Monographies végétales

MONOGRAPHIES VÉGÉTALES[1]

LES PLANTES CÉLÈBRES OU LÉGENDAIRES

Avant d’arriver aux détails, jetons un coup d’œil d’ensemble sur la grande nature. Caractérisons, dans un résumé rapide, les flores diverses dont se pare le monde végétal et qui, des pôles à l’équateur, étalent aux regards des voyageurs l’opulence de leurs formes, de leurs couleurs, en même temps que les particularités distinctives de leur originalité.

Quelques auteurs ont essayé, non sans raison, d’établir une sorte de parallélisme entre le tapis végétal qu’ils appellent un « thermomètre géographique vivant » et la répartition des températures diverses à la surface de notre globe, le pôle et l’équateur constituant naturellement les deux points extrêmes de cette échelle graduée de la chaleur, c’est-à-dire de la vie, car les deux sont étroitement solidaires. Sous l’équateur, cette vie se manifeste par une exubérance extraordinaire. Là, tout est gigantesque, tiges, feuilles et fleurs, où ces dernières déroulent les gammes de leurs intenses colorations.

Au pôle, en revanche, la plante se rapetisse jusqu’à ce que les botanistes appellent la forme naine et c’est d’un vert, sombre comme la nuit des régions polaires, que se teintent les feuilles de texture épaisse, dure et coriace.

Toutefois, comme tout est étrange dans ces confins glacés du globe, il arrive que, sous le crépuscule du soleil de minuit et des aurores boréales, jaillit inopinément un luxe inattendu de tonalités anormales que provoque la lumière pâle, mais électrique et permanente du disque solaire qui, pendant des semaines et des mois, demeure visible au-dessus de l’horizon. C’est ainsi que les graminées et autres végétaux minuscules, sous l’influence de ces lueurs persistantes, se teintent d’un vert intense, tandis que des centaines de fleurs émergées de la neige la constellent de leurs corolles éclatantes.

Dans nos études précédentes, nous avons parlé des forêts vierges si grandioses, des plaines verdoyantes, des déserts calcinés, des steppes tantôt fauves et mornes, sous l’ardeur des rayons d’un soleil tropical, tantôt exubérants de vitalité renaissante, quand reviennent les pluies périodiques. Laissons donc de côté les flores terrestres, pour nous occuper un instant de la flore marine.

Cette flore merveilleuse ne le cède en rien à aucune de celles dont se parent les continents et se fait remarquer en outre par les plus singulières particularités.

Un curieux fait de géographie botanique, qu’on ne saurait signaler sans y attacher une certaine importance, c’est la relation bien constatée qui existe entre la dimension des algues d’eau salée et la grandeur des mers qu’elles habitent. Ainsi dans la Méditerranée, rien que des ulves, des caulerpes et des céramies ; dans l’océan Atlantique, des fucacées-sargasses ; dans l’océan Arctique, de longues laminaires : dans l’océan Antarctique, enfin, le plus vaste du globe, les algues démesurées, celles qu’on a comparées à des arbres marins, les Laminaria buccinaris et les gigantesques Durvillea.

Parmi ces algues dont nous n’avons raconté l’histoire que dans sa généralité physiologique et sans désignation d’espèces spéciales, il en est qui sont devenues célèbres en raison des stations qu’elles affectionnent et qu’ont signalées les navigateurs. Telles, entre autres, sont celles qui avoisinent les Açores. C’est là que s’allongent ces fucus d’un vert noirâtre dont les lanières ondulent avec les flots ou s’amoncellent sur les rochers, alors que le balancement rythmique des marées, tantôt les rejette à la côte, tantôt les ramène vers la haute mer. C’est encore là que flottent ces laminaires que les anciens appelaient la « ceinture de Neptune » ou « l’écharpe de Téthys » et dont les larges rubans passaient, aux âges crédules, pour les fouets des sorcières de la Norvège et de l’Islande, alors qu’elles parcouraient les mers orageuses, montées sur leurs hippocampes fantastiques.

Certains bancs de fucacées s’étendent à la surface des eaux comme de véritables prairies, sur le feutre épais desquelles l’on serait tenté de s’aventurer, tant elles paraissent solidement enchevêtrées.

Ces colossales agglomérations d’algues ont reçu des noms particuliers. Qui ne connaît, au moins de nom, cette Mer des sargasses d’une superficie à peu près égale à six fois celle de la France, et qui s’étale entre les Açores, les Canaries et les îles du Cap-Vert ? Christophe Colomb, engagé dans cette mer étrange qui entravait la marche de ses navires, eût rétrogradé, s’il eût écouté les plaintes de son équipage épouvanté par la vue d’un spectacle aussi extraordinaire. Une autre agglomération d’algues à peu près aussi considérable s’étend dans l’océan Pacifique, non loin des côtes de la Californie.

Ces fucus, soit qu’ils se multiplient naturellement dans ces stations dont les eaux et les conditions climatériques leur conviennent sans doute, soit qu’ils y aient été poussés par les vents et les courants marins, y forment comme d’énormes banquises végétales qui flottent sur les hautes mers, emportant, d’un hémisphère à l’autre, des myriades d’animaux de toutes sortes, jusqu’à ce qu’elles finissent par se réunir dans les régions les plus calmes des océans, où se constituent des centres de vie et de reproduction bien autrement vastes et riches que les plus immenses forêts de la terre.

Ce n’est pas seulement à la surface des mers que l’on trouve ces algues coutumières de latitudes diverses. La flore sous-marine est presque entièrement composée par les représentants de cette opulente famille qui, depuis les petites ectocarpées tapissant les bas-fonds vaseux, jusqu’aux gigantesques fucus porte-poires longs parfois de quatre ou cinq cents mètres, peuplent les marais, les lacs, les fleuves et les océans.

Il n’est guère de plages où ne se rencontrent quelques-uns des types les plus remarquables de cette magnifique série végétale ; mais c’est particulièrement sur les côtes de l’océan Pacifique que le plongeur peut contempler, dans son originale beauté, cette flore sous-marine qui dépasse en richesse les paysages les plus pittoresques des zones tropicales. Formes, couleurs, balancements gracieux, tout étonne dans ce monde incomparable.

Il y a là d’immenses prairies formées par des myriades de petites conferves feutrées comme un tapis de velours. Nuancées de tous les tons verts imaginables, rehaussées par l’ample frondaison de la laitue de mer, elles se teintent des chatoyants reflets de la rose marine ou des lueurs écarlates que jettent les iridées.

À cette opulente agglomération, s’ajoutent les grandes thalassiophytes avec leurs éventails de feuilles rouges, vertes ou jaunes. Au-dessus, flottent les souples rubans des laminaires, plus haut encore, les fières alariées dont la tige garnie d’une collerette de franges brodées se termine par une feuille unique, énorme, longue de douze à quinze mètres.
Enfin, du milieu des herbes basses, des fourrés et des hautes futaies, s’élève, comme le palmier, dans la forêt, le superbe néréocyste dont la tige démesurée, tout d’abord mince et frêle, se renfle graduellement en une sorte de massue couronnée d’un panache de feuilles rubanées, disons plutôt de lanières flottantes dont on ne saurait trop admirer les élégantes ondulations.

C’est, en effet, par ses mouvements lents et doux que toute cette forêt sous-marine émerveille le regard. Il est facile d’imaginer le spectacle que doivent offrir, à la moindre agitation des vagues, toutes ces plantes longues et souples, aux chevelures étalées, aux courbes toujours fuyantes ; mais ce qu’il serait impossible de décrire, ce sont les teintes qui courent sur ce tableau mouvant, alors que les rayons du soleil, se brisant dans les flots, en ravivent les éclats que mélange et qu’harmonise, à l’œil, l’estompe glauque des eaux profondes.

Que serait-ce si l’on pouvait en même temps dépeindre — hélas ! que peut la plume ? il faudrait un pinceau — dépeindre les myriades de créatures vivantes qui animent ces paysages fantastiques et tels qu’on en voit en rêve : montrer, entre mille autres, les crabes voyageant au milieu des ulves vertes, les troupeaux de chiens de mer ou les colonnes de harengs argentés se glissant parmi ces madrépores, tandis que la brillante anémone de mer couronne de ses fleurs des massifs de méandrines ou que la cloche azurée de quelque méduse endormie laisse traîner ses tentacules parmi les longs rubans des laminaires.

Quittons ces paysages sous-marins, véritables lieux enchantés, et revenons sur terre, où nous retrouverons dans telle ou telle de ses flores quelques-unes des plantes dont l’histoire nous fournira les plus curieux sujets d’étude.

Étant donné le rôle considérable que jouent les plantes dans l’économie générale de la création, il ne faut pas s’étonner de ce que quelques-unes d’entre elles, ayant frappé l’imagination des peuples par leur beauté, leurs formes, leurs vertus bienfaisantes, comme aussi, en d’autres cas, par leurs propriétés redoutables, soient devenues des espèces de personnalités qu’entoure le prestige d’une célébrité traditionnelle.

Aussi, certains végétaux ont-ils leurs légendes, tantôt gracieuses et poétiques, tantôt sinistres et répulsives. Telle plante pharmaceutique désignée sous le nom de « Simple » est entourée du respect et de la reconnaissance de ceux qu’elle a soulagés ou guéris et qui par exagération en ont fait une merveilleuse panacée douée de vertus presque magiques. Telles autres plantes réellement redoutables ou transfigurées par telles fantaisies mythologiques, sont devenues les objets d’une terreur plus ou moins justifiée qu’ont maintenue et propagée les superstitions populaires.

Parmi les végétaux que nous avons précédemment mentionnés, à titres divers, il y en a quelques-uns, nous venons de le dire, dont la physionomie est tellement expressive et caractéristique, que les peuples primitifs en ont été frappés au point d’en faire des espèces de divinités ou de fétiches qu’adorèrent pendant des siècles les simples d’esprit.

Que d’arbres ont ainsi été l’objet d’un véritable culte, depuis les cèdres du Liban et les chênes prophétiques de la forêt de Dodone en Épire, jusqu’à ceux qui, dans nos forêts gauloises, abritaient des cérémonies dont il sera question plus tard.

Le murmure ou le mugissement du vent dans les branches, les vagues « bruits inconnus » qui, sous leur ombre épaisse, viennent parfois troubler le silence solennel des grands bois, les lueurs intermittentes qu’y jettent les mystérieuses nuits lunaires si propices aux apparitions fantastiques et ces frissonnements enfin auxquels l’on échappe difficilement au sein des vastes solitudes, tout cela inspirait cette « terreur sacrée » dont parlent les anciens poètes et nous explique l’origine du culte fétichique des forêts que l’on retrouve dans tous les pays du monde, aussi bien parmi les peuplades sauvages, que dans les mythologies compliquées des Grecs et des Romains.

Les Tahitiens croyaient que les arbres ont une âme qui s’en va dans le monde des esprits, quand on les coupe ou qu’on les brûle. Les indigènes de l’Indo-Chine ne manquent jamais d’offrir un sacrifice à l’arbre sous lequel ils se sont reposés.

Au Bengale, un grand pèlerinage a pour objet, l’on pourrait presque dire pour héros, un arbre appelé Béla auquel on offre du riz, de l’argent et parfois des victimes. Il en est de même du fameux Bo de Ceylan qui passe pour être la bouture de l’arbre sacré sous lequel le grand Bouddha Çakyamouni enseigna sa doctrine.

