Monrose ou le Libertin par fatalité/I/01

Première partie, chapitre I.


PREMIÈRE PARTIE




CHAPITRE PREMIER

C’EST FÉLICIA QUI PARLE


Je reviens à vous, chers lecteurs, puisque vous voulûtes bien m’écouter avec tant d’indulgence la première fois que je m’avisai de vous entretenir. Mais, malgré l’espèce d’engagement que j’avais pris avec moi-même de vous donner la suite de Mes Fredaines, ce ne sera cependant pas de moi que je vous parlerai. Trouvez bon de ne me plus voir sur la scène qu’en qualité d’accessoire : Monrose (dont vous vous souvenez sans doute ?) va maintenant y jouer le rôle principal.

Au surplus, ne vous imaginez pas que ce soit faute de matériaux qu’il me convienne de laisser un autre lier son monument aux pierres d’attente du mien : au contraire, bien plutôt, mes chers amis, serais-je dans le cas de m’appliquer ce mauvais vers :

Pour avoir trop à dire… je me tais.

Mais, pendant plus de dix ans qui se sont écoulés depuis que j’ai cessé d’écrire[1], tout ce que j’ai pu me permettre d’agréables folies, ressemble si bien à ce que vous connaissez déjà, que j’ai cru devoir vous épargner des redites. J’ai beaucoup voyagé ; mais, que fait un nouvel auteur de voyages ? répéter, s’il est véridique, ce qu’un autre, aussi bon observateur, aura dit avant lui, mieux ou plus mal, des mêmes objets remarquables. J’ai lu aussi dans les cœurs plus à fond que du temps où j’écrivais pour la première fois ; mais mes notes n’ayant pas été toutes gaies et à l’avantage de l’espèce humaine, et mon esprit n’étant d’ailleurs nullement enclin à la satire, j’ai fait vœu de ne rien peindre de ce qui exigerait que je mêlasse une trop forte dose de noir à mes couleurs. Pourquoi, sans vocation et, je crois, sans moyens pour la médisance, m’élèverais-je comme exprès, afin de vous donner de l’humeur, contre une infinité de choses qui souvent ont excité la mienne ?

Les Français ont cessé de me plaire depuis que, de gaîté de cœur, ils ont renoncé à être d’amusants originaux, pour devenir de sottes copies. Les Anglais m’ont envaporée ; les Allemands m’ont passablement ennuyée, tout en me forçant à les beaucoup estimer ; les Italiens m’ont excédée de leurs grimaces et de leur multiforme agitation. C’est pour ne pas délayer tous ces travers sur mon papier ; c’est, en un mot, pour n’être méchante sur le compte de personne en particulier, que je renonce à vous parler de moi. Le petit nombre d’amis choisis avec lesquels je passe doucement ma vie, ne mérite que des éloges. Or, l’éloge n’est pas ce qu’on lit avec le plus d’appétit, non plus que la description monotone d’un petit bonheur exempt de ces traverses romanesques, de ces oppositions, délicieuses pour le spectateur qui, pourvu qu’il ait du plaisir, ne s’embarrasse guères de ce qu’ont à souffrir les héros de la scène… Parlons donc de Monrose, que d’étonnants hasards ont fait exister un peu plus orageusement que moi, et en général d’une manière qui m’a paru neuve. Il m’est assez cher pour que j’entreprenne, avec bien du plaisir, la tâche de raconter ses aventures, qui d’ailleurs (et j’en réponds) vous amuseront bien autant que le pourraient les miennes propres.


  1. La plus ancienne édition qu’on connaisse des Fredaines étant de 1778, il paraît que Félicia reprit la plume pour écrire ce second ouvrage environ en 1788 ou au commencement de 89 ; c’est-à-dire très-peu de temps avant la fameuse révolution. (Note de l’éditeur.)