Monrose ou le Libertin par fatalité/III/13

Lécrivain et Briard (p. 71-77).
Troisième partie, chapitre XIII


CHAPITRE XIII

ÉPISODES. IMPORTANT SUCCÈS, PAR LEQUEL
J’ÉPARGNE POUR L’AVENIR DE GRANDS
CHAGRINS AU HÉROS


Comme parfois de violents orages ramènent le froid et les frimas à travers les jours de la plus riante saison et menacent de détruire tout espoir de récolte, de même la tragique aventure du duel avait suspendu le cours de nos jouissances ou plutôt dérangé l’harmonie de nos plaisirs ; car plusieurs de nous savaient bien encore se dérober au fardeau des circonstances, et faisaient fumer l’encens, à la sourdine, sur les autels de la volupté. C’est ainsi que, rassurée des premiers, parce que la simple amitié ne perd pas aisément le fil de la raison, je ne m’étais privée qu’un moment des douceurs variées dont Saint-Amand et sa charmante sœur enchantaient mes heureux loisirs. Toutes les autres auraient à peu près jeûné, si l’ambitieux d’Aiglemont, en l’absence du prélat et de Garancey, ne s’était fait un point d’honneur de tenir tête partout, même aux mansardes. Sa femme seule et moi le dispensions du service galant. Cependant, au sein de tant de richesses, il ambitionnait encore, et je le voyais furieux de ne pouvoir coucher mon Aglaé sur la liste de ses pratiques ; mais je tenais bon ; il n’y avait pas, pour le rusé piqueur, une seule petite occasion de couler dans l’oreille de ma vestale le doux venin de la séduction. Je ne fus pas aussi chanceuse du côté de Saint-Amand. Madame de Garancey vint un beau jour à bout de le rendre physiquement infidèle. Pourvu qu’une femme ait des appas (et cette dame en avait réellement beaucoup malgré sa maturité), la grande amabilité fait le reste. Que ne peuvent pas des louanges délicates sur le chatouilleux amour-propre d’un artiste ! À force de s’admirer mutuellement, la marquise et mons Saint-Amand s’étaient enfin accrochés. Ce qui me piqua surtout, c’est qu’on y avait mis de l’adresse et que je fus bien pendant cinq ou six jours leur dupe, sans m’en apercevoir.

Quelque chose encore à cette époque menaçait bien plus dangereusement de ruiner mon projet d’un bonheur pur et continu pour tous ces êtres aimables que je m’étais plu à réunir.

Mons d’Aiglemont n’avait pas fait la moindre chose à sa femme depuis qu’ils vivaient parmi nous ; cependant cette chère petite avait eu des symptômes de grossesse presque aussitôt après son aventure au bosquet de la comédie. C’était la troisième fois depuis son mariage qu’elle se trouvait dans cet état, et toujours il avait été accompagné de circonstances qui rendaient impossible de le dissimuler. Que faire ? comment se tirer de là ?… J’imaginai pourtant de quoi parer le coup. Puisse mon innocent stratagème aider à se tirer d’affaire quelque malheureuse épouse qui se trouverait, ainsi que madame d’Aiglemont, dans le cas de se dérober aux disgrâces d’une évidente infidélité.

J’exigeai de Saint-Amand que plusieurs jours de suite, pendant le crépuscule, il allât, tête à tête avec sa sœur, faire une promenade jusqu’à certain petit ermitage que j’avais fait construire au loin dans l’endroit le plus boisé de mes possessions. On m’obéit aveuglément. Dès le second jour mons d’Aiglemont, toujours à l’affût, ne manqua pas d’éventer cette manœuvre ; le libertinage outré de son imagination ne lui permit qu’une idée : c’était que le frère et la sœur s’écartaient ainsi pour se donner, à l’insu de la société, des preuves mutuelles d’amour !

Il crut même faire un coup de maître en me révélant le soupçon. Les cartes brouillées, ses actions ne devaient-elles pas hausser rapidement ! Me désenchanter sur le compte d’Aglaé, n’était-ce pas se procurer plus que moitié des moyens de l’avoir ! Cependant je ne fis que rire de son insidieuse confidence, et le traitai d’extravagant.

