Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/10

Lécrivain et Briard (p. 50-57).
Quatrième partie, chapitre X


CHAPITRE X

QUI COMMENCE À ÉCLAIRER D’ÉTRANGES
FAITS


« — Sir Georges Brown ! m’écriai-je alors. Infortunée Charlotte ! quel époux t’est destiné ! — Que dis-tu, Félicia ? Tu connaîtrais sir Georges ! — Que trop ! Apprends, ma bonne amie, que cette maladie, très-vraie, qui retient ici l’Anglais au lit depuis un mois, est la suite d’un duel avec Monrose… — Avec mon fils ! (Cela fut crié.) Monrose s’est battu ! Est-il blessé ?… Il est mort peut-être !…(L’expression de ces derniers mots ne peut être décrite.) — Non, non, ma chère Zéïla, Monrose est plein de vie. — Il vit ! tu ne trompes point une mère ! — Ah ! l’aurais-je pu ! Si nous avions perdu Monrose, m’aurais-tu vue paraître chez toi si sereine ? — Il vit ! répète-le moi bien encore !… Je le verrai ?… — Oui, ma mère, » dit alors, s’élançant dans la chambre, le jeune fou, je ne sais comment averti que sa mère était arrivée. Il était accouru : de l’antichambre il avait entendu nos derniers propos ; il se précipitait aux genoux de milady. « Vous m’aimez donc encore ! disait-il la pressant dans ses bras. Ah ! ma mère, que je fus injuste ! Je m’étais cru totalement effacé de votre cœur ! — Monrose ! quel soupçon ! Devait-il jamais entrer dans votre âme !… » Elle le couvrit des plus tendres baisers.

Cette éruption de sentiments faillit leur être à tous deux funeste. Monrose, convalescent, était encore faible ; ma sœur, habituellement chagrine, n’était point exercée à supporter les vives agitations du bonheur. Je voulais appeler… « Garde-t’en bien ! me cria-t-elle ; fais au contraire que nous puissions être encore quelque temps seuls… » Je compris qu’elle craignait qu’un hasard ne fît paraître inopinément miss Charlotte. Je fus plus sûre d’avoir deviné lorsque furtivement elle me dit encore : « Surtout que mes compagnons de voyage ne soient point nommés !… »

Franchissons ensemble, ami lecteur, jusqu’au moment où, non moins impatiente que ma sœur elle-même, je vais enfin apprendre quel rôle put avoir mon fatal neveu dans les obscures scènes d’une nuit désastreuse.

« Belle maman, dit-il, le lendemain de ce jour où vous savez que j’eus le malheur… disons plutôt le bonheur de m’écrier… (ah ! bien innocemment alors, je vous le jure) que j’allais faire la cour à miss Charlotte !… Mais qu’est-elle devenue, cette charmante enfant ? Je ne l’ai pas oubliée un seul jour. Elle doit être grande maintenant, et bien jolie si elle a tenu promesse ? Quel séjour habite-t-elle ? — Voyez un peu mon extravagant ! interrompis-je pour faire diversion à l’embarras de ma sœur, déjà trop peu maîtresse de sa physionomie, et qui pouvait répondre inconsidérément au questionneur, de manière à lui faire deviner ce dont on se proposait de lui faire un mystère. Il commence un récit, et puis une mouche passe, le voilà qui court après ! Soyez tranquille, on aura tout le temps de vous parler de cette petite morveuse, de laquelle, occupé tous les jours, vous ne m’avez pourtant pas dit un mot pendant toute une année ! » Il me craignait, il ne répliqua rien et poursuivit :

« Sans doute on ne pensait plus guères à mon oblique déclaration de la veille, puisque, sur le soir, à l’insu de la vigilante Sara, je pus entretenir tête à tête au jardin la charmante petite. Ce fut elle qui la première mit les fers au feu pour un éclaircissement. « Hier, monsieur, me dit-elle, vous croyiez peut-être vous moquer de moi ? Mais sachez que je n’entends nullement raillerie sur le chapitre de l’amour, et que si quelqu’un faisait mine de m’aimer, je saurais bien le faire expliquer, afin d’agréer son hommage si cela pouvait me faire plaisir, ou de le congédier s’il n’avait pas le don de me plaire. »

« Un garçon de seize ans est tout au moins aussi enfant qu’une petite fille de douze[1]. Le raisonnement de cette morveuse m’embarrassa malgré mon expérience… « Eh bien ! mademoiselle, lui dis-je en balbutiant, si… je vous trouvais fort jolie, et… si… tout de bon je vous suppliais d’agréer mes petits soins… quel sort vous sentiriez-vous capable de me faire ? — Quel sort ? la question va loin : si vous aviez dit seulement quel visage ! » Elle souriait, cette coquetterie m’enflamma. « Petit ange, dis-je pour lors tombant à ses pieds, si vos adorables traits avaient déjà fait dans mon âme bien du ravage à mon insu, maintenant vous achevez ma défaite : permettez-moi de vous aimer toute ma vie. — Cela sera donc bien long ? car vous êtes si jeune !… » Ne semblait-il pas que la friponne se croyait plus mûre que moi !… De fil en aiguille, nous disputâmes si longtemps, de si bon accord, si vivement, si follement, qu’avant la séparation j’étais agréé déjà pour chevalier de l’adorable Charlotte. « Petit cœur, lui dis-je en lui surprenant un baiser, voilà le gage du serment que je fais de vous idolâtrer jusqu’à la mort. — Je vous crois de si bonne foi, répondit-elle en me rendant mon baiser, que je ne veux point de gage, et m’en rapporte à votre parole. Chut ! c’est ma bonne ; sauvons-nous. — L’insupportable ! — Ah ! oui, mais demain ? — Ici, n’est-ce pas ? — Ici, partout, tous les jours. Adieu, mon ami. — Adieu, petit ange. »

