avait rencontré à Pinoupaka, conduisit les étrangers à sa case, les fit asseoir sur l’esplanade où lui-même prit place avec sa famille et les noirs de Rabao, tandis que la foule se tenait debout, dévorant des yeux les Missionnaires. Successivement on présenta au P. Verjus, au P. Couppé, au frère Salvatore, tous les chefs du village, lesquels déclinaient leurs noms gravement. À chacun les Pères remirent avec solennité un stick de tabac, présent de haute valeur aux yeux des indigènes ; puis, on servit le dîner, préparé par la femme du grand chef. C’étaient deux énormes écuelles de bananes et de taros cuits dans l’eau. Il y en avait, dit le P. Couppé, pour tout un régiment. Les Missionnaires passèrent leurs restes aux rameurs, qui ne furent pas embarrassés pour en trouver la fin. Alors commença la procession des présents. De toutes les cabanes, où plusieurs étaient retournés pendant le repas des étrangers, arrivèrent femmes et enfants, chargés de cocos, de bananes, de patates douces, de taros, d’ignames, de cannes à sucre, de noix d’arec, de citrons, en un mot de tous les fruits du pays. En moins de dix minutes, on avait déposé aux pieds des Missionnaires de telles charges de présents que leur canot en eût été submergé ; et la procession continuait toujours. Il fallut arrêter cet élan de générosité magnifique. En retour, et selon l’importance des cadeaux, les Pères distribuaient du tabac. Ce fut un enthousiasme universel.

Le repas fini, les présents échangés, on visite le village. « Une longue rue ou avenue bien ensablée, à droite et à gauche de laquelle se rangent, assez régulièrement espacées, cinquante grandes maisons en bambou et en feuillage, construites sur pilotis, précédées d’une plate-forme et faisant face à l’avenue, et cela au milieu d’une plantation de hauts cocotiers, entourés eux-mêmes d’aréquiers, d’arbres à pain, de bananiers et autres arbres. » D’après le nombre des cases, il doit y avoir à Mohou environ cinq cents habitants. Ce serait donc là, se disent les Missionnaires, un poste excellent pour une première station à l’intérieur. Le P. Verjus, mettant à profit les bonnes dispositions des indigènes, leur proposa de s’établir chez eux, comme déjà on s’était établi à Rabao, afin de les instruire, de les guérir, de les sauver. La proposition fut acceptée avec joie. Le Père aussitôt demande à acheter un terrain pour l’installation. On le choisit. On stipula les conditions de la vente et aussi des constructions. À plusieurs reprises, on dit le nombre des haches, des couteaux, des chemises, des sticks de tabac qui seront donnés en échange. On écrit solennellement les noms du vendeur, des acheteurs, des entrepreneurs et des chefs témoins de l’affaire. « C’est écrit : la marere », se disent les sauvages les uns aux autres. Ce qui signifie qu’il n’y a plus à revenir sur la parole donnée et que leurs engagements sont sacrés. L’avenir apprendra aux Missionnaires ce que valent les serments d’un Papou. Pour le présent, ils n’ont qu’à bénir le Cœur de Jésus de cette bonne journée.

« Nous restâmes quelques instants encore, raconte le P. Couppé, avec ces braves gens, qui ne pouvaient se rassasier de contempler les objets que nous leur montrions. Notre parapluie, d’abord, absorba leur attention : en le voyant s’ouvrir, puis se fermer en un clin d’œil, ils poussèrent de longs cris d’étonnement ; tous voulurent apprendre comment s’opérait ce prodige et demandèrent à faire l’épreuve. La montre aussi les émerveillait et les effrayait à la fois ; j’en ai vu trembler, quand on tentait de l’approcher de leur oreille. Lorsqu’on faisait jouer le ressort qui ouvre le boîtier, les femmes et les enfants, craignant sans doute quelque explosion, prenaient instinctivement la fuite ; puis, aux éclats de rire des hommes, elles revenaient timidement regarder le mouvement. Nous aurions pu, sans les fatiguer, les amuser ainsi toute une journée, mais nous avions hâte de revenir au Pie-IX avant la nuit. Presque tous les hommes voulurent nous accompagner jusqu’à la rivière. » Chemin faisant, ils disaient : « Tu reviendras bientôt, Missionnaire. Nous allons faire ta maison et tu resteras avec nous. » Les Pères étaient en barque ; déjà ils disparaissaient dans les sinuosités de Poïmo, et les sauvages criaient de loin : « Tomoao, Mitsinari. Allez ! allez, Missionnaires ! » Et les Missionnaires répondaient : « Au revoir, enfants ! » À la sortie de la lagune, une lame furieuse se précipita dans le canot et faillit l’engloutir. On arriva au Pie-IX sans autre incident.

