Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/04

Lécrivain et Briard (p. 16-20).
Quatrième partie, chapitre IV


CHAPITRE IV

QUI SERVIRA DE PRÉFACE À D’AUTRES


Milady Sidney, que tant d’éditions de Mes Fredaines ont fait passer pour être ma mère, mais qui n’est pourtant que ma sœur (à la vérité mon aînée de dix-sept ans), milady m’avait écrit dans le temps qu’au moment de quitter Londres pour venir me trouver à ma terre, Sidney était tombé malade, et même assez dangereusement. Presque chaque année, aux approches de l’automne, il lui arrivait le même accident. C’était la suite cruelle d’une affreuse blessure, déjà ancienne, dont il était inutile de rendre compte au lecteur lorsque je coupai brusquement, après mon mariage, le récit de mes propres aventures. À quoi bon laisser aux gens un sentiment pénible, quand on peut le leur épargner ? Voici pourtant ce qui était arrivé à milord Sidney, dès le séjour d’à peu près dix mois que j’ai dit avoir fait à Londres après qu’il eut épousé ma sœur.

Mon beau-frère jouissant d’une grande fortune, et membre du Parlement, s’était bientôt livré à la politique, aux affaires d’État, avec la même passion qui l’avait fait servir sur mer avec tant d’éloge. À certaine assemblée, quelque différence d’opinion ayant fait dégénérer les contradictions en querelle personnelle, lord Wiston et Sidney s’étaient rejoints et battus au pistolet ; le dernier avait été très-déplaisamment blessé, de manière à détraquer pour la vie certaine partie de lui-même de laquelle, dans le temps, j’avais eu beaucoup à me louer. Depuis ce malheur, il n’avait cessé de languir : condamné à des précautions extrêmes, il ne pouvait se relâcher à cet égard sans un péril imminent. C’est une de ces crises, toujours subites, qui m’avait privée de voir arriver ma sœur aussitôt que je m’en étais flattée ; d’autres circonstances avaient décidé de plus loin que Sidney, trompant in petto le vœu de son épouse, ne l’accompagnerait point lorsqu’il serait question de passer la Manche.

Avant de partir, Zéïla (je me servirai désormais par ci par là de ce nom que Mes Fredaines doivent avoir rendu familier au lecteur), Zéïla, dont le cœur dévorait depuis longtemps des peines très-cuisantes, imagina que, puisque son époux refusait de la suivre à Paris, où il s’agissait moins de faire un voyage de plaisir que de traiter, comme on le saura, d’une affaire importante, c’était le cas d’avoir enfin un éclaircissement : de tout temps il eût été bien nécessaire ; mais toujours on l’avait différé, si bien l’épouse et l’époux, quoique fort éloignés de vivre ensemble, comme avait paru le promettre leur passion si ancienne, si fortement éprouvée, si bien, dis-je, ils se conservaient des égards réciproques, et craignaient de se faire du mal.

Mais Zéïla supportait impatiemment le poids de sa perpétuelle disgrâce ; elle supposait qu’en cette circonstance Sidney voulait y ajouter encore. Quoiqu’au fond du cœur elle dût bien sentir qu’il y aurait pour elle quelque danger à se plaindre, elle le fit, elle pressa… elle apprit tout. De cette fatale explication était résulté pour ma sœur un chagrin profond. Mon premier regard put saisir que son âme était empoisonnée : je ne retrouvais plus cette physionomie que j’avais toujours vue si sereine ; maintenant plus de roses sur ses joues, sur ces lèvres adorables ; ces yeux si brûlants ne lançaient plus d’éclairs. Zéïla ne me représentait alors qu’une étude mélancolique, modelée en cire blanche, des mains de Phidias ou de Pajou.

Ô Monrose ! excellente créature ! était-il bien possible que tu fusses en grande partie la cause d’un aussi funeste changement ? Quelle était donc la bizarrerie de ton étoile s’il fallait qu’à ton insu tu corrompisses le bonheur de deux êtres que tu chérissais, et desquels tu n’étais pas moins chéri ?… Mais ils sont terribles aussi ces variables mortels qui, comme s’ils rougissaient de n’avoir été longtemps qu’aimables, veulent enfin se sublimer et se tenir debout sur la glace de la sévère philosophie, tandis que ci-devant ils avaient marché commodément sur le sable de l’erreur commune, même en y donnant parfois le bras à la folie dans ses écarts légers et ses sauts périlleux. C’est de Sidney que je viens de parler. Après avoir eu tous les goûts de la folle jeunesse qui pouvaient être compatibles avec ses devoirs guerriers, il n’était pas plutôt devenu dans sa patrie un personnage public, que d’autres idées s’étaient emparées de son ambitieux cerveau. Plus d’un Anglais se flatte ainsi de devenir insensiblement un sage ; prétention qui rend à coup sûr les gens médiocres aussi ennuyeux qu’ennuyés, si de Sidney, le plus aimable des mondains, elle avait fait en peu de temps un homme dramatique et stérile. Que n’avait-il plutôt conservé ce bon esprit qui nous servit si bien lorsqu’il travaillait, comme on s’en souvient, au débrouillement de nos affaires de famille ! Il ne se serait pas alambiqué la cervelle pour de prétendus crimes qui n’étaient cependant que l’effet naturel d’une intrigue diabolique. Il aurait observé, scruté ; tout se serait d’abord éclairci : la scélératesse n’aurait pas impunément rejeté sur l’erreur innocente l’odieux de son attentat ; le flambeau de l’hymen aurait continué de jeter sa pure et vive lumière, au lieu d’une funèbre vapeur… Mais je pense que le lecteur ne doit rien comprendre à ces moralités. Il lui revenait auparavant le fait qui les motive : je vais y suppléer par le chapitre suivant.