Monographie ornithologique

Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII, 1903
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LES PICS

Sous les fiers arceaux de nos grandes forêts, dont la sévère beauté dut jadis inspirer les premiers architectes de nos cathédrales gothiques, au cœur même des bois, on est étonné de l’impressionnant silence qui règne sous ces voûtes de verdure. Aucune voix jaseuse, aucun cri d’oiseau ne révèlent la vie en ces lieux solitaires : on dirait que tous les êtres animés se sont donné rendez-vous en lisière, pour se rapprocher de l’homme, douteux ami, et jouir de la vivifiante lumière qui ne pénètre guère à travers les sous-bois des massifs forestiers.

Pourtant là-haut, par l’échappée de soie bleue qui transparaît entre les cimes, on surprend l’orbe lent de quelque rapace, buse ou épervier, tandis que sous les fûts, le cri strident des pics résonne bruyamment et se répercute en éclat de rire dans la sonorité des échos. La tribu des pics est nombreuse et les mœurs ne varient guère d’une espèce à l’autre. Ce sont de tristes oiseaux, aux formes trapues, anguleuses. De même que l’alouette se dissimule sous une livrée terreuse en parfaite harmonie avec le milieu où elle végète ; de même que la bécasse, la perdrix, le râle savent se confondre par une affinité de tons avec les objets qui, habituellement, les environnent, de même il fallait au pic un habit vert comme la feuille, grisâtre comme l’écorce, pour échapper plus facilement aux attaques de ses ennemis. L’espèce type, le pic vert ou pivert, le plus commun, est entièrement d’un beau vert, sauf le front et la nuque, qui se teintent de cramoisi, et le croupion, maculé de jaune citron. Ajoutez à cela des moustaches noires qui encadrent un œil vif et inquiet, des ailes amples, concaves qui bruissent aigrement quand l’oiseau vole, et vous aurez une idée assez complète de la physionomie de cet oiseau des bois.

Sur la grande scène de la Nature, au pic est dévolu le rôle de charpentier. Destiné à chercher sa nourriture aux flancs des arbres ou parmi les cavités, obligé, par suite, de prendre les positions les plus variées, les plus hétéroclites, la Providence l’a armé robustement pour la lutte. Les pieds courts et musclés sont disposés de telle sorte que la moindre aspérité, la moindre gerce peuvent leur servir à s’agriffer. Deux doigts à l’avant, deux à l’arrière (caractère propre à la famille des grimpeurs à laquelle appartiennent les pics), tous quatre casqués d’ongles acérés, voilà de quoi se cramponner solidement. De plus, la queue, composée de pennes raides, lui sert aussi de point d’appui.

Le métier de charpentier exige des outils sérieux. La Nature y a pourvu encore et a doté le pic d’un bec admirable, véritable lame durement emmanchée dans un crâne à toute épreuve. Carré à la base, aplati dans le sens latéral, cet instrument lui permet d’entamer les bois les plus durs. Ce n’est plus un bec, c’est une cognée, un marteau, une besaiguë. Tard et matin, le pic en use et en abuse, infatigable dans ses allées et venues pour chercher sa pâture qu’il gagne, il s’en peut vanter, à la sueur de son front. C’est de son bec qu’il creuse un nid au cœur de quelque végétal dont son instinct lui a révélé la carie intérieure, et par cela même plus facilement attaquable. C’est avec lui qu’aux premiers jours de mars il rappelle sa compagne, en dépit des averses, et l’avertit de sa présence par des coups répétés sur une branche sonore. Il a, sans doute, conscience du manque d’harmonie de son organe et il n’en est pas prodigue : à peine parfois jette-t-il un cri guttural lorsqu’il prend son vol. C’est un dur métier que celui qui consiste à marteler l’écorce sans relâche pour en faire jaillir les insectes dont le pic agrémente ses menus ; et ce labeur ne permet guère de trouver le temps de cultiver la musique ou d’amasser de la graisse. En hiver surtout, quand les grosses gelées ont figé pour un temps la vie des tout petits, le pic doit faire carême plus souvent qu’à son tour. On le rencontre alors en tête-à-tête avec une fourmilière, creusant au plus profond du monticule pour en découvrir les propriétaires ; sa langue, démesurément allongée et toute visqueuse d’une gluante salive, s’introduit dans les galeries, fouille en tous sens et revient chargée de victimes qu’il absorbe prestement. Ensuite, pour varier, il va glaner sous les écorces les rares cloportes, les araignées, de chétives larves qui se sont oubliées avant la venue des frimas. Son estomac, tourmenté, s’accommode de tout, et, pour le satisfaire, le pauvre oiseau ne connaît pas de repos.