Chez les Esthoniens, peuple civilisé et chrétien, l’on voyait naguère, auprès de chaque maison de paysan, s’élever l’arbre tutélaire de la famille, chêne, frêne ou tilleul, dont la racine était soigneusement arrosée du premier sang de tout animal tué pour l’usage domestique.

En Patagonie, le célèbre Darwin vit offrir des sacrifices au pied de certains arbres consacrés.

Dans un village de l’Afrique, pays essentiellement fétichiste, un gigantesque figuier, Ficus religiosa, était le fétiche tutélaire de la tribu, sous l’ombrage duquel le roi réunissait son conseil. Mêmes coutumes en Égypte, où tant de végétaux étaient divinisés, ainsi que chez les Hébreux, comme le démontrent divers passages de la Bible.

En Grèce, ce n’étaient plus les arbres que l’on adorait, mais des divinités (dryades et hamadryades) qu’avait inventées l’imagination poétique des peuples de l’Hellade. C’est dans ce même esprit que les Pélasges avaient transformé en oracles sacrés les vieux chênes de Dodone, et c’est enfin dans les forêts de la Gaule que nous retrouvons les derniers vestiges d’un fétichisme que les Druides avaient transformé en le spiritualisant.

Le christianisme du moyen âge, ne pouvant détruire le prestige que conservaient certains arbres sacrés, les acquit adroitement à sa cause, en les adoptant pour ainsi dire et en légitimant la foi des populations irrémédiablement fétichistes, par l’insertion de croix et de statuettes de la Vierge et des saints dans la cavité des vieux troncs vermoulus ou dans les niches que les prêtres y faisaient pratiquer dans ce but.

Après ces considérations générales sur l’ensemble des arbres consacrés par les superstitions populaires, pénétrons dans la galerie de nos célébrités végétales et commençons tout d’abord par quelques histoires spéciales dont nous puisons les curieux documents dans l’historiographie botanique.

Histoire dramatique d’une pomme de terre

Elle était grosse, mamelonnée, colorée de ces belles teintes unies qui, chez une pomme de terre de bonne origine, sont le témoignage d’une parfaite santé. Un cri de joie l’avait accueillie, alors que, soulevée par le soc de la charrue, elle avait pour ainsi dire jailli toute jaune d’une énorme motte de terre noirâtre. Elle avait été mise de côté « pour semence », comme on dit à la campagne ; mais, hélas, les plus superbes pommes de terre, pas plus que les humains eux-mêmes, ne sont maîtresses de leur destinée.

Par suite de quel enchaînement de circonstances passa-t-elle de la terre dans le tablier d’une fillette, du tablier dans un tombereau, du tombereau dans une hotte, puis de la hotte, enfin, dans une cave, où elle demeura tout l’hiver en compagnie de beaucoup de ses pareilles, voilà qui serait beaucoup trop long à raconter et qui d’ailleurs se devine de reste. Bref, quand revint le printemps, elle se trouva enfouie sous quelques poignées de sable, d’où nul ne s’avisa de la retirer. Ses compagnes furent enlevées, la cave fut fermée et notre pauvre solanée continua d’être tristement ensevelie dans une ombre humide, où se noyaient quelques pâles rayons lumineux qui s’y glissaient pendant les chaudes heures de la journée.

Peut-on se faire une idée de ce qu’éprouva la prisonnière affamée, altérée de soleil ? Comment se formule la souffrance dans les organismes inférieurs, et où s’arrête, ou, plutôt, jusqu’où s’étend la douleur confuse… douleur non, le malaise vague, sans doute, que sais-je ? De quel nom qualifier l’inconnu, l’indéfinissable ?

Notre pomme de terre languissait donc dans les ténèbres ; mais la vie même élémentaire abdique difficilement. En dépit de tout obstacle, la prisonnière se mit à pousser avec courage, plus encore, avec une telle énergie, qu’au bout de quelques semaines une longue tige rampait à ses côtés sur le sable. Toutefois, cette tige était blanche, la lumière lui ayant fait défaut. Elle ressemblait à ces chlorotiques dont le sang appauvri manque de globules colorants.

N’importe, elle s’allongeait ; mais que faire et où aller, quand rien n’attire, quand les jours ressemblent aux nuits et que l’on s’épuise vainement à chercher, dans l’ombre éternelle, quelques-uns de ces brillants et chauds rayons dont le soleil est si prodigue en pleine campagne ? … Lorsqu’un jour, voilà qu’une lueur subite se répand dans la cave. Une petite porte vermoulue qui fermait une lucarne s’était subitement détachée de ses gonds…

Eh bien, cette lueur, il faut la saisir au passage, se dit sans doute la prisonnière ; cette lucarne, il faut l’atteindre !

L’atteindre… mais comment ? Elle est haute ; la pierre est glissante. Où donc s’accrocher, et surtout comment grandir assez ?…

Il n’est pas d’obstacle pour l’héroïsme, et puis, que ne ferait-on pas quand on a l’espérance de revoir la lumière et de reconquérir sa liberté ?… Au surplus, n’y a-t-il pas là une vieille planche dressée contre la muraille, plus haut, un grand crochet rouillé, au-dessus, une grosse pierre faisant saillie ?… À l’escalade alors ! Et voilà notre solanée qui se hisse le long de la planche, s’allonge, s’accroche à la ferraille, s’appuie à la pierre… et enfin, gloire et triomphe ! atteint à la lucarne, où elle passe la tête et s’engage résolument. Quelques semaines avaient été employées à cette expédition prodigieuse ; mais aussi, quelle ivresse maintenant de respirer, de s’étaler et de verdir en plein soleil !

Nous voudrions pouvoir nous arrêter, terminer ici notre histoire… il faut aller jusqu’au bout et dire la vérité, bien que cette vérité soit lamentable.

À peine quelques jours s’étaient-ils écoulés depuis l’évasion de notre prisonnière, qu’un jardinier brutal s’arrêta devant la lucarne, s’étonna de voir une pomme de terre sortir d’un mur, s’approcha, trouva la chose invraisemblable et, ne pouvant comprendre…, arracha violemment la tête !

Le reste de la tige décapitée, mutilée pour jamais, retomba inerte dans les ténèbres profondes. Elle en mourut, la pauvre plante.

Grandir, travailler, s’élever d’obstacle en obstacle, atteindre à peine le but et puis mourir — n’est-ce point là le symbole, hélas ! d’innombrables destinées humaines, et combien serait-ce lamentable… s’il n’y avait autre chose, s’il n’y avait l’au-delà, c’est-à-dire l’aurore incoercible, victorieuse, et renaissant après la nuit lugubre !…


Autre histoire qui, non moins que la précédente, témoigne de l’énergie étrange et pour ainsi dire perspicace, semble-t-il, avec laquelle la plante s’acharne à vivre et lutte contre tout obstacle jusqu’à la victoire, parfois même jusqu’à la mort.

Le chêne de Ville-d’Avray.

C’était aux environs de Ville-d’Avray.

Dans les anfractuosités d’un rocher fendu et déchiqueté par les gelées des grands hivers, un petit chêne semé par un coup de vent avait poussé, grandi, entre ciel et terre.

Grandi, c’est beaucoup dire, disons plutôt misérablement végété. Pendant quelques années, les divers débris, poussières et feuilles mortes, amoncelés entre les pierres disloquées, avaient plus ou moins suffi à ses très modestes besoins. Bien que rabougri, tordu et noué, il avait survécu, le pauvre hère ; mais voilà que cette maigre nourriture, diluée par les pluies, finit par lui manquer presque entièrement, si bien que notre misérable avorton se mourait d’anémie, c’est-à-dire d’inanition chronique… faim horrible, faim de Tantale, rendue surtout aiguë par l’incessante tentation que lui donnait, au pied même de la roche perpendiculaire, le terrain fertile, noirâtre, qui s’y étendait tout alentour.

Qui dira les sourds tressaillements de la plante qui lutte contre la mort, ses muettes langueurs galvanisées par la convoitise ? Qui saurait raconter, ici, en particulier, ce qui se passa dans l’organisme… disons, si vous voulez, dans l’âme, dans la toute petite âme de notre chêne, quelles attractions mystérieuses s’établirent entre le sol affriolant et le martyr affamé, quelles facultés s’aiguisèrent en lui, quelles vertus, enfin, surgirent de ses désirs inassouvis ?

Toujours est-il que notre chêne énergique, tenace et prêt à toute aventure, voulant vivre à tout prix, mais ne pouvant, hélas ! attirer la terre… marcha vers elle, lui, l’impuissant, l’esclave misérable inexorablement rivé à sa roche stérile.

Il marcha, non, mais s’étira, s’allongea, émit une racine improvisée qui, poussant en plein air, fut expédiée en reconnaissance, mieux que cela, envoyée aux provisions. Aussi, quand la racine put atteindre le sol, avec quelle ardeur elle s’y enfonça !

Notre chêne était sauvé désormais. Il le comprit si bien qu’il déménagea de son rocher, se déplaça en faisant de cette racine libératrice sa propre tige, tige de création nouvelle, sur laquelle, se redressant peu à peu, il vécut dès ce jour, abondamment nourri, prospère et florissant.

Troisième histoire :

Le haricot récalcitrant.

Disons tout d’abord que c’est parmi les plantes grimpantes ou sarmenteuses que se rencontrent les individualités les plus curieuses que nous appellerions volontiers « les plantes à caractère ». Les unes ressemblent à des rubans ondulés, les autres se tordent en larges spirales ou se suspendent en élégants festons. D’autres, enfin, appelées volubilis, s’enroulent autour de tout appui avoisinant, mais d’une façon toute spéciale, ayant la propriété singulière de toujours se diriger dans le même sens, quels que soient les obstacles qu’on leur oppose. Le haricot et le liseron, par exemple, montent de gauche à droite, étant donné que la convexité de la tige soit tournée vers l’observateur, tandis que le houblon et le chèvrefeuille montent de droite à gauche, dans les mêmes conditions de situations respectives. Voilà qui est entendu, arrêté, inéluctable, et je vous défie bien de les amener, soit par surprise, soit par contrainte, à modifier leur direction initiale.

Croyez que j’ai les meilleures raisons du monde pour formuler cette affirmation en termes aussi catégoriques, vu que cela me rappelle une certaine aventure où je n’ai nullement joué le beau rôle, ayant été vaincu, comme on ne peut l’être davantage, dans ma lutte contre un adversaire… Autant vous dire tout de suite quel a été ce personnage victorieux — c’était un haricot.

Eh, mon Dieu, oui, un haricot rouge ou haricot d’Espagne. Il poussait dans une caisse placée sur le petit balcon d’une fenêtre. Il était robuste, vivace et s’élançait résolument à l’escalade d’une longue baguette plantée verticalement auprès de lui. Naturellement, c’était de gauche à droite qu’il effectuait son ascension. Il paraissait si sûr de son fait, si convaincu qu’aucun obstacle ne saurait entraver son essor, qu’une idée me vint, fort malicieuse à la vérité. Je résolus de le faire changer de direction. Pour cela, je déroulai délicatement les quatre spires supérieures de la tige que je fixai à la baguette, au moyen d’un léger fil élastique et les enroulai en sens inverse, en les attachant plus haut par un autre fil.