« La seconde entrevue fut plus tendre encore et plus vive. Charlotte aimait avant de savoir s’il y avait quelque chose à défendre contre les audacieuses entreprises de l’amour. C’est un petit inconvénient de l’excellente éducation : elle défend qu’on dise aux fillettes un seul mot des devoirs que pourtant, dans l’occasion, on trouve fort mauvais qu’elles n’aient point devinés. Miss Charlotte, à cet égard, fut d’une bêtise !… Il ne lui vint pas l’idée de me disputer le moindre de mes succès. Dès le quatrième jour, sans un obstacle que vous me permettrez de ne point définir, la petite m’eût été tout à fait acquise… Dès que nous pouvions être seuls, je travaillais de grand courage à le détruire ; l’ingénue m’y secondait de tout son cœur… Un jour enfin, nous nous enfermions gaîment dans son petit cabinet, nous jurant, comme si nous avions été seuls au monde, de ne pas nous quitter sans avoir achevé de massacrer un ennemi commun trop fier de ses remparts impénétrables… Comme nous nous préparions pour cet assaut, ne voilà-t-il pas que des plis d’un rideau sort en rugissant la funeste mistress Brumoore ! Un basilic ne nous aurait pas plus subitement inanimés. « Voilà vraiment de jolis jeux d’enfants ! » dit-elle avec une fureur… pourtant un peu composée, si j’ai bonne mémoire.

Monrose, 1871, Figure Tome 4 page 55
Monrose, 1871, Figure Tome 4 page 55

La pauvre Charlotte était tout de bon sans connaissance. D’abord nous la ressuscitons. « Croyez-vous, mon petit monsieur, me dit alors la duègne, que je puisse passer sous silence une abomination pareille ! — Ma chère madame Brumoore ! — Comment, ingrat ! vivant chez votre bienfaiteur… — Par grâce ! — Séduire sa chère nièce, une innocente ! — Daignez m’écouter… — Direz-vous que je n’ai pas vu… Elle serait jolie fille maintenant ! Bourreau ! — Je prétends tout réparer. — Oui, cela se répare !… Allez, allez… dans un moment !… » Elle se préparait à sortir ; je m’efforce et la retiens. Miss Charlotte est en larmes… Mais quel coup du ciel ! quel espoir soudain ! j’ai surpris certain regard, un sourire furtif… « Suivez-moi, monsieur ! (Et pour lors d’un ton terrible :) Laissons à mademoiselle le temps de réfléchir à son infâme conduite ! » Nous sortons ; Sara ferme à la clef… « C’est vous seul que je devrais gronder, dit-elle avec un air de bienveillance auquel je ne me serais guères attendu. Cependant, si je fais mon devoir, voilà dans la maison un scandale… — Vous vous garderez bien, madame, de le causer, n’est-ce pas ? — Je suis pourtant terriblement en colère… (Elle souriait et n’était pas mal comme cela.) Que pourrais-je faire pour vous apaiser ?… — Mais, monsieur le fripon… — Parlez, ordonnez. — Écoutez, mon petit ami… Je suis femme… j’ai comme une autre un… cœur sensible… Donnez-moi d’abord… un baiser !… — Tenez… dix mille, ma chère Sara !… En voulez-vous encore ? — Il est charmant ! — Ma bourse ? la voilà ! — Fi donc ! — Mon sang ? — Oui, démon (en me plantant à son tour sur le bec un baiser qui n’était pas du tout d’une austère gouvernante) ! ton sang, je le veux, je l’exige… mais pas plus cruellement, mon petit roi, que tu n’allais le répandre pour cette morveuse !… » Mistress était rouge comme du feu ; ses mains serraient en tremblant les miennes ; elle m’entraînait[2]

Monrose, 1871, Figure Tome 4 page 57
Monrose, 1871, Figure Tome 4 page 57

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  1. Si quelqu’un s’étonnait de voir un enfant de douze ans si précoce et pour l’amour, et pour le raisonnement, on le prie de se souvenir qu’en tout pays il y a des jeunes personnes sensibles dès l’enfance et dont les organes physiques ont de très-bonne heure leur maturité. Voilà pour l’amour ! Quant au raisonnement, l’Angleterre est son vrai climat. On y fait penser les enfants à l’âge où les nôtres savent à peine parler. Aussi ne trouve-t-on que là des miss Grandisson et des Clarisse, tout aussi invraisemblables dans leur genre que miss Charlotte dans le sien.
  2. Il y avait ici quelques lignes qu’on n’a pu déchiffrer.