Monrose ou le Libertin par fatalité/II/37

Lécrivain et Briard (p. 214-217).
Deuxième partie, chapitre XXXVII


CHAPITRE XXXVII

RAYON DE SOLEIL. RETOUR DE MADAME
FAUSSIN


« En dînant, continua Monrose, Juliette m’apprit enfin ce que c’est que M. de la Bousinière et Armande, qui n’est point sa fille. Celle-ci dut le jour à la maîtresse d’un riche Anglais qui, rompant son ancienne liaison, maria cette femme avec M. de la Bousinière, afin qu’Armande, adoptée, ne fût pas sans état civil. La Bousinière, noble fort équivoque, servait du moins alors dans la gendarmerie ; il fut toute sa vie grand hypocrite ; il avait su, à l’occasion de son mariage, en imposer ; on le crut galant homme : c’était un malheureux. Bientôt sa femme, séparée de lui, mit Armande dans un couvent où se développa ce qu’elle a de figure, avec beaucoup d’esprit et de talent, et même avec des qualités passables, mais qui toutes ont été bientôt corrompues, dès que, n’ayant plus de mère, elle est entrée en société avec son exécrable père adoptif. On prétend qu’il commença par la séduire, en dépit de la disproportion des âges et des figures. Mais que ne peut pas, sur l’inexpérience et le préjugé, l’artifice du crime revêtu de l’autorité paternelle ! Bientôt la malheureuse Armande se vit associée à l’industrie odieuse d’un homme qui a partagé sa vie entre les aventures scandaleuses, le jeu, le libertinage, la chicane, les mauvaises affaires et les escroqueries. Armande a quelques revenus inaliénables dont elle aide son infâme père à vivre. Il a d’ailleurs un emploi d’espion de police qui fournit à ses débauches, et le vil coquin ne dédaigne pas de recevoir, à titre de pauvre honteux, les aumônes de quelques communautés religieuses. Au surplus, Juliette prétendait que si Armande était forcée, peut-être sous peine de la vie, à se prêter aux horribles projets de son père, qui avait toujours à ses ordres une clique de marauds comme lui, du moins elle n’épargnait rien pour traverser secrètement leurs manœuvres ; c’était même elle qui, par des contre-ruses fort adroites, avait fait manquer deux mariages avant celui dont je me trouvais menacé. Sur ce pied, il y avait encore pour moi quelque espérance de terminer à ma satisfaction, et sans éclat, l’odieuse affaire de mes relations avec cette famille. Juliette connaissait la Prudent, Saint-Lubin, Carvel, Béatin, tous ces garnements ayant été tour à tour défendus par M. Faussin, empressé à garantir ses pratiques de la prison et même de la corde au besoin, pourvu qu’il fût bien payé. N’était-ce pas, à tous égards, chère comtesse, une bien heureuse aventure pour moi que ma rencontre avec Juliette, et surtout le coup de sympathie qui m’avait mis si bien avec elle ! « Je puis, me dit-elle, faire venir Armande chez moi, chez vous, ou quelque part ; je suis sûre qu’elle avouera tout ; que même elle se concertera volontiers avec nous pour détruire le criminel ouvrage de son père et des gredins qui l’y ont secondée. Je sais, ajouta-t-elle, qu’il y a cinquante louis de promis à Saint-Lubin, étant celui qui vous a procuré. C’est ainsi que ces messieurs, se liant d’intérêt, s’assurent du secret et d’une mutuelle activité pour le succès de leur brigandage. »

« Quand je n’aurais pas infiniment aimé Juliette pour elle-même, ses favorables dispositions n’avaient-elles pas bien de quoi m’enflammer ! La reconnaissance et l’amour me jetèrent dans ses bras. Quoique censés frère et sœur, nous n’avions pas laissé de faire un dîner d’amants : j’avais fait vider à ma sœur, sans qu’elle s’en aperçût, sa bonne part de deux bouteilles de champagne. En pointe, elle était encore cent fois plus aimable. Ce fut elle, pour le coup, qui jeta la première un coup-d’œil expressif vers l’autel où s’étaient consommés, avant dîner, nos ardents sacrifices : nous courûmes les y répéter. Clos, oubliant la nature entière, nous épuisâmes, pendant deux heures, avec un transport égal et soutenu, toutes les voluptés et toutes les folies du plaisir. Ce jour mémorable valut un cours entier pour Juliette, avec qui son externe impérit s’était contenté de cocufier de loin en loin maître Faussin, de la manière la plus uniforme.

« Vers la nuit, je conduisis ma conquête, à pied, chez cette mère qu’il fallait bien enfin avoir vue, ne fût-ce qu’un quart d’heure ; j’eus la complaisance d’attendre dans un fiacre la fin de cette courte visite, après laquelle Juliette, venant me retrouver, s’en retourna gaiement avec moi dans sa rue du Pet-au-Diable. Nous ne nous quittâmes pas sans nous être juré tout ce que comportait notre position, et surtout de nous revoir le plus tôt possible. »