Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/12

Lécrivain et Briard (p. 63-69).
Quatrième partie, chapitre XII


CHAPITRE XII

COMMENT JULIEN SE TROUVE PAYÉ DE DEUX
FAÇONS PAR SON MAÎTRE


Ici mon neveu, saisi d’un beau mouvement oratoire, commence à s’écrier : « Ô nuit ! dont quelques heures furent les plus fortunées !… Non, non, ma chère comtesse (en s’interrompant tout de suite), je me rappelle celle où vous vîntes si tendrement allumer chez moi, d’une première étincelle, la lampe inextinguible du plaisir. Je me souviens de ce réveil : en entrant au lit de Charlotte, j’éprouvais la même volupté… — Passez, passez, passez ! mon cher patelin. Dites-nous sans tant de rhétorique ce qu’il advint de votre capricieuse témérité, qui certes enchérit de beaucoup sur la mienne. Qu’arriva-t-il cette fois à la pauvre enfant ? — Eh mais ! ma chère tante, tout ce qui pouvait résulter d’une pareille visite ! »

Mes yeux et ceux de ma sœur se parlèrent aussitôt ; mais nos bouches gardèrent le silence. J’étais à la fois étonnée et d’une immoralité que la fougue des passions justifiait à peine, et de cette naïve candeur avec laquelle mon coupable neveu se confessait devant sa mère, presque étrangère pour lui, tout aussi naturellement que s’il n’eût été qu’avec moi. Je me reprochais presque d’être cause qu’un enfant que j’avais si bien lancé dans la route de la pure nature, n’eût pas eu le temps d’acquérir la moindre connaissance des égards que chacun doit à la société. Une foule d’idées me vint en peu d’instants à ce sujet : l’une d’elles fut que l’aventure de Monrose à Londres le retraçait à peu près tel qu’il était avant de servir. Si les mousquetaires ne pouvaient l’avoir corrigé d’être un étourdi, du moins ne l’avaient-ils pas dépravé. Sa faute à l’égard de mistress Brumoore elle-même était celle d’un espiègle plutôt que d’un roué, tout en se conduisant par un autre intérêt, comme peut-être, en pareil cas, un roué l’aurait fait. C’était encore, à vingt-trois ans, après avoir voyagé, mené la vie de Paris, c’était encore presque le même Monrose de Londres qui m’avait fait sa confession, et qui nous en donnait dans cette circonstance un supplément. Serais-je trop indulgente ! et le lecteur le sera-t-il trop peu pour adopter cette justification ? Mon neveu poursuivit :

« L’enfance, qui dort si naturellement, ne peut, à plus forte raison, veiller après les douces fatigues de l’amour. Quelque bruit qui se faisait dans la chambre de mistress, troubla mon léger sommeil ; mais soudain je m’objectai qu’on ne se réunissait pas ainsi pour être absolument inactifs ; je me rassurai donc bien vite, quoiqu’il ne fût pas facile d’expliquer pourquoi ce surcroît d’agitation dans une alcôve où le début des comptes avait été tout à fait paisible. Je crus entendre aussi bouger une porte ; mais comme je fis tocquer entre les draps ma montre, et qu’elle m’apprit que nous n’étions en bonne fortune qu’à peine depuis deux heures, je me tranquillisai ; l’adorable Charlotte ronflait à petit bruit ; je respectais son heureux sommeil… Enfin, elle venait de s’éveiller ; ses jolis bras s’étendaient vers moi ; je recommençais à l’enlacer des miens… Mais voici le véritable instant d’éprouver de mortelles alarmes.

