Monographie de la pomme de terre/Deuxième partie



DEUXIÈME PARTIE.




HISTOIRE GÉNÉRALE

de la

Maladie des Pommes de terre

en 1845.



PRÉLIMINAIRES

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51. Lorsque la Providence veut frapper un de ces grands coups qui étonnent le monde, elle nous envoie des catastrophes qui détruisent en partie les biens de la terre, qui sévissent contre l’espèce humaine, ou causent de grands ravages parmi les animaux. Les récoltes de tout genre se présentaient en 1845 sous les auspices les plus favorables ; et pendant que dans plusieurs contrées de l’Europe, le cultivateur se réjouissait de la perspective de voir couronnés d’une abondante récolte ses pénibles labeurs, des pluies torrentielles, des ouragans, des trombes, des incendies, la sécheresse, la grêle et tous les éléments déchaînés sont venus anéantir ses brillantes espérances. De tous côtés les désastres se sont fait sentir, tantôt sur un produit, tantôt sur un autre, car les pommes de terre n’ont pas été seules à souffrir des vicissitudes atmosphériques, source unique de tant de maux. Citons quelques exemples de cette triste réalité.

« Dans les districts de Charleston, de Richland, de Lexington, d’Orangeburg, de Barnwel et autres, disaient les journaux de New-Yorck du 6 août, la sécheresse est telle que l’on n’obtiendra que la moitié de la récolte ordinaire. Dans plusieurs districts, les blés sont littéralement brûlés à la surface du sol ; dans les forêts, les arbres sont dépouillés de feuilles et desséchés comme dans l’hiver. Les journaux de la Nouvelle-Orléans disent que, le 26 juillet, le thermomètre marquait 97 degrés Fahrenheit[1] (43 centigrades) ; plusieurs personnes sont mortes de chaleur. La Commission de santé s’est assemblée et a recommandé de ne point travailler hors des habitations à partir de onze heures du matin jusqu’à une heure, et d’éviter de boire des spiritueux jusqu’à ce que la température soit revenue à 88 degrés (41 centig.). »

« Dans toute la Suède (Lettre de Stockholm du 13 octobre), les récoltes ont été cette année si mauvaises, tant sous le rapport de la qualité que sous celui de la quantité, que l’on craint une disette. Le gouvernement prend les mesures les plus actives pour la prévenir, et déjà il vient d’être publié une ordonnance royale qui accorde à toutes les personnes qui sont munies de l’autorisation de fabriquer de l’eau-de-vie de blé, une forte prime si elles veulent renoncer pendant trois mois à l’exercice de cette industrie. »

A Bourbon, un fléau de même nature que celui qui a frappé les pommes de terre dans plusieurs parties de l’Europe, paraît s’être déclaré dans les plantations de cannes à sucre. Des document officiels nous apprennent que la colonie de Bourbon, si productive et si florissante depuis quelques années, se trouve attaquée en partie et généralement menacée par un fléau terrible. La maladie attaque les cannes à sucre, et l’on ne connaît aucun moyen de les en garantir, ni d’arrêter ses progrès[2]. Dans l’île de Cuba, suivant un journal américain, la récolte des sucres a généralement subi une diminution sensible : 200,000 tonneaux ont été obtenus l’an dernier ; on n’a réalisé cette année que 80,000 tonneaux.

M. Paquet, agronome de Paris, a adressé à l’Institut de France[3] des observations sur une maladie des fruits qui a, suivant lui, tous les caractères de celle qui a attaqué cette année les pommes de terre.

On écrivait d’Argenton, département de l’Orne, au Journal de l’Indre : « Après la pomme de terre, voici que la vigne a aussi sa maladie gangréneuse. Cette affection porte sur le bois, qui, une fois atteint, ne pousse plus ; le peu de feuilles qu’il fournit sont jaunâtres, et, petit à petit, le tout meurt sans donner aucun fruit. Sur nos 600 hectares de terre plantés de vignes, un quart au moins est attaqué par le fléau destructeur.

Une lettre de Rome, du 26 décembre, contient les détails suivants : « Les marrons, qui, dans nos contrées, sont un des principaux aliments des classes pauvres, comme le sont les pommes de terre dans le nord de l’Europe, se trouvent cette année affectées d’une maladie à peu près semblable à celle des pommes de terre. Sur dix marrons, on en trouve à peine un qui soit mangeable ; de sorte que toute l’abondante récolte de ce fruit est presque entièrement perdue.