Aux premières bouffées printanières, cette sombre existence s’éclaire un peu. Le ménage va se terrer dans la grande solitude au creux de quelque vieux hêtre dont le fût gigantesque et lisse défie toute escalade. Un trou dans le bois, une gerce causée par une branche sèche que l’humidité a cariée, et voilà l’emplacement trouvé pour le nid. À grands coups de bec, le ménage en élargit la cavité et, sur les débris amoncelés, couchette vraiment peu confortable, la femelle dépose de trois à cinq œufs d’un blanc pur. Dans cette cave, du moins, ils seront à l’abri d’une surprise. Seuls l’écureuil et la belette, personnages au corps fluet, sont assez souples pour s’introduire dans l’obscur couloir, et si j’en crois les nombreux nids saccagés que j’ai souvent découverts, c’est là un genre de maraude qui leur est familier.

Quand les petits sont éclos, grotesques avec leur cou grêle et leur bec énorme, ils deviennent encore victimes des dénicheurs. Un jour que j’excursionnais dans un bois, je surpris un moutard qui, d’une main, cramponné à une branche, de l’autre fouillait dans sa poche, la retirait pleine et en versait le contenu par la fenêtre du « pima » (c’est le nom qu’à la campagne on donne aux différents pics). Ma présence inopinée faillit le faire choir au bas de l’arbre ; mais, comme je ne portais ni plaque menaçante au bras, ni képi galonné, il continua son manège qu’en deux mots il me dévoila : sa main, quoique petite, n’avait pu s’introduire dans le trou ; alors sa malice de gamin ingénieux lui avait suggéré ceci : il avait rempli ses poches de sciure, puis, se hissant à portée du nid, l’avait déversée à pleines mains sur la tête de ses habitants. Ceux-ci, sous peine d’être enterrés vivants, s’agitaient en désespérés, et, tant bien que mal, se maintenaient à la surface. De sorte qu’en peu de temps, l’excavation se trouvait comblée, et les jeunes, forcément, mirent le bec à proximité du futé gamin qui les cueillit à loisir.

Nous comptons, en France, quatre ou cinq variétés de pics. Les plus connus sont : le pic vert, le pic mar, qui vit en Lorraine, l’épeiche au plumage agréablement varié de blanc, de noir et de rouge, et l’épeichette, qui fréquente l’ouest et le centre de la France. Ce sont tous de bons serviteurs, dont le merveilleux appétit se satisfait aux dépens des insectes nuisibles à nos forêts, et cette raison majeure les a fait classer dans la catégorie des oiseaux utiles. On avait cru longtemps que les pics meurtrissaient les arbres en y creusant leur trou, mais des observations rigoureuses ont permis d’assurer que ces oiseaux ne s’attaquaient qu’aux parties malades, les seules qui puissent servir d’abri aux destructeurs innombrables qui rongent le bois. C’est donc faire œuvre pie que de protéger ces auxiliaires, et une loi en interdit la destruction en tout temps.

André Philipon.

LES NIDS CURIEUX DES PETITS OISEAUX

Quand le soleil de juin crible de ses flèches les taillis et les champs, un hymne de bonheur et de reconnaissance plane sur la terre en fleur, s’épand en notes graciles et fraîches, harmonie divine dont les exécutants invisibles sont les petits oiseaux. En cet heureux temps, chaque buisson, chaque trochée recèle un nid, les touffes d’épine noire, les jaunes cytises deviennent le rendez-vous préféré des chanteurs ailés, et c’est dans un concert perpétuel que se bâtissent et s’élèvent ces édifices fragiles éclos chaque année au souffle ardent du renouveau.