III

Le programme du troisième jour était la visite du village de Rapa. Le souvenir d’une aventure tragique, de date assez récente, au lieu de détourner les Pères de leur excursion, les attirait. Voici l’histoire. Un entomologiste anglais, le docteur James, s’était installé à Rapa, qu’il croyait favorable à ses recherches ; et, de là, il rayonnait aux environs. Il travaillait à sa collection depuis plusieurs mois quand, un jour, il fut assassiné par des naturels, avec le capitaine de son bateau, à l’entrée de Hall-Sound. Tous les efforts que firent les Anglais pour découvrir les meurtriers, furent vains. Cependant, on soupçonnait les habitants de Rapa. On avait même, plus ou moins, abandonné toute idée de vengeance, quand le bruit du crime arriva à un point situé au nord de Yule, à un gros village de plusieurs milliers d’habitants, nommé Motou-Motou. Les indigènes de Motou-Motou sont plus grands, plus vigoureux et plus hardis que ceux de Hall-Sound. Peut-être même appartiennent-ils à une autre race. Quoi qu’il en soit, quand ils apprirent le double meurtre, ils résolurent de le venger. Au dire de Lavao, un des chefs de Déléna, de qui le P. Couppé le tient, les sauvages n’auraient pris leur parti qu’à l’instigation de certaines gens mêlées à cette affaire et sur qui pèserait une responsabilité terrible. Cependant, ils ont préparé leur coup dans le plus grand secret. Un jour, ils montent, tout en armes, sur leurs pirogues, franchissent les soixante-douze kilomètres qui les séparent de Hall-Sound, de façon à y arriver nuitamment. À la faveur des ténèbres, ils entrent dans la baie, silencieux, sans être vus de personne. Les voilà qui remontent la lagune de Rapa. Ils s’enfoncent dans la forêt par des sentiers détournés. Ils y marchent pendant une heure avec d’infinies précautions. Ils arrivent au village, qu’ils ont bientôt enveloppé d’un cercle de lances. Vers minuit, à un signai donné, ils se précipitent sur les cabanes, en poussant des cris affreux, Ils égorgent les habitants et mettent le feu aux maisons. Ce n’est que le lendemain que la nouvelle du carnage parvint aux alentours ; mais les sauvages de Motou-Motou avaient regagné la haute mer. Cependant, quelques familles. de Rapa étaient absentes dans la nuit du massacre et de l’incendie, soit qu’elles fussent en voyage dans les villages voisins, soit à leurs plantations. Peu à peu, elles reconstruisirent le village. C’est là que se rendent nos Missionnaires.

La nuit avait été pluvieuse. La matinée n’était point belle. Il fut convenu que le frère Salvatore resterait à bord du Pie-IX.