Nos raisins de colle année renfermaient aussi un germe de corruption. Tandis qu'ordinairement ces fruits se conservent bien et peuvent être mangés secs jusqu'à la fin du mois de février, ceux de la dernière récolte ont commencé à se pourrir depuis le commencement de décembre. »

En Savoie, le raisin, qui n'a presque mûri nulle part, s'est aussi altéré en quelques endroits ; la récolte des blés est réduite, en moyenne, aux deux tiers des récoltes ordinaires. Dans quelques localités, les petites limaces ont dévoré, en une nuit, les plus beaux champs de seigle ; le sarrasin a éprouvé une maladie qui a nui considérablement à sa quantité, et les châtaignes ont coulé sur l'arbre, comme dans quelques localités du Piémont. Plusieurs légumes, les haricots, les navets, etc., ont beaucoup souffert, et les fruits ont été généralement de qualité médiocre.

52. Mais tous ces malheurs, quoique déjà bien grands sans doute, n'ont exercé que des désastres locaux, tandis que la maladie qui a sévi sur les pommes de terre a étendu au loin ses ravages, et anéanti la majeure partie de la nourriture du pauvre dans un grand nombre de royaumes. Avant de nous occuper de l'étude de cette maladie, il est à propos de produire ici quelques documents statistiques officiels, qui donneront une juste idée de la marche qu'elle a suivie, des progrès qu'elle a faits et de l'étendue qu'elle a envahie.




Chapitre premier


Statistique.


Article 1er.— Début de la Maladie,
et envahissement successif des diverses contrées qui en ont été atteintes.

C'est sur la fin du mois d'août que la maladie des pommes de terre a été observée aux environs de Paris, par M. Ruger, à Andilly, Boulogne, Epinay, Enghien, Ormesson ; à Brunoy, par M. de la Marre, propriétaire, où elle a frappé de grandes surfaces, tout en épargnant ça et là des cultures semblables. A la même époque, M. Elisée Lefebvre a communiqué à la Société Royale et Centrale d'agriculture les premières notions sur ce sujet. Les premiers jours de septembre, la maladie ayant pénétré dans plusieurs départements du nord et de l'ouest, M. le Ministre de l'Agriculture et du Commerce a adressé une série de questions à la même Société et aux principaux Instituts agricoles de France. Dans le centre de ce royaume, et au 20 septembre, la maladie avait fait, depuis peu, de si rapides progrès, que la récolte était presque détruite, tandis que, quinze jours auparavant, il y avait à peine 1/10 d'affecté.

La Gazette de Metz annonçait vers le 15 septembre : « La contagion a gagné plusieurs communes des environs de Sarreguemines ; c'est surtout dans les terres fortes et humides que le dommage est le plus grand. Les tubercules infectés ne peuvent plus être donnés aux bestiaux sans danger. Le fléau s'étend du côté de Sarrelouis, de Leybach, et plusieurs pétitions viennent d'être adressées au gouvernement prussien pour solliciter la suspension de la distillation des pommes de terre[4]. On recommande généralement le plus prompt arrachage.

« A Stenay (Meuse), écrivait-on sous date du 15 septembre, la maladie dont sont attaquées les pommes de terre des Flandres française et belge, a étendu ses ravages dans nos localités. C'est un véritable malheur. Les tubercules, dont les tiges sont étiolées, sont mous, imprégnés d'eau ; ils ne peuvent tarder à se pourrir totalement, et, tels qu'ils sont, il y a danger à en faire sa nourriture. »

Dans les montagnes les plus élevées de l'arrondissement de Grenoble et des Hautes-Alpes, les pommes de terre n'ont pas été atteintes ; c'est à peine si, sur quelques points, il y a eu perte de 1 ou 2 pour 100.

53. En Suède, en Hollande, en Belgique, en Prusse, la récolte des pommes de terre est presque entièrement perdue. On lit dans une lettre de Stockholm, du 19 octobre : «La maladie des pommes de terre qui règne maintenant par tout le Danemarck, vient de se manifester aux environs de la ville de Malmoé, dans la Gothie méridionale. »

« A la Haie et à Schévéningue, les recherches faites par ordre du Gouvernement hollandais, ont fourni la conviction que toutes les pommes de terre ont plus ou moins été attaquées par le fléau ; les pommes de terre tardives ont plus souffert que les printanières, et celles plantées dans des terres argileuses et sur des hauteurs, donnent l'espoir d'une assez bonne récolte. La trop grande humidité causée par les pluies a considérablement nui à ce fruit précieux ; il ne pourra être employé que la moitié des pommes de terre plantées dans les terres sablonneuses ; elles sont en outre généralement plus petites que les autres années.