Le pauvre haricot me laissa faire, ne pouvant opposer à mon déloyal procédé qu’une protestation muette, puis demeura ainsi, jusqu’au surlendemain, immobile, indigné sans doute, et comme plongé dans la stupeur de sa défaite… défaite ? C’est moi qui qualifiais ainsi sa stupeur apparente. Profonde erreur ! Il se recueillait et prenait son parti. Ne pouvant défaire ma vilaine besogne, il laissa les quatre spires telles que je les avais retournées ; mais, crispant une de ses feuilles autour de la baguette, il s’en fit un point d’appui et, se tordant sur lui-même… reprit son procédé habituel d’enroulement, avec le juste orgueil d’un haricot qui a résisté à l’arbitraire, sans faiblesse, ni capitulation.

Eh bien ! cette noble conduite me fit réfléchir, et m’eut inspiré quelques remords vis-à-vis du pauvre haricot violenté, si elle ne m’avait fourni l’occasion d’admirer son énergie et son héroïque obstination. Cette légumineuse a raison, me dis-je ; quand on suit une voie avec la conviction que celle-là est la bonne, il n’est ni influences, ni surprises, ni procédés injustes ou violents qui doivent nous en détourner.

Belle leçon que donne ce haricot intègre, et combien j’appréciai le rôle de cette feuille crispée pour les besoins de la cause, cette alerte et spirituelle improvisation d’un point d’appui supplémentaire pour, de là, s’élancer à l’escalade, reprendre son procédé normal de progression, affirmer ses droits imprescriptibles… et résister à la tyrannie !


Et maintenant que sont finies nos petites histoires, entamons notre série et pénétrons dans la galerie des célébrités.

Voici le cyprès.

Le Cyprès, Cupressus (famille des conifères). Le mot de cyprès vient de Cyparisse, nom mythologique d’un jeune Grec changé en cyprès par Apollon, qui, ce jour-là, sans doute, était de fort méchante humeur. La physionomie caractéristique de cet arbre a frappé l’imagination des peuples dès les âges les plus reculés. Les Grecs l’avaient consacré aux dieux funéraires. À Rome, comme en Grèce, l’on en construisait les cercueils, en même temps que l’on en alimentait les bûchers, afin que fût plus rapide la combustion des cadavres. De notre temps encore, ce sont des cyprès que l’on plante dans la plupart des cimetières.

Ce n’est pas seulement à l’aspect lugubre de son feuillage, d’un vert noirâtre, que cet arbre doit d’avoir été choisi comme arbre funéraire. Sa forme particulière avait été considérée comme symbolique, en ce sens que les âmes étaient censées s’élancer vers le ciel, ainsi que le fait sa tige pyramidale. Il y avait plus : cet arbre, dont la longévité est prodigieuse, aussi bien que son incorruptibilité, fournissait à l’esprit, toujours symboliquement, l’image d’une éternité relative.

L’histoire mentionne nombre de cyprès énormes dont le grand âge, naturellement, se proportionne à leurs dimensions démesurées. L’on montrait à Rome, dans le jardin des Chartreux, situé sur l’emplacement des anciens thermes de Dioclétien, trois cyprès d’environ quatre mètres de circonférence, qui avaient été plantés par Michel-Ange trois cents ans auparavant. Il y a près de Milan un de ces arbres dont le tronc mesure six mètres de tour. L’on cite également un cyprès planté à Chiraz, en Perse, par le poète Haafiz, et qui, conséquemment, doit avoir plus de cinq cents ans.

Après la longévité, voici pour l’incorruptibilité. Certains historiens nous racontent que le navire de Trajan, construit en bois de cyprès, et qu’on retira du lac de Ricia, au fond duquel il était resté plus de treize cents ans, avait encore ses planches intactes. Les portes du temple de Diane, à Ephèse, étaient en cyprès, et, au temps de Pline, il y avait déjà plus de quatre cents ans qu’elles existaient. Ce dernier auteur mentionne une statue en cyprès, sculptée depuis six cent soixante ans et que l’on trouva dans le Capitole en parfait état de conservation.

C’est surtout au Mexique que les cyprès atteignent des dimensions étonnantes. Don Ramyre cite un de ces arbres, planté dans le cimetière de Santa-Maria de Tesla, qui a trente-neuf mètres de circonférence. Cette grosseur paradoxale, étant donnée la lenteur de la croissance de ces conifères, suppose une durée de cinq ou six mille ans. Ce cyprès phénoménal est révéré par les Mexicains, et ils racontent que, lorsque Fernand Cortez envahit leur pays, il put abriter sous son feuillage toute sa petite armée.

Le Thuya, autre conifère, tire son nom de celui d’un arbre odoriférant employé par les Grecs dans les sacrifices. Le thuya est remarquable à divers égards. Le premier de ces arbres qui ait été planté en France y fut apporté sous François Ier et cultivé dans le jardin royal de Fontainebleau. L’on fut tellement frappé, dès son apparition, de l’originalité de ses rameaux aplatis et comme palmés, qu’on lui donna les noms significatifs « d’arbre de vie », « d’arbre de paradis », soit à cause de l’odeur aromatique de ses feuilles, soit à cause de sa verdure persistante qui, à la grande surprise de ses admirateurs, défiait les hivers les plus rigoureux.

Pin de Corse, au Jardin des Plantes.

Dans un passage de l’Odyssée, Homère raconte qu’à l’entrée de la grotte de Calypso, flambaient des brasiers de cèdre et de thuya qui en parfumaient les abords. Lucain, enfin, rapporte que Cléopâtre possédait des meubles d’une beauté remarquable, construits en bois de thuya et ornés d’incrustations d’ivoire.

Dans la même famille, se trouve le Pin (Pinus), dont on connaît le port majestueux et l’incomparable utilité. Aussi a-t-il figuré, dès la plus haute antiquité, parmi les végétaux célèbres. Cet arbre austère des dunes, dans le sombre feuillage duquel sifflent mélancoliquement les vents qui lui viennent de la mer, était consacré à Bacchus, à Pan et à Cybèle. C’est au moyen de fragments de son bois inflammable que s’éclairèrent d’abord les Grecs ; puis ce fut, plus tard, de longues torches résineuses qu’ils se servirent pour l’illumination des grandes fêtes publiques, et c’est à la lueur de l’une de ces torches, dit la légende, que la déesse Cybèle, errante et désolée, allait à la recherche de sa fille, Proserpine, enlevée par Pluton, dieu des enfers, comme chacun sait.


Le pin parasol.

Ce mode d’éclairage primitif et grossier fut employé jusqu’à l’époque où l’on sut utiliser la graisse et l’huile pour le même usage. Le savant physiologiste F.-A. Pouchet mentionne que, dans un voyage qu’il fit à Naples, aux environs de 1830, il vit certaines places de la ville éclairées au moyen de copeaux de pin qui bridaient dans de grandes cages de fer.


Le Cèdre est le plus illustre des conifères ; c’est l’arbre légendaire par excellence. Beauté, majesté, puissance, taille colossale, longévité, incorruptibilité — tels sont ses titres à l’admiration des peuples, à leur respect, nous pourrions dire à leur vénération réligieuse.

L’histoire de ce végétal se rattache à celle des peuplades les plus anciennes. Il a toujours été réservé aux plus nobles usages, à la confection des objets les plus artistiques, à la construction des monuments les plus magnifiques, et l’on sait combien en fut prodigué l’emploi dans le temple somptueux de Jérusalem, où les lambris de cèdre sculpté étaient çà et là recouverts ou encadrés de larges lames d’or.

Il figurait également parmi les matériaux les plus précieux du merveilleux temple de Diane, à Éphèse. C’est de ce même bois, et du plus énorme cèdre dont l’histoire fasse mention, que fut construite cette fameuse galère de Démétrius qui, sur une longueur de cent trente pieds, n’avait pas moins de onze rangs de rames.

C’est, enfin, toujours en bois de cèdre que Caligula, l’empereur romain de honteuse et scandaleuse mémoire, fit construire ces fameux vaisseaux dits liburniques, où furent accumulées des richesses inouïes, de véritables monceaux d’or et de pierres précieuses, enchâssées de toutes parts sur les panneaux des portiques, les caissons des plafonds, les boiseries sculptées, jusque dans les salles de bains, elles-mêmes, sans parler d’autres prodigalités folles, telles que des rangées d’arbres fruitiers chargés de leurs fruits mûrs qui remplissaient les plates-formes, les salons et les galeries… rêve d’un cerveau que détraque la folie ; luxe extravagant qui dépasse toutes les somptuosités imaginables.

Le bois de cèdre était considéré comme à peu près indestructible, aussi les Grecs et les Romains l’employaient-ils pour la représentation de leurs dieux. Au temps de Pline, il y avait en Espagne, près de Sagonte, dans un temple consacré à Diane, une statue de cette déesse qui y avait été apportée deux cents ans avant la guerre de Troie, et dont les siècles avaient respecté l’intangible beauté.

Le cèdre du Liban, au Jardin des Plantes.

Des légendaires forêts du mont Liban, visitées en 1787, par un voyageur dont la relation a été conservée, il ne restait plus qu’une centaine de cèdres… réduits au chiffre lamentable de sept que mentionne Lamartine dans son fameux « Voyage en Orient ». C’est en termes admiratifs qu’il nous parle de ces débris magnifiques, pour lesquels les Arabes de toutes sectes avaient conservé une vénération traditionnelle ; plus que cela, car c’était un véritable culte qu’ils rendaient à ces arbres, les considérant comme des créatures divines qu’anime une âme mystérieuse.

D’où leur venaient ces traditions ? Elles remontaient, sans doute, à cet autre culte non moins fervent que rendaient autrefois les mages thibétains aux superbes cèdres qui couvraient et couvrent encore les pentes méridionales de l’Himalaya.

C’est sous leurs austères ramures que méditaient ces sages, adorateurs de la nature. C’est là qu’ils cherchaient à élucider le problème de la vie, de cette vie dont le grand nom remplit leurs livres sacrés. — Âme du monde, disent-ils, sorte de déité mystérieuse qui donne, sinon à l’arbre, du moins à l’homme qui pense, souffre et désire, l’on ne sait quels pressentiments confus de l’infini, quelle soif d’un idéal que réaliseront, suivant leurs croyances, une succession de vies ultérieures, toutes solidaires d’une autre série de vies antérieures ayant précédé l’existence actuelle… Laissons ces beaux rêves.

Nous sommes toujours dans les conifères. Voici l’If (Taxus) qui partage, avec le cyprès, le triste honneur de symboliser toute pensée lugubre et toute funèbre image. Ses feuilles sont persistantes, épaisses, raides et d’un vert noirâtre. Le tronc robuste qui, sur des rameaux raides, porte ces feuilles revêches, s’élève à une hauteur de 8 à 10 mètres. Par suite de la loi qui, presque toujours, assimile la physionomie de tous les êtres, plantes et animaux, à leur nature intime et à leurs propriétés spéciales, l’if a dû se résigner à n’être qu’un personnage suspect, tranchons le mot, qu’un vulgaire empoisonneur. Les anciens, souvent enclins à exagérer leurs impressions, prétendaient que cet arbre, comme le mancenillier, donnait la mort sans rémission à ceux qui avaient l’imprudence de s’endormir à l’ombre de ses rameaux. C’est trop dire, à la vérité, mais ce qu’il y a de certain, c’est que son ombre est nuisible aux plantes qui l’environnent et que son voisinage peut causer de violents maux de tête, soit à ceux qui se reposent sous ses branches, soit même aux jardiniers qui les taillent.