« On entre sans ménagement dans la chambre de Sara. L’ouverture du cabinet nous laisse apercevoir de la lumière ; j’entends mistress dire d’une voix colère et ferme : « En croyez-vous enfin vos propres yeux ! Voyez ! Est-ce bien elle avec son… » Un cri sourd acheva la phrase… « Scélérate ! » s’écrie milord Sidney, dont je reconnais la voix. En même temps je crois entendre tomber lourdement mistress Brumoore. Julien gémit aussi d’un coup de poing vigoureusement asséné. Je juge cependant qu’il échappe sans plus d’obstacle. Nous sommes perdus, miss Charlotte et moi, si les auteurs de cette scène parviennent jusqu’à nous ; mais… tout est prodige dans cette scabreuse aventure… La lumière a disparu… Le silence succède promptement au tumulte… Plus morte que vive, et se pressant contre moi, frémissante, Charlotte enfin se rassure un peu. Son premier mot exprime qu’elle n’a tremblé que pour moi. « Sauve-toi, me dit-elle… mais par la fenêtre, mon ami… Ce calme est trop menaçant. — Te quitter ! Charlotte ; te laisser seule ! — Eh ! s’il faut que je périsse, dois-je t’entraîner avec moi ! — Périr ! pourquoi, mon cœur ? Nous n’avons point été découverts. — Eh bien ! fuis, fuis, je t’en supplie… — Oui, Charlotte (la quittant), il faut vivre pour te servir… — Ou pour me venger ! » Elle m’étreint, me donne son âme dans un dernier baiser, et me chasse. « Adieu ! »

Monrose, 1871, Figure Tome 4 page 67
Monrose, 1871, Figure Tome 4 page 67

« La fenêtre, peu élevée, est franchie lestement ; me voilà debout dans le jardin sans m’être fait le moindre mal. À peine suis-je à dix pas, avec le dessein de regagner ma chambre, qu’à la faveur d’un faible rayon de la lune qui se couche, je vois venir à moi quelqu’un courant à toutes jambes : c’est le pauvre Julien. Sara le poursuit. « Prenez garde, mon cher maître, crie-t-il, elle m’a blessé… » Néanmoins je m’élance… À ma vue, cette femme, redoublant de fureur, a changé d’objet. Un couteau brille : c’est moi qu’il s’agit de frapper ; j’esquive le coup ; je la saisis, la désarme : elle tombe ; je cours au pavillon, entraînant comme je peux Julien, qui maudit de grand cœur l’honneur qu’il a eu de me représenter. Au surplus, le pauvre diable n’était blessé que légèrement à la main, d’un coup qu’il avait eu le bonheur de parer.

« Quand nous fûmes renfermés et un peu remis de nos respectives alertes, je voulus savoir les particularités de sa bonne fortune, dont j’étais bien éloigné de soupçonner encore toutes les disgrâces. Le détail en fut court : il avait trou vé dans le lit une femme si endormie, si bizarrement couchée, qu’il était impossible de supposer autre chose, sinon, ou qu’on s’amusait à ses dépens, ou que la terrible dormeuse ne s’attendait nullement à la fêtée qui lui était destinée. Dans le doute, et non moins tenté que fidèle à ses engagements, mon suppléant s’était exécuté. Il fallait, prétendait-il, que le diable s’en mêlât ; car au lieu des fort ordinaires apparences de mistress Brumoore, il trouvait le plus délicat embonpoint, une peau d’une finesse achevée, des formes célestes. À travers ces ravissantes surprises, il allait joyeusement à son but. Cependant pas l’ombre d’intelligence de la part du docile mannequin, qui se prêtait comme on voulait à tous les détails de la pose. « Peut-être, me disait Julien, cette espèce d’anéantissement était causé par l’excès de quelques liqueurs fortes dont le parfum s’exhalait avec une respiration de plus en plus brûlante, à mesure que le travail du paiement s’avançait. Déjà deux fois Julien avait payé sans prévoir à quoi la somme devait se monter pour avoir quittance. Il allait financer encore lorsque quelqu’un, entrant doucement, est venu jusqu’au lit, et lui a pris la main sans rudesse… C’était un homme ; car cette main, on la conduisit d’abord sur ce qui lève toute équivoque à l’égard du sexe. De là on lui fit toucher encore le canon d’un pistolet… Pendant toute cette manœuvre, le pauvre Julien grelottait de peur… Le reste des vues de cet étrange somnambule s’expliquait par une pantomime où le pauvre petit, bien honteux, aurait fort désiré de ne point figurer. Mais à la moindre résistance, il sentait le bout du fatal pistolet s’appuyer contre l’occiput. « Vaut mieux tard que jamais ! » lui dit-on après une infamie qui ne peut se décrire… Alors l’homme ou le démon qui s’en était rendu coupable disparut. »