Dans le Westland et aux environs de Leyde, les résultats sont plus affligeants encore quant aux pommes de terre ; mais le froment et le seigle promettent une bonne récolte.

Des nouvelles du 15 septembre annonçaient que, dans le Duché de Nassau, la maladie avait sévi à un haut degré sur toute son étendue. Les récoltes d'hiver, ajoutait-on, ont, comme de juste, échappé au fléau ; mais celles d'été sont presque entièrement perdues.

54. A peu près à la même époque, l'Irlande et l'Angleterre étaient moissonnées par le même fléau.

« Jusqu'à présent (lettre de Dublin, 15 sept.), dit-on, nous avions l'espoir que le choléra des pommes de terre se serait arrêté du côté de l'Angleterre, sur les côtes du Canal-Saint-Georges. Malheureusement pour nous, le pays de Galles a été infecté, et la peste franchit l'Océan. La voici en Irlande. En une nuit, tous les champs autour de Dublin ont été frappés. »

Voici ce que dit le Times à ce sujet : a La perte de la pomme de terre serait aujourd'hui, pour les pays du nord-ouest de l'Europe, une bien plus grande calamité qu'elle n'aurait été pour la génération précédente. Mais l'Irlande, plus que tous les autres, dépend absolument de cette récolte, non-seulement pour son bien-être, mais pour son existence. L'Angleterre, la Belgique et les autres points du continent qui sont frappés de ce désastre, ont d'autres ressources. La pomme de terre n'est qu'une partie de la nourriture de leur population. Mais en Irlande la population n'a des provisions que pour un an. Le paysan n'y compte qu'année par année. Il met en terre uniquement ce qu'il lui faut, en calculant juste, pour vivre une année. Si cela lui manque, il faut qu'il souffre de la faim pendant un mois ou deux. Il peut être secouru par ses voisins ; mais, si tous sont dans le même cas, d'où leur viendra le secours ? Une famine en Irlande est une des plus terribles calamités qui puissent être imaginées comme de nature à interrompre le cours de la prospérité de l'Angleterre et les bienfaits plus substantiels de trente ans de paix. Les circonstances actuelles menacent d'une aggravation du mal au-delà même des horreurs habituelles ... Il serait prématuré de suggérer un remède immédiat au désastre ; mais, quoi qu'on fasse, au nom du Ciel, que ce soit fait pour le mieux. »

55. La Suisse n'a pas tardée à être elle-même le lieu de désastre de cette terrible maladie, qui s'y est montrée sur presque tous les points de son territoire. Jusqu'au i2 septembre, les communes d'Orsièrcs et de Troistorrens, dans le Bas-Valais, avaient seules été atteintes ; à cette époque, on s'empressait de faire la récolte des tubercules. Un habitant de Troistorrens écrivait à ce sujet les détails suivants, en date du 19 septembre, à la Gazette du Symplon (4 octobre) : «Vous avez parlé dans votre dernier numéro de la maladie des pommes de terre comme régnant dans plusieurs contrées de l'Europe et de la Suisse même ; je crois aussi pouvoir vous assurer que la même contagion vient d'envahir le territoire de cette commune. Ce n'est que depuis huit jours, au plus, qu'on en a aperçu les symptômes, qui se sont manifestés par une détérioration subite dans l'herbe qu'on dirait avoir subi une gelée. Des essais qui ont été faits de suite pour s'assurer si le tubercule n'était point souffrant,, ont amené la découverte de certaines petites taches tirant sur le noir, qu'on n'aperçoit pas de sitôt, mais seulement après les avoir examinées, et cela dans deux et même trois endroits à la fois. Si on l'entame avec le couteau, la chair offre une couleur rousse et quelquefois noire, qui se durcit plus ou moins en cuisant. Ce sont ordinairement les plus beaux qui en sont atteints.