L’if, d’autre part, est devenu célèbre par la lenteur de sa croissance et par l’extrême vieillesse qu’attestent les troncs de certains de ces arbres dont la grosseur est surprenante. Un antiquaire rapporte que, dans un hameau voisin de Pont-Audemer, il y a un if dont le tronc, qui mesure sept mètres de circonférence, a soutenu, pendant de longues années, une église lézardée qui, sans cet inébranlable appui, aurait croulé dans un ravin. Le même historien nous dit qu’en Écosse croissent des ifs plus extraordinaires encore et que l’un d’eux a dix-sept mètres de tour. Que l’on juge, par ces dimensions, du nombre d’années et de siècles qu’a dû vivre ce « prodigieux vieillard » !

Ce qui peut faire pardonner à l’if ses méfaits incontestables, c’est la remarquable beauté de son bois, son élasticité, son grain serré, le poli qu’il peut recevoir et les admirables dessins que font dans ses tissus les élégantes veines qui s’y entrecroisent. Ce bois, de plus, est à peu près incorruptible. L’on a découvert, dans de vieux manoirs, divers objets d’ornement couverts de ciselures admirables, de vieilles armes datant des temps féodaux qui, en dépit des cinq ou six cents ans qu’on peut leur attribuer sans exagération, n’ont rien perdu de leur beauté première.

Une autre qualité de l’if — qualité qu’à la rigueur on pourrait qualifier de regrettable — c’est qu’il se prête avec une déplorable docilité à toutes les mutilations que lui infligent, sans goût et presque sans pudeur, certains jardiniers qui façonnent, avec les rameaux de cet arbre d’austère physionomie, les plus grotesques figures de saints, de dieux mythologiques ou de fantastiques animaux — genre détestable dont on retrouve des spécimens dans nombre de parcs et particulièrement dans les magnifiques jardins de Séville.

Le Genévrier (Juniperus). C’est du mot celtique jeneprus, qui signifie âpre, rude, qu’a été tiré le nom de ce conifère (le dernier dont il sera question ici), pour caractériser le feuillage épineux et rigide de ce personnage rébarbatif.

Est-ce parce qu’il a conscience de sa rustique physionomie, qu’il s’éloigne des habitations et va se réfugier sur les coteaux les plus sauvages ? Toujours est-il que ce n’est pas ailleurs qu’il faut le chercher et qu’on ne le rencontre guère que dans les terrains les plus arides, au milieu de roches éboulées, derrière lesquelles il semble vouloir se cacher pour y bouder tout à son aise.

Toutefois, ne soyons pas injuste : c’est peut-être par pure modestie qu’il s’isole de la sorte, car ce maussade possède des vertus secrètes et des qualités cachées. C’est dans le silence des lieux déserts qu’il travaille, qu’il façonne son admirable bois dur, veiné, de fine texture, qu’apprécient hautement les tourneurs et ciseleurs artistes ; c’est surtout aux brises des solitudes qu’il livre ses senteurs et aux oiseaux des champs qu’il abandonne ses baies aromatiques.

Ces baies ne sont pas seulement bonnes pour les merles et les grives ; les hommes s’en accommodent à merveille, sachant qu’elles renferment des petites graines très riches en térébenthine qui les rendent au plus haut degré toniques, stomachiques et stimulantes, si bien qu’on en tire, après fermentation, outre une excellente liqueur et une espèce d’eau-de-vie appelée gin fort appréciée par les habitants du Nord, des produits pharmaceutiques d’un usage habituel dans les maladies scrofuleuses, le scorbut, la goutte, l’asthme et autres affections résultant de la débilité de l’organisme.

Aussi, est-ce à ces vertus que le genévrier doit l’honneur d’avoir été l’objet d’une espèce de culte superstitieux. Les Baschkirs russes lui attribuent le pouvoir souverain de détruire sortilèges et maléfices de toute nature. Ils suspendent ses branches dans leurs habitations, et Pallas, qui mentionne le fait, ajoute qu’en Sibérie, le genévrier est employé comme remède universel pour toutes les maladies, sans qu’on s’occupe le moins du monde de la nature des affections pour lesquelles il est administré. Ce n’est pas tout, puisque, s’il en faut croire les occultistes, un rameau de cet arbre fait fuir les serpents, parce qu’il porte en plusieurs manières le signe de la Trinité, tandis que, d’autre part, ses graines guérissent les possédés. Ajoutons, enfin, que ces mêmes baies brûlées dans une chambre, sur une pelle rougie au feu, y répandent des senteurs balsamiques qui en purifient l’atmosphère.

En Amérique, une espèce de genévrier connu sous le nom de cèdre rouge que lui a valu la couleur de son bois odorant et léger, est employé pour la construction des charpentes de navires, ainsi que pour la confection de meubles de luxe, sans compter qu’on l’utilise d’autre part pour fabriquer certains crayons.

Les Grecs, séduits par ces qualités diverses et plus respectueux que nous, n’en fabriquaient pas des crayons, mais bien de magnifiques statues en l’honneur de leurs divinités.

Le grand genévrier donne une résine appelée sandaraque.


Le Lis (Lilium) qui a donné son nom à la famille des Liliacées, a tiré ce nom du celtique li qui signifie blanc. Cette magnifique plante, originaire de la Syrie et de la Palestine, est aujourd’hui acclimatée dans tous les jardins qu’elle décore de ses fleurs éclatantes. Ces fleurs sont, en général, de grandes dimensions, et c’est de couleurs très diverses que se teintent leurs pétales qui, du blanc le plus pur, passent au rose, au rouge, au violet, ou à des tons orangés plus ou moins piqués de points de velours noir.

Lis (Lilium sulphureum).
(Gravure extraite de la Revue horticole.)

Le lis blanc est l’espèce classique du genre, la plus anciennement connue et aussi la plus belle. Tout le monde connaît l’admirable pureté de ses six lobes élégamment déjetés en dehors et plus ou moins saupoudrés de quelques grains de son pollen que répandent ses six étamines d’un jaune d’or, au centre desquelles se dresse un long style à tête triangulaire. Il fut l’objet d’une culture régulière dès les temps les plus reculés, et l’imagination des Grecs, charmés de sa beauté, s’empressa de lui attribuer toutes sortes d’origines mythologiques. Selon les uns, il dut sa naissance à Vénus, qui métamorphosa en cette fleur une jeune fille d’une beauté éclatante ; selon d’autres, il arriva ceci, c’est que Junon allaitant, un jour, l’énorme poupon qui devait, plus tard s’appeler l’invincible Hercule, laissa échapper quelques gouttes de lait qui s’éparpillèrent dans l’espace sidéral. Or, vous pouvez penser que le lait d’une déesse ne se perd pas ainsi dans l’univers, sans y laisser des traces plus ou moins extraordinaires. C’est ainsi que, au ciel, quelques gouttes formèrent la Voie lactée, tandis que quelques autres, tombant sur notre modeste terre — qui s’en trouva fort honorée — y firent naître le lis dont la blancheur lactée rappelle l’origine divine, et c’est pourquoi la blanche fleur fut parfois appelée Rose de Junon.

De tous temps, la chose était, du reste, tout indiquée, le lis a été considéré comme l’emblème de la candeur, de la modestie, de la pureté immaculée et aussi comme le symbole de l’espérance, car sur plusieurs médailles anciennes l’on voit un lis accompagné de cette devise : Spes publica, espérance publique.

Depuis Louis le Jeune, la « fleur de lis » orne les bannières des rois de France ; mais il est évident que cette appellation est inexacte, attendu que l’emblème royal ne ressemble nullement à la fleur dont il porte le nom. C’est beaucoup plutôt de la fleur de l’iris des marais, appelé faux açore, que se rapproche sa configuration, et, ce qui rend très vraisemblable cette opinion émise par nombre de savants, c’est qu’au moyen âge l’iris en question était désigné par le nom de lis, ainsi qu’en témoignent les ouvrages de botanique qui datent de cette époque.

Iris.

Maintenant, s’il vous paraît intéressant de savoir de quelles vertus médicinales est doué notre beau lis qui sait joindre « l’utile à l’agréable », je puis ajouter que ses bulbes écailleux préalablement écrasés sont très recommandés pour les brûlures et que l’eau distillée de ses fleurs est employée avec succès dans toutes les affections inflammatoires des yeux.

Parmi les diverses espèces de cette plante magnifique, citons le lis martagon, assez commun sur les montagnes d’Auvergne et dans le jucl quelques savants ont cru reconnaître le fameux Hyacinthus des poètes latins qui rappelait à la fois deux catastrophes célèbres : la mort de Hyacinthe et aussi celle d’Ajax, en montrant sur ses pétales d’un violet pâle, ponctués de taches pourprées, la syllabe AI qui semblait, ou bien exprimer un gémissement, ou bien représenter les initiales du nom du roi de Salamine.

Le lis ensanglanté, variété remarquable du lis blanc, est strié de lignes pourpres sur ses fleurs et jusque sur ses racines.

Le lis superbe, originaire du Canada, peut être cité comme une des plus admirables espèces de cette famille si belle dans son ensemble. Ses fleurs sont d’un rouge orangé, avec un fond jaunâtre tigré de mouchetures de velours noir.


La Tulipe (Tulipa) appartient comme le lis à la famille des Liliacées.

Le nom latin de tulipa est une altération du mot persan tuliban qui veut dire tout à la fois tulipe et turban, double désignation provenant, selon toute probabilité, de la ressemblance de la fleur avec la coiffure des Orientaux.

Tout le monde connaît cette fleur de forme élégante et de couleurs splendides dont la tige est surmontée d’une sorte de vase à découpures et qui parfois se renverse gracieusement.

La plus belle espèce du genre est la Tulipe de Gesner ou des fleuristes, qui varie à l’infini les admirables couleurs de ses pétales. Cette plante, originaire de la Turquie et de la Syrie, croît spontanément dans les montagnes de la Savoie et en diverses contrées de l’Asie méridionale.

Tulipes.

La légende de la tulipe ne remonte pas jusqu’à l’antiquité comme celles de la plupart des plantes célèbres dont nous avons parlé jusqu’ici. C’est en pleine Europe qu’elle s’est formée et, chose assez curieuse, chez un peuple septentrional dont le flegme caractéristique et l’imagination de très médiocre envolée n’auraient jamais paru capables de s’enfiévrer d’une passion véritablement folle, délirante, pour cette liliacée dont la « petite âme tranquille » ne se doute pas à coup sûr des extravagances qu’ont commises pour elle certains buveurs de bière des Pays-Bas ; et c’est par ces extravagances qu’ils ont bien mérité le nom singulier de « Fous-Tulipiers » qu’on a été pour ainsi dire contraint de leur octroyer.

Passion délirante, ai-je dit plus haut, certes, ce n’est point trop dire ; qu’on en juge par les détails suivants que l’on croirait empruntés à un conte de fées.