Qu’ils sont coquets et légers, ces nids qu’un inéluctable instinct suggère à l’oiseau ! Quelle merveilleuse entente des sciences dont l’homme, présomptueux, croit être seul à détenir les secrets ! Tour à tour charpentier et maçon, menuisier, tisserand, décorateur de goût, il semble que cette petite âme emplumée se hausse, sous l’empire de l’amour maternel, au degré d’intelligence dévolu aux êtres les plus haut placés dans l’échelle naturelle.

En juin, une promenade à la campagne n’est pas seulement un plaisir, une leçon de choses instructive, c’est encore matière à rêveries et à problèmes déconcertants par leur variété et leur profusion.

Un coup d’œil, hâtivement jeté sur les demeures des oiseaux, va nous renseigner sur leur originalité.

À tout seigneur, tout honneur : j’entends là-bas, sur ce grand frêne, le chant flûté du loriot. Sa voix grasseyante et moqueuse semble encore obstruée par les noyaux des cerises dont, l’an dernier, il s’est gavé. Certainement le nid n’est pas loin. Tenez, voyez là-haut, à l’intersection d’une maîtresse branche, un amas de menues herbes sèches qui, de loin, affecte la forme d’un minuscule bénitier. Si l’arbre était d’un abord plus facile et qu’on y pût grimper, voici ce que nous y verrions : une coupe circulaire, merveilleusement tressée, exempte pourtant du confort superflu et habituel à beaucoup d’espèces, tel que lits de plumes et de crin, canapés rembourrés de duvet ou de coton. Non, rien autre que de souples libres ; mais quelle entente de la construction et quelle solidité de l’ensemble ! Les bordures du nid s’enroulent autour des branches de telle sorte que, pour l’en arracher, il faudrait briser l’édifice tout entier. Quant aux fondations, elles sont souvent quelconques. L’élégant compère loriot, vêtu d’or et de soie noire, est un éclectique : ramasseur de n’importe quoi, n’importe où, j’ai bien souvent rencontré dans les fondations de sa demeure de larges morceaux de papier ou de chiffons glanés au hasard de ses courses… Peu lui chaut, pourvu que ses œufs blancs piquetés de noir reposent sous les ailes de sa compagne, au bercement du zéphyr !

Devant nous vient de s’envoler un oiseau de même taille que le loriot, mais de costume plus effacé. À son cri d’alarme, j’ai reconnu la grive, la gentille grive chanteuse au plastron semé de larmes brunes. Dans ce lierre gît son nid. Cette fois, ce n’est plus un tisserand que je vous présente, c’est un habile architecte, et sou travail force notre admiration. C’est une bâtisse de bouc durcie, lissée intérieurement, entrelacée de brindilles au dehors. De fragiles œufs bleuâtres reposent sur la terre nue et dure comme l’aire d’une grange. La grive ne dorlote pas ses petits dans du coton ; elle préfère les élever à la bonne école et ceux-ci ne s’attardent pas à une mollesse coupable…

On imagine, non sans surprise, en voyant le volume de boue que l’oiseau a aggloméré pour sa construction, quelle persévérance a demandée un pareil résultat. Je m’en suis un jour rendu compte. Ayant découvert un nid à demi terminé sur une tête de vieux saule, je le détruisis. Le lendemain, voyant, vers les mêmes parages, le propriétaire dépossédé multiplier les allées et venues, je le guettai patiemment. Courageux comme un oiseau, il s’était remis à bâtir. Trouver remplacement me fut facile. Je suivis les progrès de la nouvelle maison, et, trois jours après, c’était chose terminée.