Dès sept heures, les trois naturels, requis la veille, attendaient les Pères sur le rivage. La barque vogue à l’est de Pinoupaka, au fond de Hall-Sound. L’embouchure du Parou, dont l’un des affluents conduit à Râpa, ne tarde pas à paraître. Malgré la pluie battante, le P. Verjus et le P. Couppé ne peuvent retenir un cri d’admiration à l’entrée du bras de mer. « L’embouchure, dissimulée par trois îlots, a une largeur de trois kilomètres. À une demi-lieue en amont, un autre îlot semble fermer le passage et donne au fleuve l’aspect d’un beau lac encadré de la verdure de la forêt, qui se déteint dans la profondeur de ses eaux. Lorsqu’on a contourné cet îlot, le fleuve apparaît dans toute sa majesté : on est en présence de quatre bras ou affluents, qui ressemblent à autant de fleuves dont le cours se dérobe au loin dans la forêt. Nous trouvâmes aussi cette solitude tout animée. Deux fois, nous vîmes assez près de nous des crocodiles, qui se tenaient immobiles à la surface de l’eau, attendant une proie. Un énorme tronc d’arbre, charrié par le courant, était entièrement couvert d’oiseaux aquatiques. Nous laissâmes sur notre gauche les quatre grands affluents, pour nous engager dans une petite rivière d’une centaine de mètres d’embouchure. Après trois quarts d’heure de marche, elle devint très étroite, et si encombrée par des arbres tombés en travers que nous ne pûmes aller plus loin. Une pirogue, montée par toute une famille de Papous, nous fît voir que nous étions au débarcadère. Hélas ! ce débarcadère était bien loin du village ! Nous commençâmes à pied une marche d’une heure, toujours dans la forêt, quelquefois sur la rive de la rivière, souvent dans la boue et dans l’eau, voire même sur le dos de nos gens. Une fois entre autres, nous avions à traverser ainsi un bras de la rivière : bien que hissés sur les épaules de nos porteurs, nous prîmes un bain jusqu’à la ceinture. C’est ainsi que, harassés de fatigue, trempés de sueur et d’eau, nous arrivâmes à Rapa.

« C’est aujourd’hui un bien pauvre village, qui porte encore et portera longtemps les traces de son désastre. Il ne compte plus que six ou sept maisons, relevées de ses ruines et habitées par autant de familles échappées au massacre. Ces pauvres gens eux-mêmes semblent être encore sous l’impression de la terreur, car, à notre arrivée soudaine, ce fut comme un sauve-qui-peut général : les femmes et les enfants surtout paraissaient terrifiés. Mais le chef, que nous avions vu à Yule, nous reconnut et rassura les siens en venant à notre rencontre. Alors se produisirent à peu près les mêmes démonstrations et les mêmes incidents qu’à Mohou. Nous remarquâmes cependant chez ces naturels un reste de défiance. Nous vîmes que la Mission devait remettre à plus tard l’évangélisation de ce village, en commençant par de plus importants et d’un accès plus facile.

« La pluie avait cessé ; nous voulûmes repartir au plus vite. Mais nos guides ne l’entendaient pas ainsi : ils avaient là des amis ; c’était une occasion pour prendre du bon temps et faire bombance avec les fruits que nous avions achetés. Persuadés que nous ne pouvions nous engager sans eux dans le sentier de la forêt, encore moins traverser les bras de la rivière qui barrent le chemin et ramer jusqu’au Pie-IX, ils voulurent nous faire la loi. Comme nous les pressions, l’un d’eux répondit au P. Verjus : « Missionnaire, tu partiras quand je te le dirai. » Si nous laissions voir que nous étions à leur discrétion, nous étions sûrs de passer la nuit à Rapa. Nous nous consultâmes et nous résolûmes de partir sur-le-champ et sans eux, convaincus qu’ils nous suivraient bientôt. Le P. Verjus leur dit : « C’est bien ! Nous nous passerons de vous. Nous « partons. » Nous prenons nos valises, et nous voilà dans Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/379 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/380 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/381 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/382 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/383 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/384 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/385

  1. Lettre du R. P. Couppé au T. R. P. Chevalier, du 17 octobre 1886, publiée dans les Annales de N.-D. du Sacré-Cœur de juillet et août 1887. C’est par erreur qu’on a imprimé le 17 dans les Annales.
  2. Le village d’Arahà comprenait à lui seul presque toute la tribu de Roro. Depuis lors, cette tribu se trouve dispersée dans les villages ci-dessus nommés.
  3. Nom anglais du palétuvier.