Les Tulipes, au cours du xviie siècle, étaient cotées comme une des plus fortes valeurs financières à la bourse de Harlem, où certains oignons atteignirent des valeurs absolument fantastiques. Pendant l’espace de trois ans, de 1634 à 1637, il se fit dans une seule ville de Hollande un commerce de tulipes dont le chiffre s’éleva à la somme paradoxale de dix millions de florins (ce qui, dans notre monnaie, représente plus de vingt millions, le florin hollandais valant 2 fr. 10).

La variété la plus cotée était celle que l’on nommait Semper Augustus, évaluée à deux mille florins. On prétendait qu’elle était si rare qu’il n’en existait que deux pieds, l’un à Harlem et l’autre à Amsterdam. Un tulipomane absolument affolé offrit en vain, pour l’un de ces oignons si âprement convoités, la somme de quatre mille six cents florins, plus une superbe voiture attelée de deux magnifiques chevaux. Un autre fou-tulipier échangea, pour un seul oignon, douze arpents de terre. On raconte, d’autre part, qu’un autre oignon décoré d’un nom pompeux, mais dont on ne vit jamais la fleur, fut vendu à plusieurs reprises cinq mille cinq cents florins. Enfin, à Lille, un de ces amateurs extravagants céda, pour un troisième oignon, toute une brasserie qui s’appela dès lors la « Brasserie de la Tulipe ».

Tout cela était pure folie, l’on essayerait en vain de le contester ; mais, ce qu’il faut avouer, ne fut-ce qu’à titre de justification rétrospective, c’est qu’un parterre rempli de ces tulipes aux colorations merveilleuses est d’une telle magnificence que l’on est presque tenté d’excuser les convoitises irrésistibles de ces tulipomanes dont nous venons de raconter les excentricités… alors surtout que le soleil pénètre de ses lueurs dorées, pétales de satin, pétales de velours, aux pourpres rutilantes, aux jaunes éclatants ou aux bruns mordorés.

Ce ne sont pas seulement les Hollandais qui poussent leur admiration, feinte ou réelle, jusqu’à un véritable fanatisme ; chez les Orientaux, nous la retrouvons avec toute son exubérance, cette « tulipolâtrie ». Dans les somptueuses demeures des hauts dignitaires de la Turquie et de la Perse, quand vient l’époque de la floraison, on se livre à des réjouissances appelées « Fête des Tulipes ». Toutes les galeries des riches tulipomanes sont ornées des plus magnifiques spécimens de leurs parterres qui, le soir, sous des torrents de lumières, sont groupés en éblouissants trophées, en cascades ruisselantes dont les glaces multiplient, en de longues perspectives, les teintes éclatantes que font ressortir par contraste d’habiles et artistiques juxtapositions.

Dans la série de ces belles liliacées, qui généralement sont inodores, il existe une variété de tulipes odorantes qui se distinguent de leurs congénères par la douceur des parfums qu’elles exhalent.

Ajoutons, enfin, que toutes les tulipes ne sont pas cultivées. L’on en trouve une variété sauvage qui croît sur certains coteaux de la France centrale, mais tout particulièrement sur les montagnes de la Savoie où la jolie fleur à odeur miellée et à pétales jaunes se détache d’une manière charmante sur les roches noires ou sur le feuillage sombre des plantes alpestres qui environnent la « tulipe d’or ».


Le Laurier (Laurus), famille des Laurinées. Qui ne connaît cc nom glorieux ?… Et qui ne connaît aussi, hélas ! les surnoms injurieux qui lui ont été accolés par tout un peuple de vulgaires contempteurs ? Comment se peut-il que le noble laurier des triomphateurs ait été bafoué de la sorte ? N’est-ce pas lui qu’on appelle laurier commun, qu’on appelle laurier-sauce, qu’on appelle, enfin, ô scandaleuse ironie ! laurier-à-jambon ?

Que lui importe, après tout ? Son vrai nom n’est-il pas Laurus nobilis ou laurier d’Apollon ? Et c’est de ce dernier seul que nous nous occuperons ici.

On connaît ce bel arbre qui, dans l’Europe méridionale, la Grèce, le nord de l’Afrique, l’Asie Mineure, s’élève à la hauteur d’une dizaine de mètres environ. Ses feuilles toujours vertes, fermes et dentelées, ainsi que ses fleurs d’un jaune pâle, exhalent quand on les froisse une odeur aromatique.

Aucun végétal n’a joui d’une plus haute célébrité que consacre à tout jamais le joli mythe légendaire de la jeune Daphné, fille du fleuve Pénée, qui, quelque peu effarouchée un jour par l’admiration peut-être mal dissimulée du bel Apollon, s’enfuit vers le fleuve, en implorant le secours de son père. Celui-ci intervint aussitôt, mais d’une façon quelque peu bizarre à la vérité, car voici la jeune fille qui, subitement métamorphosée en laurier, s’immobilise sur le sol, voit ses bras étendus se transformer en branches et ses pieds prendre racine sur le bord du fleuve paternel, où croissent encore aujourd’hui nombre de magnifiques lauriers, auxquels les Grecs ont donné le nom de « Daphné ». Est-t-il besoin d’ajouter qu’Apollon, quelque peu confus, je le suppose, et désolé de l’aventure, emporta en souvenir de la pauvre Daphné quelques feuilles qu’il cueillit délicatement sur l’un de ses rameaux. Il décida, de plus, que le laurier lui serait désormais consacré… et c’est à ce vœu respectable que les Grecs s’empressèrent d’obtempérer, en décorant de ses feuilles et de ses branches tous les temples et toutes les statues élevés en l’honneur de leur dieu préféré.

Et l’on ne s’arrêta pas là. Il en fut du laurier, ce semble, comme des galons dont on ne saurait trop prendre ; si bien que Grecs et Romains en mirent véritablement partout — ici, sur le trépied de leurs Pythies, comme sur les autels de leurs temples, là, sur les frontons des monuments publics, comme aux portes des palais impériaux, sur la tête des statues, sur le front des empereurs, des triomphateurs, des savants, des poètes et des artistes, plus encore, sur la tête des bacchantes, comme sur celle des gladiateurs des arènes, voire même des baladins qu’avaient rendus célèbres leurs cabrioles dans les cirques.

C’était vraiment dépasser la mesure. Qu’on attachât des branches de laurier aux javelines des guerriers, en vue d’une victoire ultérieure, qu’on en couvrît la poupe et la proue des vaisseaux s’en allant en conquête, ou qu’on en remplit les chars des héros qui revenaient triomphants après une expédition glorieuse, cela se comprend de reste, mais en couronner les baladins !…

Laissons ces braves anciens à leur « emballement » et passons au moyen âge. Là, nous retrouvons le laurier. C’est naturellement de son feuillage qu’on ceignait la tête des jeunes docteurs universitaires auxquels un certain nombre de « boules blanches » conféraient le titre de lauréats (du latin laurus, laurier) ; mais il y avait plus : au feuillage des couronnes on mêlait des fruits, des baies, appelées bacca lauri. Or, de la combinaison de bacca lauri, avec lauréat, que pouvait-il sortir ?… Vous l’avez deviné de suite, c’est notre vocable moderne, baccalauréat, auquel se rattache, cela va sans dire, l’autre terme qui en dérivait : bachelier. Et voilà comment se relie au triomphe de nos modernes récipiendaires, l’antique et double souvenir d’Apollon et de Daphné.

Revenons à nos anciens. Le laurier incarnait à ce point le symbolisme de la puissance, du triomphe, que Romains et Grecs s’imaginaient qu’il pouvait les préserver de la foudre ; aussi avaient-ils la précaution d’en planter autour de leurs maisons, voire même de leurs palais… oui, leurs palais, car les empereurs, non moins que les gens du menu peuple, croyaient à l’efficacité de ces « paratonnerres » ; si bien que Tibère, au dire de Pline, s’empressait, à l’approche du moindre orage, de se couvrir la tête de quelques rameaux du végétal préservateur.

D’autre part, puisque le laurier triomphait de la foudre, pourquoi donc n’aurait-il pas triomphé de quelques-unes des maladies dont se trouve affectée la misérable humanité ?… Hypothèse toute naturelle qui fit décerner à ce végétal, véritablement magique, le titre de plante médicinale que semblaient justifier, du reste, sa saveur pénétrante et l’arôme qu’exhalent ses tissus imprégnés d’une huile essentielle excitante et tonique. Il n’en fallait pas davantage pour qu’il devînt l’attribut d’Esculape, le dieu de la médecine, comme il était déjà celui d’Apollon, le dieu de la poésie, de la musique et de tous les beaux-arts généralement quelconques. C’est ainsi qu’il fut considéré comme le remède héroïque devant lequel cédaient la peste, les fièvres, les morsures des bêtes venimeuses. Ses baies servaient de vermifuge. Toutes les parties du végétal, affirment encore certains praticiens modernes, sont essentiellement antimicrobiennes et, s’il faut en croire les occultistes, c’est en raison de toutes ces vertus manifestes ou latentes, que les devins antiques mâchaient des feuilles de laurier, afin d’augmenter leur clairvoyance et d’exalter leurs facultés divinatoires.

Et dire, — nous y revenons, tant est grande notre indignation, — dire après tout cela, que les feuilles de ce laurier de si noble origine et de si hautes vertus, étant parfois employées dans certaines préparations culinaires dont elles aromatisent le goût… lui ont valu le surnom déshonorant de laurier-sauce — véritable profanation.

Le laurier-cannellier, proche parent de son glorieux homonyme, porte un nom spécifique qui vient du mot italien cannella, petite flûte, faisant allusion à l’aspect des petits rouleaux que l’on fait avec son écorce.

Cet arbre parfumé, aromatique, croît dans l’Inde, à Java, à Bornéo, en Cochinchine et surtout à Ceylan, qui produit la cannelle la plus estimée.

Quand le cannellier a cinq ou six ans, l’on en coupe les branches, on les dépouille de leur écorce qui, en se séchant, se roule en petits tuyaux d’un brun jaunâtre, lesquels, sous cette forme, sont livrés dans le commerce. Les branches repoussent, et, au bout de quelques années, nouvelle récolte.

La cannelle est tonique, excitante, essentiellement cordiale et constitue un stomachique du plus fréquent usage. Elle entre dans nombre de médicaments employés contre les maladies de langueur. C’est un des aromates que les parfumeurs utilisent le plus généralement. Les Égyptiens l’employaient autrefois pour l’embaumement des corps.

Un autre laurier célèbre est le laurier-camphrier, grand et bel arbre qui croit en Chine et au Japon. C’est dans le tissu ligneux de ce précieux végétal que se trouve contenue l’essence concrète, appelée camphre, dont nous avons déjà parlé dans la Plante bienfaitrice.

Les Grecs et les Romains n’ont pas connu cette substance. Ce sont les Arabes qui l’appelèrent Kamphur (d’où provient évidemment notre mot camphre) et, les premiers, le mentionnèrent dans leurs ouvrages, il y a quelques centaines d’années. Ce médicament administré à hautes doses est un excitant d’une certaine énergie, mais en doses minimes, il est au contraire employé comme un sédatif. D’une façon générale, nous l’avons dit ailleurs, il est considéré comme antiseptique puissant, vermifuge et antimicrobien de premier ordre.