Les buissons d’aubépine, les échevellements de clématite sauvage sont le lieu de prédilection de la plupart de nos oiseaux chanteurs. Sous les épaisses frondaisons où l’œil a peine à pénétrer, dans l’ombre discrète des rameaux, les chères couchettes sont à l’abri des rapaces et des petits carnassiers. Là encore, nous rencontrerons de merveilleux chefs-d’œuvre d’amour maternel. Voici d’abord le nid du troglodyte, fabuleux amas de feuilles de chêne reliées par des brindilles de bouleau, dont l’imposante masse représente quarante ou cinquante fois le volume de son constructeur. Véritable boudoir de petite maîtresse, l’intérieur se capitonne de plumes et de laine que le troglodyte va glaner le long des chemins. Une fenêtre est ménagée sur le côté, par laquelle les jeunes, dans la quiétude du jour, montrent leurs délicates frimousses qu’éclairent une paire de grands yeux étonnés.

Plus loin, sur ces pommiers en fleur, voici deux charmantes corbeilles qui, quoique d’aspect un peu différent, sont l’une et l’autre de même style. Chardonnerets et pinsons font bon ménage et souvent le même arbre les abrite. C’est une merveille de confort et de grâce que la maison du pinson, tissée d’un fin coton arraché aux graines du peuplier, qu’une épaisse couche de plumes et de crin garnit à l’intérieur. L’extérieur, tout givré de mousse et de lichen, se confond avec le ton de l’arbre auquel il s’accote. Rien n’égale la mollesse et la tiède chaleur qui règnent à l’abri de ce chaud manchon.

Quand les jeunes s’endorment, leur bec ourlé de jaune faisant saillie parmi les plumes qui commencent à poindre, il semble qu’ils aient conscience du bien-être dont les parents les entourent !

Mais nous voici au bord de l’eau. Là aussi, le concert bat son plein parmi les joncs fleuris et les saules éplorés bordant le ruisseau tour à tour calme ou tumultueux. Le même alléluia d’amour monte parmi les âcres parfums des « reines des prés » et des glaïeuls mouvants. Sur de flexibles sommités de roseaux, balancé au moindre souille, se cramponne le nid de la fauvette effarvatte. Quel fragile édifice ! Et quelle audace il faut à l’oiseau pour bâtir au-dessus de l’abîme ! Une rafale, un brusque mouvement des oisillons, et voilà l’équilibre détruit, la couvée précipitée dans l’eau, un désastre complet en perspective !…

Eh bien, non, l’architecte a le coup d’œil si sur, la couche est si profonde et si stable, que ni la colère de l’aquilon, ni les évolutions des jeunes ne viendront compromettre leur sécurité. Leur seul ennemi, celui qui ne désarme jamais, c’est l’enfant cruel et désœuvré qui brise distraitement ces précieuses existences lorsque l’instinct de l’effarvatte n’a pas mis entre sa convoitise et le nid une suffisante barrière.

En continuant notre promenade, nous aurions cent occasions de nous extasier devant les œuvres de nos oiseaux chanteurs. Dans nos jardins, à l’abri de nos toits aussi bien qu’au plus profond du bois, il y aurait sujet à études et à émerveillement. Que dire des nids de l’hirondelle familière que chaque printemps ramène aux lieux qui l’ont abritée la saison passée ? Et celui de ce maître chanteur qui s’appelle le rossignol, n’est-il pas admirable d’élégance simple, tout feutré de feuilles mortes et de fibres de chiendent ? Et celui du beau merle noir, et ceux des diverses fauvettes, constructions aériennes et ajourées qu’un souffle semble devoir anéantir, et qui trouvent cependant la résistance nécessaire à l’élève d’une nombreuse couvée ! Il les faudrait tous citer, mais bornons-nous à signaler aux amants de la nature les nids qui viennent d’être passés en revue ici, souhaitant que, devant tant d’ingéniosité, tant de rudes labeurs, l’enfant fasse grâce à ces mignons et laisse croître en paix nos meilleurs auxiliaires contre l’invasion redoutable des insectes nuisibles.

André Philipon.