Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/18

Lécrivain et Briard (p. 99-103).
Quatrième partie, chapitre XVIII


CHAPITRE XVIII

OÙ LE DEVOIR D’HISTORIENNE ME FAIT
COMPROMETTRE L’AMITIÉ


Plus discret que mademoiselle Brigitte, l’ambassadeur Lebrun n’avait pas dit un seul mot qui pût le faire reconnaître pour appartenir à Monrose ; mais à peine s’était-il retiré, que la moraliste Brigitte, encore tout émue d’une apparition qui lui faisait sentir qu’on est faite pour faire autrui, s’était hâtée de venir aux informations chez l’hôtesse. On aura remarqué que celle-ci avait nommé deux fois M. Lebrun : c’est que mon fripon de neveu avait eu dans cet hôtel des relations établies par l’introducteur d’Aspergue, et que par conséquent Lebrun, qui était venu souvent prendre l’ordre, d’ailleurs assez remarquable lui-même, n’était point un étranger pour les gens de cette maison. Ainsi mademoiselle Brigitte apprenait fort naturellement que le silencieux émissaire servait un jeune maître nommé le chevalier Monrose… « Le chevalier Monrose ! s’était écriée la soubrette ; parle-t-il anglais ? — Probablement ; car les personnes qu’il fréquentait céans, un peu aventurières, je crois, ne savaient pas dire pain en français. — Ah ! c’est lui-même !… » Et Brigitte aussitôt de regagner au galop l’appartement de miss Charlotte.

Le lecteur a déjà deviné que mademoiselle Brigitte, quoique à peine depuis cinq jours à la suite de la prétendue de sir Georges, pouvait avoir surpris un : « Ah ! Monrose ! » qui serait par hasard échappé à l’angélique miss dans quelque moment de tendre rêverie. Quand un jeune cœur est foulé par un objet qu’on voudrait y faire entrer par force, il laisse aisément exhaler une réminiscence plaintive en faveur de l’être possesseur qu’on tâche de déloger. C’est ainsi que toutes les fois que pendant la route il était arrivé à milady de prononcer le nom de sir Georges, celle qu’on lui destinait s’était contentée de se dire à elle-même : « Ah ! Monrose ! Monrose ! » ce qui était sans doute plus tendre et plus poli que de disputer… Bref, déjà mademoiselle Brigitte se croit autorisée par les circonstances à prendre un rôle dans les amours d’une jeune personne placée entre deux rivaux. Quelle félicité !… Devenir confidente ! servir, à découvert, le prétendu désigné, mais en secret l’ami du cœur ! se trouver sans doute dans une espèce de travail politique et suivi avec le beau valet de chambre ! Cependant une moitié de la joie de cette spéculatrice Brigitte est soudain supprimée, quand, à ce qu’elle croit devoir être reçu comme l’annonce d’une importante découverte, miss Charlotte répond froidement : « Je ne vois rien d’extraordinaire à ce que le fils de milady, puisqu’il est à Paris, cherche sa mère qui vient d’y arriver. — Mais il paraît que milady ne le croyait point en France !… — Que vous avez d’esprit ! Cependant qu’il y fût ou non, qu’est-ce que cela me faisait à moi ! » Charlotte ne put rien ajouter. Heureusement elle écrivait : penchée sur son papier, et ayant soin qu’il n’y tombât point de larmes, elle put dérober à la curieuse observatrice l’excès d’une terrible émotion. Avant le retour de milady Sidney, elle avait eu le temps de se remettre.

Si Brigitte crut devoir parler à sa maîtresse de l’apparition d’un domestique, elle le fit en particulier. Miss Charlotte ne dit rien. Milady put donc la mener au couvent, l’après-midi, sans te douter qu’il eût été fait, à l’Hôtel d’Angleterre, la moindre mention de Monrose, au sujet de qui le projet était de laisser miss Charlotte dans l’erreur jusqu’à ce qu’on sût à quoi s’en tenir de la part de milord Sidney. Dès le lendemain les lettres de ma sœur, de Monrose et la mienne furent prêtes. Remerciez-moi, lecteur, de ce que je ne les transcris point pour vous les faire admirer ! Je les fis porter par un de mes gens, très-bon courrier, à qui j’avais recommandé surtout de faire une extrême diligence.

Laissons-le galoper ; laissons miss Charlotte songer creux dans son couvent, tandis que, esclave de sa parole, mon neveu se mord les doigts de l’avoir donnée. Pendant que sir Georges se rétablit, ma sœur se remet obligeamment au courant de notre enivrante capitale, se lie avec ma société, y distingue l’aimable Garancey, et l’agace assez pour que cet homme délicat se croie indispensablement obligé de répondre… Ils s’arrangent en dépit du bon nombre d’années que ma tendre sœur a de plus que lui… Mais c’est qu’alors Zéïla n’est déjà plus la belle ombre que j’ai décrite au moment de son arrivée du pays des vapeurs. La France a soudain, et comme par miracle, rajeuni, ranimé ce chef-d’œuvre de beauté, dont on a lu tant de fois l’éloge. Comme à l’ivoire jauni la rosée du printemps rend toute sa blancheur, de même le plaisir a lavé les lys de ma sœur bien-aimée : le brandon de Prométhée a fait le reste. Lui seul a le droit de porter dans le sang ce principe vivifiant, cette flamme céleste qui bientôt soulève et dilate les appas affaissés, et pétille à travers les roses renouvelées.

À quoi bon cette médisance ? va me dire ici quelque sévère lecteur. Qu’avions-nous besoin d’apprendre un fait totalement étranger à la marche de cette histoire ? N’a-t-on pas assez de peine à rassembler dans son cerveau les détails essentiels ! Vous avez, ma foi, raison ; cet épisode est tout à fait ridicule, mais ma plume courait, et je n’aime pas les ratures. Oubliez donc que Garancey rajeunissait ma sœur, suivez-moi sans rancune sur ce chemin où nous avons encore à retrouver bien des gens de connaissance avant que d’arriver au but.