Le laurier-cerise est un bel arbre originaire de l’Asie Mineure, d’où il fut importé en Europe au xvie siècle. Ses feuilles ovales, fermes et coriaces, sont d’un beau vert luisant, vernissé, et ses fleurs blanches exhalent une douce odeur ; mais l’amande, que renferme le noyau de ses fruits, fournit à l’analyse une quantité notable d’acide prussique, poison violent et redoutable, même en très minimes doses. Aussi, alors que l’on se sert des feuilles de cet arbre suspect pour aromatiser les laitages, auxquels elles donnent un excellent goût d’amande, faut-il ne jamais mettre plus de deux feuilles par litre de lait.

Un dernier mot sur le laurier-rose, superbe arbuste dont les fleurs élégantes varient du blanc rosé au rose le plus vif. On le croit originaire du Levant ou de la Barbarie. Quoi qu’il en soit, il pousse spontanément sur le bord des eaux en Espagne, dans le midi de la France, dans nos parterres, surtout, dont il est l’ornement et la gloire, en Italie, en Grèce, particulièrement, où, sur les rives de l’Eurotas, petit fleuve de Laconie, il forme, non loin de Sparte, d’admirables bosquets où il s’associe à des touffes de myrtes et à des plantations d’oliviers. C’était le séjour favori des nymphes antiques qu’adoraient tous les Grecs, y compris les rudes Spartiates, eux-mêmes, alors que leurs éternelles expéditions guerrières leur laissaient quelques rares loisirs.


L’Aconit Napel, vulgairement appelé capuchon de moine et Tue-chien, appartient à la famille des renonculacées. C’est une belle plante, mais d’aspect quelque peu sinistre, dont les fleurs, d’un bleu foncé, s’arrondissent en casque et s’agglomèrent en épis. C’est en touffes énormes qu’on la trouvait autrefois, près d’Héraclée, dans le Pont, aux abords de la célèbre caverne par laquelle Hercule, disait-on, était descendu aux enfers. Il n’en fallait pas davantage pour qu’une fable surgît de l’aventure, et c’est pourquoi les poètes crurent pouvoir affirmer que l’aconit n’était rien moins que le produit, sous forme végétale, de l’écume que vomit Cerbère, alors qu’Hercule, le prenant à la gorge qu’il serra de sa poigne formidable, l’arracha de l’empire des morts. L’on ne s’arrête guère quand on est en si belle voie d’invention, aussi sont-ce les mêmes poètes qui déclarèrent que l’aconit fut le principal ingrédient des terribles poisons que composait avec une infernale habileté la magicienne Médée. Ajoutons encore que c’était dans le suc de l’aconit, dont la réputation d’empoisonneur était parfaitement établie, que les Germains et les Gaulois trempaient la pointe de leurs flèches pour en rendre la blessure mortelle.

Fables et traditions à part, il est incontestable que l’aconit est une plante fort dangereuse. À en croire Hésychius, auteur d’une vie d’Aristote — qu’il soit bien entendu que je ne garantis rien — c’est avec une décoction d’aconit que l’illustre philosophe grec s’est empoisonné à Chalcis en Eubée, pour prévenir un arrêt de mort qu’avaient lancé contre lui les Grecs, impardonnablement coupables déjà de la mort de Socrate, et auxquels il voulut épargner la honte d’un nouveau crime.

On tire des feuilles de l’aconit un alcaloïde nommé aconitine, qui fournit aux médecins un puissant stimulant des organes glanduleux. L’espèce la plus vénéneuse est l’aconit féroce, qu’on trouve dans certaines vallées de l’Himalaya.

Puisque nous sommes sur les poisons, voici que se présente une autre plante, non moins redoutable que l’aconit, dont nous allons nous occuper et d’autant plus qu’elle fournit au grand chapitre des légendes et même à l’histoire, une de leurs pages les plus tragiques.


La Ciguë (conium), famille des ombellifères. — La ciguë tachée, appelée grande ciguë, est une plante dont la racine et la tige renferment un suc jaunâtre, violent poison pour les hommes et quelques animaux. Ce qui la rend dangereuse, c’est qu’elle offre certaines ressemblances superficielles avec le persil, dont on fait un si fréquent usage dans nombre de préparations culinaires, et, ce qui peut amener ces méprises, c’est que les deux plantes croissent ensemble en divers lieux cultivés. Toutefois, nous l’avons dit, les ressemblances ne sont que superficielles, et il suffit de les comparer avec quelque attention pour rendre saillants leurs caractères distinctifs. C’est ainsi que, dans le persil, les feuilles sont d’un vert clair, tandis que, dans la ciguë, elles sont d’un vert sombre très suspect. Chez le premier, ces feuilles sont largement dentées ; chez la seconde, elles sont incisées de fines découpures. L’odeur du persil froissé entre les doigts est aromatique : celle de la ciguë est désagréable et vireuse ; enfin, les tiges de cette dernière sont parsemées de taches livides qui ne sont pas sans analogie avec les maculatures de la peau d’un serpent.

Les effets toxiques de cette plante sont d’autant plus rapides qu’elle croît sous un climat de température plus élevée ; aussi est-ce en Espagne, en Italie et en Grèce, où ses propriétés redoutables avaient été dès longtemps constatées, que la ciguë a joué le triste rôle dont l’inoubliable souvenir stigmatisera, tant que durera l’histoire, les inventeurs de la coupe empoisonnée, où burent les Socrate, les Phocion et autres victimes de la démence populaire.

C’est au sein de la brillante Athènes, qu’a rendue si déplorablement célèbre la coupable versatilité de ses opinions et de ses jugements, que surgit l’idée de faire boire la ciguë aux hommes condamnés par sentence juridique — et quels hommes devinrent les victimes de ce tribunal infâme !

La première de ces victimes semble être Théramène, disciple de Socrate, et dont le rôle, comme général, orateur et magistrat, paraît avoir été d’une importance incontestable.

Sous la même tyrannie des Trente, Palémarque, un riche athénien, fut dénoncé aux magistrats, qui convoitaient ses richesses, et, lui aussi, il but la coupe empoisonnée. Le troisième condamné fut Socrate, et de quel poids fut chargée la conscience humaine par ce crime inexpiable !

Ce qu’il faut savoir, et ne pas oublier, c’est que Socrate était plus et mieux qu’un philosophe, c’était un révélateur, un théosophe initié aux mystères sacrés des sanctuaires égyptiens, où il avait puisé ces hautes et larges notions de sagesse, de justice, de tolérance et de spiritualité qu’il enseignait à ses disciples, et dont Platon, dans ses dialogues, fait ressortir la sublime et sereine profondeur.

Les détails qui nous ont été transmis sur les derniers moments de Socrate sont plus ou moins connus dans leur ensemble ; mais combien de gens les ignorent, et dans quels traités de philosophie, ou quel livre de morale pourrait-on trouver des enseignements plus réconfortants, plus édifiants, au sens propre de ce mot, qu’en ces pages où Platon fait raconter par Phédon, l’un des personnages de ses dialogues, les derniers incidents de la vie du philosophe d’Athènes ? Résumons, en quelques lignes, le récit de cette scène incomparable.

Dès le jour où fut prononcée sa sentence de mort, Socrate avait été mis aux fers, et c’est dans sa prison que quelques-uns de ses amis et de ses disciples, une vingtaine environ, venaient le visiter et passer auprès de lui la journée presque entière, écoutant dans le recueillement d’une profonde tristesse ses causeries amicales, ses enseignements, voire même les consolations qu’il leur donnait sur le bord de la tombe, lui, le condamné qui, dans son impassible sérénité, les exhortait à reprendre courage quand il les voyait fondre en larmes à ses pieds.

Ce jour-là — jour qui fut le dernier — et pendant lequel il avait longuement dialogué avec eux sur la vie et ses devoirs, sur la mort et sa véritable nature, sur l’immortalité de l’âme surtout, sujet qu’il avait souvent pris pour texte de ses enseignements antérieurs, il leur répéta avec une autorité particulière que la mort n’est autre chose que la délivrance de l’âme qui, affranchie des entraves de la matière, s’élève vers les régions éthérées, séjour des dieux, auprès desquels elle passe l’éternité.

Il en était là de ses exhortations lorsque le serviteur des juges entra pour lui dire que l’heure était venue… puis, l’ayant délivré de ses fers, il s’éloigna en versant des larmes.

« Allons, dit Socrate, obéissons de bonne grâce, et qu’on m’apporte le poison. »

Quelques instants après parut sur le seuil de la prison l’homme chargé de présenter la coupe aux condamnés.

« Fort bien, mon ami, dit Socrate ; mais explique-moi ce qu’il me reste à faire. — Pas autre chose, lui répondit l’homme, que de marcher, après avoir bu, jusqu’à ce que tu sentes tes jambes s’alourdir, et de te coucher alors sur ton lit. Le poison agira de lui-même », ajouta-t-il, en lui présentant la coupe.

Socrate la prit sans aucune émotion, sans changer de couleur, puis, regardant l’homme d’un œil assuré :

« Dis-moi, lui demanda-t-il, m’est-il permis de répandre quelques gouttes de ce breuvage pour en faire une libation ?

— Nous n’en broyons, lui répondit l’homme, que la quantité nécessaire.

— J’entends, fit Socrate ; mais qu’il me soit tout au moins permis d’adresser notre prière aux dieux, afin qu’ils bénissent notre voyage. Et c’est ce que je leur demande. Puissent-ils m’exaucer. »

Ayant dit cela, il porta la coupe à ses lèvres et la vida avec une douceur, une tranquillité admirables.

Jusqu’à ce moment, poursuit le narrateur, nous avions eu presque tous la force de retenir nos larmes, mais, en le voyant boire, nous n’en fûmes plus les maîtres. Je me couvris la tête de mon manteau pour pleurer en liberté, non pas, à la vérité, sur le sort de Socrate, mais sur le mien propre en songeant quel ami j’allais perdre. Les autres m’imitèrent, et quelques-uns même poussèrent des gémissements et des cris lamentables qui nous brisaient le cœur. »

Socrate, seul, n’en fut point ému.

« Eh quoi, mes amis, quoi ! des hommes pleurer ainsi, fit-il. J’ai toujours entendu dire qu’il faut à ses derniers moments n’entendre que des paroles de bon augure. Montrez donc plus de fermeté. »

Ces paroles nous rendirent confus et nous pûmes retenir nos larmes.

Cependant, Socrate, qui se promenait lentement dans la prison, nous dit qu’il sentait ses jambes s’appesantir et alors il se coucha sur le dos, ainsi que l’homme le lui avait recommandé. Celui-ci, s’approchant de lui, serra un de ses pieds avec force, et lui demanda s’il le sentait.

« Non », répondit Socrate.

L’homme lui serra les jambes et nous fit constater que le corps du patient se glaçait et se raidissait graduellement.

« Quand le froid aura gagné le cœur, nous dit-il, c’est alors qu’il nous quittera. »

Socrate, dont la moitié du corps était glacée, relevant un pan de son manteau qui lui couvrait la face :

« Criton, prononça-t-il, et ce furent ses dernières paroles, nous devons un coq à Esculape ; n’oublie pas d’acquitter cette dette. »

Socrate, parlant ainsi, faisait allusion à la coutume qu’avaient les Grecs de sacrifier un coq à Esculape, dieu de la médecine, pour le remercier de les avoir guéris.

