Monrose ou le Libertin par fatalité/III/22

Lécrivain et Briard (p. 122-127).
Troisième partie, chapitre XXII


CHAPITRE XXII

NOUVEAUX VENUS. TOUT SE PASSE AU
MIEUX


À peine ma réponse reçue, on était parti de Paris. Je ne croyais pas que cette société pût être déjà si près de chez moi, quand un courrier, qui n’avait qu’une demi-heure d’avance, parut au château. Deux mots de la part du prélat m’annonçaient une supercherie qu’on avait cru devoir faire à madame de Belmont, et dans laquelle on me priait de faire prendre pour quelques moments un rôle au cher Monrose.

Il s’agissait d’épargner à une femme qui, bien que galante, avait d’ailleurs beaucoup de délicatesse, l’apparence d’accourir, de gaîté de cœur, où se trouvait le meurtrier de son époux. On avait donc persuadé à madame de Belmont que Monrose, obligé, pour sa sûreté, de passer en Allemagne, et blessé, comme elle le savait très-bien, n’était point en état de revenir en France, et y serait probablement encore longtemps attendu. La veuve une fois installée, c’était à notre héros d’arriver bien naturellement quelques heures plus tard, avec tout l’empressement d’un ami qui se serait fait un plaisir de nous surprendre.

J’avoue que, dès la première vue, je fus très-contente des inséparables. J’avais trop jugé mesdames de Belmont et de Floricourt d’après la sotte méchanceté du public. Armande me parut aussi très-bien… même beaucoup mieux que Monrose ne me l’avait dépeinte : il est vrai qu’il ne l’avait pas connue dans le meilleur temps. Le grand-chanoine, que j’avais aperçu partout, me fit de près le même effet que dans le tourbillon : une physionomie de feu, des manières originales et beaucoup d’usage du monde faisaient oublier qu’il manquait à cet aimable artificiel la perfection de la taille et des traits. On ne pouvait contraster mieux avec sir Georges, Antinoüs quant à la figure, mais si guindé, si sombre, si peu Français… qu’il n’obtenait pas un suffrage… C’était d’ailleurs un philosophe, un docteur.

Monrose, conformément à l’intention du prélat, voulut bien s’éclipser. Le dîner fut suivi d’une promenade en calèches et à cheval, où j’eus le plaisir de faire connaître aux nouveaux venus les beaux sites de mon séjour enchanteur. Nous rentrâmes pour donner un superbe concert ; nous y fûmes aidés par les excellents musiciens du comte-chanoine. Celui-ci nous y étonna doublement par la beauté d’une symphonie de sa composition et par la perfection d’un concerto qu’il exécuta sur la flûte. Frédéric et Widling, dans leur temps, n’ont pu jouer mieux de cet instrument si mélodieux, si simple, et cependant si fécond en ressources.

Ce fut ensuite dans un canevas imaginé par madame de Garancey que s’ajusta bien naturellement le retour subit du cher Monrose. Il tombait des nues sur la scène, à travers une troupe fort embarrassée de donner une représentation impromptu, quand manquait l’unique acteur chargé d’un des principaux rôles. On se fait aisément une idée de ce que ce cadre pouvait renfermer d’obligeant, et pour les nouveaux spectateurs, et pour le charmant individu lui-même qu’on regrettait, dont on affleurait adroitement la position, mais qui, se montrant tout à coup, jetait le théâtre et les loges dans l’ivresse de la joie. C’est ainsi que madame de Belmont eut le temps de revoir son libérateur, son ci-devant amant, notre idole, sans se trouver brusquement en sa présence. Leur scène particulière, sans doute difficile à filer, se trouvait de la sorte éludée. Qui ne sait combien souvent on a de peine à garder une juste mesure dans le cérémonial de certains premiers moments ! Bref, tout se passa le mieux du monde, soit pendant, soit après le petit spectacle. De simples politesses d’usage entre la veuve et notre jeune ami ne furent suivies de rien qui eût trait à leurs derniers rapports, si différents des premiers.

Madame de Floricourt, qui n’avait pas le même décorum à garder, ne se contraignit point de témoigner à notre ami beaucoup de bons sentiments, en dépit de ceux qu’on supposait à cette dame pour le grave sir Georges.

Ma société se trouvait tellement bigarrée, que je commençais à redouter l’embarras des richesses. « Serait-il bien possible, me disais-je, que tant de personnes rassemblées, et presque prises au hasard, se convinssent tout à fait ? Que toutes fussent pour moi de l’étoffe dont on peut se faire des amis ? Non ; ce serait folie de le prétendre. » Bien sûre du moins de Monrose, je le chargeai de partager avec moi le soin d’apprendre comment penseraient et agiraient quelques-uns de mes nombreux commensaux.

On se souvient des moyens secrets que j’avais dans ma maison pour être partout, pour tout entendre et tout voir ? Dès le même soir, Monrose eut la complaisance de s’embusquer pour mon compte, et d’observer ce qui se passerait chez mesdames de Belmont et de Floricourt. Elles occupaient ensemble, dans le pavillon principal, l’un des quatre beaux appartements, celui qu’habitait autrefois Soligny, et dans lequel Armande allait occuper maintenant la pièce où, dans ce temps-là, couchait le studieux Monrose[1]. Au-dessus j’avais établi le prélat et le comte-chanoine ; le premier, parfaitement au fait des ressources de la maison, ne manquerait probablement pas d’en profiter pour lui-même, et de guider son nouvel ami dans la route mystérieuse qui aboutissait à leurs maîtresses. Monrose, ses observations faites, devait m’en rendre compte chez moi, où se trouverait la charmante d’Aiglemont, l’ordre du jour, ou plutôt de la nuit, étant cette fois que Saint-Amand occuperait madame de Garancey, d’Aiglemont ma charmante pupille, tandis que Garancey, qui se disait indisposé, prenait vacance, à moins que peut-être il ne mentît pour pouvoir donner furtivement une nuit au joli trio des mansardes.


  1. Voyez Mes Fredaines, troisième partie, chapitre XIV.