Plusieurs jours encore la promenade fut continuée, et toujours on se reposait pendant un quart d’heure dans la petite chapelle. Chaque fois le veneur, embusqué, suivant de loin la marche, ne perdait pas une circonstance du trajet, de la durée, de la station et du retour. Nouvelle ébullition de désirs, nouvelle accusation auprès de moi, nouveau persifflage de ma part.

Le jour où je crus que mon secret dessein pouvait s’accomplir, je fis paraître Aglaé dans un costume d’un nouveau genre et très-remarquable. Vers le soir elle se déshabilla secrètement chez moi. Pour lors, ce fut la marquise qui se revêtit de tout ce que ma vestale quittait, et prit avec Saint-Amand la route de l’ermitage. L’ordre était cette fois qu’après l’ordinaire station, Saint-Amand, comme s’il avait envie de faire une plus longue promenade dont sa sœur pourrait être fatiguée, se retirerait et s’éloignerait sans elle, en lui disant assez haut qu’il reparaîtrait au bout d’un quart d’heure.

Quelle aubaine pour le brûlant marquis ! À peine la prétendue sœur est-elle seule, qu’il fond dans l’ermitage. L’obscurité des vitrages bariolés, l’ombre de l’épais feuillage et l’heure elle-même rendent ténébreux le théâtre de son insolence méditée. Ne doutant pas de surprendre Aglaé, il se déclare tout à la fois par des vœux passionnés et par des efforts à peu près irrésistibles, violents effets d’un désir longtemps contrarié, d’une occasion piquante, de l’attrait d’une jouissance nouvelle et surtout de la nécessité de… Mais on ne parle pas !… C’est sans doute qu’on se flatte de n’être point reconnue, et, possible, on ne soupçonnera pas que c’est avec sa propre sœur que le prétendu vainqueur vient d’être en bonne fortune… On cède enfin : c’est apparemment parce qu’on sent que, dans une humiliante position, il serait bien ridicule de résister, avec l’intention de rappeler au respect… On n’est pas vierge !… Cela est tout simple : ne vit-on pas avec son frère, et quand on en est là, comment supposer qu’on n’ait pas eu d’autres hommes auparavant ! L’amour-propre du marquis a réponse à tout… ou plutôt il ne s’informait de rien, et je lui prête sans doute gratuitement des réflexions sensées dont il était bien incapable dans l’ivresse de la plus complète illusion. C’est Aglaé qu’on a ; c’est elle qui, rendant justice à tant d’amour, à tant de talent de le bien exprimer, fait enfin les choses de bonne grâce, et laisse dégénérer en délicieux unisson un viol d’abord d’une discordance horrible.

Cependant, après une aussi complète possession, où deux fois l’égoïste a pleinement abusé de son ascendant, la marquise a bien sans doute le droit de rire ; elle se nomme et ne cache point que cet orageux quiproquo est un tour de ma façon, pour punir agréablement un fieffé libertin du double crime de négliger sa propre femme et de violer les droits de l’hospitalité, en attentant à mes plus précieuses richesses : « Mais laissez-moi courir après mon frère ! » dit gaîment la fausse Aglaé, laissant le désenchanté marquis réfléchir à l’aise sur le ridicule de son triomphe avorté.

Messieurs les maris, vous avez fait considérablement des vôtres avant de vous ranger sous le joug connu de l’hymen ; mais le temps est enfin arrivé de payer largement vos dettes. En vain savez-vous mille ruses de guerre et vous flattez-vous de pouvoir vous défendre à proportion du talent que vous avez eu pour attaquer. Croyez-moi, vous ne vous aviserez jamais de tout, et dès qu’un cerveau féminin voudra bien se mettre en frais pour essayer de vous duper, toute votre théorie, toute votre pratique seront forcées à baisser pavillon.

Cette réflexion n’est pas de moi, cher lecteur. C’est mot à mot la plainte assez risible que le marquis vint me porter contre moi-même. Il lui restait une cruelle épine dont je voulus bien le délivrer…

Était-ce tout de bon Aglaé, les autres jours, ou peut-être encore la marquise, que Saint-Amand avait conduite à l’ermitage ! Je le tranquillisai, l’assurant que ma vengeance n’allait pas aussi loin, et surtout que la marquise ne s’y serait point prêtée. Ainsi, pour cette fois encore, il fut permis à d’Aiglemont de supposer qu’il n’était pas cocu. À bon compte, et c’est tout ce qu’il nous fallait, la dame était hors d’affaire.