« Cela sera fait, lui dit Criton. N’as-tu pas quelqu’autre recommandation à nous faire ? » Socrate ne répondit pas, et eut un mouvement convulsif.

L’homme alors lui découvrit entièrement la tête. Ses regards étaient fixes. Criton les lui ferma ainsi que sa bouche.

Telle fut la fin de notre ami, de l’homme, nous pouvons le dire, le meilleur, le plus sage et le plus juste de tous ceux que nous ayons jamais connus.

Oui, telle fut cette fin, cette mort solennelle et réconfortante tout à la fois qui peut servir et servira de sujet d’édification à tous ceux qui connaissent et connaîtront le nom de Socrate. Tous réfléchiront à ce fait, à ce phénomène moral d’une signification si haute, c’est qu’à mesure que s’éteignait en lui la vie matérielle, la vie morale resplendissait plus lumineuse et que c’est, le regard fixé par delà la tombe, dans l’aube d’une nouvelle vie dont il essayait de révéler les mystères à ses disciples, leur parlant de justice et de vérités éternelles, que mourut, dans la sérénité de son âme, celui que les siècles appelleront à jamais le « Juste d’Athènes ».

La mort de Socrate[2].

Quatre-vingts ans plus tard, Phocion eut la gloire de boire, lui aussi, la ciguë.

Philosophe distingué, capitaine habile, grand homme d’État, d’une austère vertu, d’un ardent patriotisme, Phocion fut accusé de trahison et condamné à mort, sans qu’on lui ait permis de se défendre. Il pouvait s’échapper ; mais, comme Socrate, il voulut obéir à l’inique sentence qui le frappait. L’un de ses amis étant venu lui dire en pleurant :

« Ô mon cher Phocion, quel indigne traitement pour un homme tel que vous !

— Je m’y attendais, répliqua-t-il, c’est le sort qu’ont éprouvé les plus illustres citoyens d’Athènes. »

L’usage de la ciguë se généralisa dans les pays riverains de la Méditerranée. Les habitants des îles grecques, de Marseille et de l’Espagne elle-même, faisaient des préparations où figurait toujours la ciguë, qu’on conservait dans un dépôt public et dont on se servait, soit pour la mise à mort de certains condamnés, soit comme moyen de suicide que l’on accordait, après jugement motivé d’un conseil spécial, à ceux qui, pour une raison ou pour une autre, voulaient se délivrer de la vie.

La plupart des auteurs qui se sont occupés de la ciguë et du rôle qu’elle jouait dans la confection du fameux poison qui, sans faire souffrir les patients, les faisait si rapidement passer de vie à trépas, se sont trompés lorsqu’ils affirmaient que ce breuvage n’était autre chose que le suc de cette plante broyée.

Ce suc devait en être l’ingrédient principal, mais n’en était pas le seul, à coup sûr, ainsi que le prouvent les cas d’empoisonnement par la ciguë qui, tous, sont caractérisés par de violentes convulsions accompagnées de très vives souffrances. Il est plus que vraisemblable que l’on mêlait à la ciguë d’autres substances narcotiques et stupéfiantes, telles que du suc de pavots, ou bien plutôt de l’opium pur à haute dose, sans quoi il eût été impossible à Socrate, en dépit de sa stoïque énergie, de philosopher avec cette merveilleuse sérénité qu’il conserva jusqu’à son dernier soupir.


Le Mancenillier, dont le nom est tiré du mot espagnol mancenilla (petite pomme), par allusion à la forme du fruit de cet arbre, appartient à la suspecte famille des euphorbiacées. Il croît parliculièrement en Arabie et dans l’Amérique équatoriale. L’écorce, les feuilles, le bois et le fruit du mancenillier sont remplis, ainsi que beaucoup d’autres plantes de la même famille, d’un suc blanc, laiteux, acre et brûlant, dont les propriétés sont redoutables, à ce point que les Caraïbes y trempent la pointe de leurs flèches, afin d’en rendre la blessure mortelle, ou tout au moins incurable.

Le mancenillier pourrait donc se glorifier — si gloire il y a d’être un empoisonneur, — de figurer en premier rang parmi les végétaux vénéneux les plus célèbres.

Toutefois, nombre de voyageurs ont beaucoup exagéré — a beau mentir qui vient de loin, dit le proverbe — le danger de certaines émanations de cet arbre, qui, d’après eux, ne sont rien moins que mortelles. On sait quel parti ont tiré les poètes, les romanciers, voire même les auteurs d’un livret d’opéra connu par tous les amateurs de musique, de cette propriété imaginaire. Ce ne sont donc ni l’ombre, ni les exhalaisons, ni l’eau qui découle des feuilles mouillées du mancenillier, qui sont redoutables, mais bien le suc de son fruit semblable à une pomme d’api, et que Cardan appelle, non sans raison, pomme de la mort. Ce fruit fallacieux a une saveur qui, tout d’abord simplement fade, devient bientôt âcre et brûlante, si bien que la jolie pomme, étant donné qu’elle ne tue pas le consommateur à bref délai, produit en lui de très graves inflammations de son estomac et de ses viscères en général.

À propos de l’empoisonnement des flèches, disons quelques mots du terrible curare, dans la composition duquel entrent comme ingrédient principal, suivant quelques auteurs, les sucs de notre mancenillier.

La question, du reste, est loin d’être élucidée. Dans le curare entrent toutes sortes d’éléments qui nous sont inconnus. Parmi ces éléments figurent vraisemblablement du venin de serpents choisis parmi les plus venimeux, des sucs de plantes diverses : le strychnos, qui fournit la noix vomique ; l’upas tienté dont se servent les Javanais, et autres lianes non moins célèbres par leurs redoutables propriétés.

Tous ces poisons, quelle qu’en soit l’origine, contiennent un principe à peu près identique dont le caractère le plus saillant est de n’être absorbé que lorsqu’il se trouve en contact avec le sang.

Voici une note intéressante extraite de l’un des ouvrages du savant voyageur de Humboldt, concernant la préparation du curare :

« Lorsque nous arrivâmes à l’Esméralda, la plupart des Indiens revenaient d’une expédition qu’ils avaient faite dans la région de l’Est, pour en rapporter la liane qui fournit le curare. L’Indien qui devait nous renseigner est connu dans la mission sous le nom de maître du poison.

« — Je sais, me dit-il, que les blancs ont le secret de fabriquer une certaine poudre noire qui a le défaut de faire du bruit, et fait fuir les animaux si on les manque. Le curare que nous préparons de père en fils est supérieur à ce que vous faites. C’est le suc d’une herbe qui tue tout bas, sans que l’on sache d’où le coup est parti. »

« C’est avec le suc d’une liane appelée béjuco que l’on compose ce fameux poison que l’Indien se glorifiait de savoir fabriquer. Cette plante croit en abondance sur la rive de l’Orénoque, au delà du Rio Annaguaca. C’est dans l’écorce que se trouve le redoutable suc. Les raclures de cette écorce sont broyées sur une pierre, puis l’on en fait une infusion à froid dont le liquide jaunâtre est filtré goutte à goutte dans un entonnoir en feuille de bananier. C’est ce liquide qui est la liqueur vénéneuse ; mais celle-ci n’acquiert toute sa force que lorsqu’elle est concentrée par évaporation faite sur le feu. »

Toutefois ce suc, quelque concentré qu’il soit, n’étant pas assez épais pour s’attacher à la pointe des flèches, on y mêle le jus d’une autre plante, suc visqueux et gluant, au contact duquel l’infusion bouillante noircit et se coagule en un sirop qui durcit en se refroidissant et c’est ce sirop coagulé qu’on vend dans le commerce sous le nom de curare.

Cette substance a été successivement étudiée, analysée par des chimistes et physiologistes français, parmi lesquels figurent les noms de Pelouze, de Boussingault, de Claude Bernard surtout, dont l’étude, autrefois publiée par la Revue des Deux Mondes, est restée l’un des documents les plus complets qu’aient fournis les travaux dont ce mystérieux poison a été l’objet pendant nombre d’années. L’on ne saurait imaginer, dit Claude Bernard, que nous citons de mémoire, une mort plus horrible que celle qu’occasionne cette redoutable substance, dont la propriété caractéristique est d’immobiliser le système nerveux, si bien que le patient, qui ne saurait se faire illusion sur le sort qui l’attend, assiste, dans toute la plénitude de ses facultés, à l’approche inéluctable de cette mort qui lentement envahit tous ses organes qu’enchaîne la paralysie. Ses membres inertes se refroidissent graduellement, la vie se réfugie dans sa tête dont les yeux seuls fonctionnent, dont l’intelligence persiste et ne s’éteint qu’avec le dernier soupir, dans l’angoisse inexprimable d’une impuissance qu’aucun moyen, que nul remède ne sauraient galvaniser.

Le Pavot (Papaver). — Du mot celtique papa, bouillie, par allusion à l’ancien et détestable usage de mettre des capsules de pavot dans la bouillie des enfants.

Le pavot, qui appartient à la famille des papavéracées, est une jolie plante d’un vert gai, parfois quelque peu grisâtre. Les deux espèces les plus connues sont le pavot coquelicot, dont les quatre pétales d’un rouge éclatant font un effet si pittoresque dans les moissons à demi mûres, et le pavot somnifère, comprenant deux espèces, le pavot noir, cultivé en grand dans le Nord, à cause de ses graines, qui fournissent, par expression, une huile douce, utilisée sous le nom d’huile blanche ou d’huile d’œillette ; et le pavot blanc, dont nous allons nous occuper.

Le pavot somnifère, qui est l’espèce la plus importante, est originaire de l’Asie, de la Perse surtout, d’où il a été importé en Europe depuis des siècles et où il s’est naturalisé dans plusieurs contrées. Homère en parle déjà comme d’une plante cultivée de son temps. Plus tard, il figura dans les jardins de Rome.

Il y en avait tout au moins, de ces beaux pavots décoratifs, dans les parterres de Tarquin le Superbe, témoin la mésaventure dont furent victimes les plus magnifiques d’entre eux. L’histoire en est connue. La ville de Gabies s’était mise en révolte, malgré la présence de l’un des fils du roi. Le jeune prince, quelque peu embarrassé, fit demander conseil à son père. Tarquin ne répondit pas, mais, amenant l’émissaire dans le jardin du palais, il abattit devant lui, de la baguette qu’il tenait à la main, les plus grands pavots des plates-bandes. Le fils, bien digne de son père, comprit rapidement le sens de cette farouche réponse, trop significative dans sa muette éloquence… car il fit décapiter, sans autre explication, les plus notables citoyens de la ville révoltée.

Le pavot est l’une des plantes que l’on trouve le plus souvent représentées sur tous les monuments anciens. Il était consacré à Junon, également à Cérès, qui toujours était couronnée d’épis et de pavots. Ceux qui, en commun, offraient un sacrifice à Cérés et à Bacchus, ne s’approchaient de l’autel que le front couronné de lierre et de pavots.

Dès la plus haute antiquité, l’on connut les propriétés somnifères et calmantes de cette dernière plante, ce qui lui valut l’honneur d’être employée à l’ornement de la couche de Morphèe, le dieu du sommeil et des songes.

Suivant le témoignage de quelques historiens, les feuilles du pavot servaient d’aliment à certains peuples. Les Égyptiens et les Romains en pulvérisaient les graines torréfiées, les mêlaient avec du miel et en confectionnaient diverses espèces de gâteaux, usage qui s’est perpétué en plusieurs régions de l’Italie’et de l’Allemagne.

Les graines du pavot sont extrêmement nombreuses. Linné a calculé qu’un seul pied peut en produire jusqu’à trente-six mille. Ce sont surtout les capsules qui renferment ces graines, dont l’importance a été dès longtemps constatée, en raison du suc qu’elles fournissent et qui n’est autre chose que ce fameux opium dont abusent généralement les populations des contrées méridionales.

L’opium se prépare en Turquie et dans l’Inde. Il existe trois espèces d’opium.

1o L’opium en larmes, qu’on obtient en incisant les capsules vertes du pavot. Substance rare et précieuse que les Orientaux se réservent pour leur usage propre, et dont ils confectionnent des pastilles, sur lesquelles figure cette inscription singulière : Œuvre de Dieu ;

2o L’opium par évaporation, qui provient de la plante pilée, dont le suc est exposé au soleil ;

3o L’opium par décoction, qui s’obtient par la décoction de tout ce qui reste après l’opération précédente.

Dans l’Europe mahométane, ainsi qu’en Chine et dans l’Inde, l’opium est une substance de première nécessité, qui remplace le tabac et les liqueurs spiritueuses. Les hommes le boivent et le fument surtout, soit pour se procurer des sensations qu’ils qualifient d’exquises, soit — ils l’affirment du moins — pour exalter leur courage. Toujours est-il que cette redoutable passion acquiert une telle intensité, que les peines les plus sévères ont été infructueuses pour en réprimer l’abus, abus désastreux cependant, ainsi que nous le verrons tout à l’heure.

Il n’est à coup sûr aucun médicament qui ait jamais eu autant de célébrité que l’opium. Suivant la mythologie grecque, ce serait Cèrès, la bienfaisante déesse, qui en aurait dévoilé aux hommes les vertus merveilleuses et que surent mettre à profit, du reste, Hippocrate et Galien. Parmi les modernes, Paracelse administra ce médicament avec une telle ardeur immodérée, que ses contemporains le surnommèrent doctor opiatus. Le médecin anglais Sydenham, pour sa part, aurait pu revendiquer une appellation semblable. N’est-ce pas lui qui déclara, un jour, que s’il lui était défendu d’employer l’opium comme médicament, il renoncerait immédiatement à l’exercice de l’art médical ?

L’opium est une substance dure, de couleur brune, de saveur âcre et amère. Il est considéré comme un calmant d’une grande efficacité, en ce sens qu’il atténue l’excitation du système nerveux, grâce aux divers alcalis qu’il renferme, tels que la morphine, la codéine, la nicotine, la méconine, combinées avec une proportion variable d’acide sulfurique.

Tous les infortunés affligés de douleurs névralgiques connaissent, par expérience, la préparation opiacée appelée laudanum, dont l’emploi s’est généralisé, mais dont l’abus devient si rapidement néfaste. Il existe deux variétés de ce narcotique : l’une s’appelle le laudanum de Rousseau (où entrent en proportions déterminées de l’opium, du miel, de la levure de bière et de l’alcool) ; l’autre, moins énergique, est connue sous le nom de laudanum de Sydenham (composé d’opium, de safran, de cannelle et de girofle macérés dans du vin de Malaga). L’un et l’autre ne doivent être employés que par gouttes, que quelques gouttes (de 5 à 10 au maximum) dont le nombre est proportionnel à l’intensité de l’excitation nerveuse.

fumeurs d’opium en chine.

L’excès habituel de l’opium a pour conséquence les désordres les plus effrayants, car il ne tarde pas à produire, chez ceux qui s’en rendent coupables, une dégradation continue qui les mène à l’abrutissement et à une mort inévitable. L’usage immodéré qu’en font les Turcs et les Chinois les plonge, tout d’abord, dans un état de stupeur qu’aggravent les quantités croissantes du narcotique qu’ils consomment. Ces abus compromettent à un tel point la santé publique et les destinées de tout un peuple, que le gouvernement de la Chine s’est vu contraint de les combattre par les mesures les plus sévères… mais qui peut-être demeureront inefficaces.

Jetez un coup d’œil sur le portrait lamentable que nous font du fumeur d’opium les physiologistes les mieux renseignés.

Le fumeur d’opium a la figure d’une pâleur maladive. Ses yeux sont caves et son regard n’a d’autre expression que celle que lui donne une sorte d’idiotie hilarante. Sa parole est embarrassée. Son corps et ses membres grêles s’affaiblissent à ce point que sa démarche devient lente, incertaine, à moins que ne la rendent parfois saccadée des mouvements spasmodiques.

Il passe, dans le cours de sa triste existence, par trois périodes bien distinctes : la première, essentiellement passagère, est la période d’initiation que caractérisent des céphalalgies, des vertiges, de vives douleurs épigastriques, des défaillances et des syncopes. L’organisme lutte contre le narcotique, toutefois la lutte est de courte durée.

Dans la seconde période surgissent quelques phénomènes morbides, entremêlés de sensations parfois agréables, mais que terminent de subites défaillances qui peuvent amener une mort inattendue.

Aux excitations des premiers temps, succèdent de longues somnolences accompagnées de songes que fait vite envoler un pénible réveil. L’association des idées devient, dès lors, lente, difficile. L’appétit est nul et les membres se contractent douloureusement.

Dans la troisième période, les phénomènes morbides s’accentuent. Il se fait dans tout l’organisme une désorganisation physique et intellectuelle. Les yeux sont hagards, les pupilles contractées ; puis viennent de furieux délires d’où peuvent résulter les actes les plus violents. Le cerveau se congestionne, les convulsions arrivent, alors se manifeste une hébétude finale qui se change en coma que termine la mort.

Ce n’est pas seulement en Turquie et en Chine que sévit l’opium meurtrier. L’on sait quels ravages exerce, depuis quelques années, chez les peuples européens, la terrible morphinomanie, consistant en de quotidiennes injections de morphine et qui, dans une mesure moindre, il est vrai, mais non moins irrévocablement, amène chez ses adeptes quelques-uns des symptômes les plus terribles dont les fumeurs d’opium sont les victimes désignées.

Et maintenant, ajouterons-nous, comment se fait-il qu’on s’abandonne à ces lamentables habitudes ? En échange de cet avilissement de la personnalité tout entière, de ces incurables souffrances, de ces tortures effroyables que se préparent sciemment et involontairement le fumeur d’opium et le morphinomane, que leur reste-t-il donc en compensation de tout cela ?… Quelques heures de visions fantomatiques, quelques rêves qui, fussent-ils délicieux, n’en sont pas moins suivis d’un sommeil léthargique auquel succède, à brève échéance, le plus épouvantable des réveils ! Qu’est-ce qui peut pousser ces fous, lâches et stupides, à un semblable suicide, sinon je ne sais quel coupable mépris d’une vie dont ils n’ont compris ni le sens, ni la nature, ni la majesté ?

N’y a-t-il donc pas, dans cette vie qu’ils dédaignent, assez de joies pures et nobles que nous donnent le travail, l’accomplissement du devoir quotidien et ces sentiments d’humaine fraternité qui nous inspirent la pitié, le dévouement… pour qu’ils aillent, les insensés, se plonger à l’avance dans les affres d’une mort, d’un suicide que précèdent des années d’une lente agonie pire que la mort elle-même ?

Le Vanillier (Vanilla aromatica). Dans la famille originale des Orchidées, où figurent tant de plantes dont la grâce et les formes extraordinaires déconcertent parfois le pinceau des peintres de fleurs les plus habiles, il en est une qu’ont rendue célèbre non point tant les beautés de sa corolle, tout uniment blanche à l’intérieur et lavée de jaune verdâtre à l’extérieur, que l’exquis parfum qu’exhale la longue capsule où sont contenues ses graines, c’est le vanillier produisant la vanille, dont tout le monde connaît l’arôme incomparable.

Le vanillier aromatique est une plante ligneuse, sorte de liane grimpante qui s’entortille autour des arbres dans l’écorce desquels elle enfonce indélicatement ses vrilles suçoirs. L’on peut donc affirmer sans ambages que c’est une plante parasite — assez vilaine profession, à la vérité, mais qu’on lui pardonne en faveur de ses qualités exceptionnelles. Elle croît spontanément au Brésil, à la Guyane et au Mexique, dans les marécages riverains de l’Océan qu’inondent les grandes marées. On la cultive à Cayenne, à St-Domingue et à l’Île-de-France.

C’est de son fruit, de sa gousse, nous l’avons déjà dit, que s’exhale son parfum. Cette gousse, longue de dix à douze centimètres, est ridée à sa surface et d’un brun foncé, parfois rougeâtre.

Cette gaine renferme en nombre incalculable de petites granulations noires enchâssées dans une pulpe d’où exsude, à l’époque de la maturité, un liquide nommé baume de vanille. Ces fruits contiennent une telle abondance d’acide benzoïque qu’il cristallise à leur surface en blanches et fines aiguilles.

vanille

Les capsules du vanillier sont inodores quand elles sont fraîches ; leur parfum ne se développe que pendant la préparation qu’on leur fait subir pour les livrer au commerce. Cette préparation consiste à les faire sécher presque entièrement, après quoi on les frotte d’huile de coco, d’acajou ou de ricin, selon les pays, afin de leur donner de la souplesse et d’empêcher surtout l’évaporation de l’arôme. Préparées de la sorte, les gousses sont enfermées dans des boîtes de fer-blanc ou de plomb, en même temps qu’elles y sont largement saupoudrées de sucre pulvérisé. Et c’est dans cet état qu’elles nous arrivent en Europe, nous apportant de là-bas, des régions orientales, toutes les suaves senteurs qu’ont incorporées dans leur tissu les rayons d’un soleil tropical.

La vanille aromatique est utilisée de façons très diverses. On sait quel usage en font journellement les pâtissiers, les glaciers, les chocolatiers, les confiseurs, les parfumeurs, tous ceux enfin qui multiplient, pour la satisfaction du goût et de l’odorat, crèmes et bonbons, glaces, senteurs et cosmétiques dont se délectent et se parfument les jeunes et les vieux, y compris les intermédiaires, sans désignation ni d’ages ni de sexes.

En médecine, la vanille s’emploie comme tonique et stimulant. Elle facilite la digestion et donne de l’énergie aux fonctions cérébrales. Que pourrions-nous lui demander encore ? Bénissons donc la bienfaitrice parfumée… sans toutefois nous autoriser de ses vertus médicinales pour essayer de justifier notre gourmandise

Seriez-vous curieux de savoir combien il y a d’espèces de vanille ? Eh bien, il en est de trois sortes : la vanille pompona, à grosses gousses et à odeur un peu piquante et très prononcée. La vanille légitime, la plus estimée des trois. Son odeur est exquise ; ses gousses sont petites, mais l’huile balsamique où nagent ses granulations est d’une senteur si pénétrante qu’elle enivre ceux qui la respirent trop longtemps. Enfin la vanille bâtarde, très inférieure aux deux autres.

Ed. Grimard.


  1. Voir les nos 137 et suivants.
  2. Illustration de P. Philippoteaux, extraite de la Morale en action par l’Histoire (Collection Hetzel).