Tous les champs ne sont pas encore envahis ; mais il y en a d'autres qui en ont plus de la moitié plus ou moins gangrenée. Toute espèce de pommes de terre ne paraît pas être soumise aussi promptement à cette maladie. Celles que l'on appelle ici les romaines paraissent n'avoir reçu encore aucune atteinte ; mais les rouges sont attaquées de préférence. On commence à les extraire avec force. Cependant on n'est pas encore sûr de les pouvoir conserver. On n'a pas encore eu le temps de faire des expériences certaines, mais quelques particuliers m'ont assuré qu'elles continuaient à se gangrener, lors même qu'elles étaient hors de terre et tenues dans un endroit sec. »

Quelques jours ensuite, la maladie ayant été remarquée à Lausanne et dans d'autres localités du canton, le Conseil d'Etat adressa une proclamation à ce sujet, et s'occupa de faire préparer, pour la livrer au public, une instruction sur les précautions à prendre. — A St-Gall, elle a fait des ravages terribles dans le Reinthal. Dans l'espace de quatre à huit jours, les 2/3 de la récolte ont été perdus, et, pour peu que cela continue encore quelques jours, écrivait-on à la fin de septembre, il ne restera pas assez de pommes de terre pour les sements de l'année prochaine. Les environs de Berne, quelques localités du Jura, le canton de Claris, principalement les contrées qui avoisinent le canton de Schwytz, Zug, Bâle-Ville, Bàle-Campagne, le district de Porrentruy, Schaffouse, Lucerne, etc., etc., furent successivement atteints. Les vingt-neuf communes du district de Sursée ont été attaquées ; celles qui l'ont été avec le plus d'intensité, sont celles qui entourent la ville même, ce qui résulte d'une délibération des délégués des Conseils communaux de ces vingt-neuf communes, réunis à cet effet dans le chef-lieu le 1er octobre.

On écrivait de Zurich, fin septembre : « La maladie des pommes de terre s'étend et fait des ravages alarmants dans la contrée de Slammheim. On apprend de différentes contrées du canton (Zurich) que les cultivateurs se montrent peu disposés à recueillir la semence des pommes de terre pour la semer, parce qu'il faut au moins trois ans pour qu'elle produise des tubercules propres à être plantés. Des personnes de l'art ont cru remarquer que le tiers de la récolte de cette année sera avarié ; ainsi, le dommage ne sera pas aussi considérable qu'on l'avait cru d'abord. Des détails ultérieurs annonçaient que les localités élevées du canton étaient seules à l'abri du fléau qui ravageait tout dans la plaine. La Société médicale du canton devait s'assembler à ce sujet. »

Le Nouvelliste vaudois du 3o septembre contient ce qui suit : « Ensuite des documents officiels reçus des diverses parties du canton, la maladie des pommes de terre n'a pas fait partout les mêmes ravages ; les parties inférieures abritées et chaudes de la plaine ont peu souffert, et la récolte est abondante à la Côte, à Cossonay, à Moudon et à Aigle. Dans la zone montagneuse du Jura, du Jorat et des Alpes, le mal est très grand : il n'y a pour ainsi dire pas de champ du Jorat supérieur qui ne soit attaqué ; ensuite des directions données par l'Autorité, on y procède à l'arrachage des récoltes. — Si les pommes de terre saines se conservent cet automne dans les caves, le mal ne sera pas 1rès grand : la somme de la recolle saine est au-dessus de celle de 1843 ; jamais on n'avait vu une plus belle apparence en qualité et en grosseur. »

La Commission nommée, dans le canton de Vaud, pour examiner l'état de l'approvisionnement du pays eu subsistances, après avoir pris connaissance des rapports des Préfets, a reconnu : « Que la récolte des céréales, cette année, est abondante, et qu'il existe encore une portion notable de la récolte de l'année dernière ; que celle en pommes de terre est si considérable, que, dans la supposition même où la maladie en anéantirait la moitié ou les deux tiers, il y aurait encore assez de grains et de pommes de terre pour suffire amplement aux besoins du pays. En conséquence de cet état de choses, la Commission a pensé que, pour le moment, il n'y avait pas lieu à prendre des mesures extraordinaires touchant l'entrée et la sortie des céréales et des pommes de terre, préavis qui a été adopté par le Conseil d'Etat. »

Dans le canton des Grisons, la récolte des pommes de terre a été aussi très abondante, et la quantité des tubercules gâtés est insignifiante. Il y a eu également abondance de fourrages, et les vendanges ont aussi été généralement très belles.

De toutes les parties qui composent la Suisse, le Vallais est le canton où le fléau a été aperçu en dernier lieu. Une lettre du 10 octobre (Valais) fournit les renseignements suivants : « La cruelle maladie des pommes de terre vient d'envahir les communes de Sembrancher et de Bourgvernier, où elle fait des ravages. Il paraît que cette maladie offre des caractères de rigueur vraiment alarmants, car on nous donne comme certain qu'à peine extraits du sol, ces tubercules entrent immédiatement dans un état de putréfaction si forte, qu'on ne peut en supporter l'odeur. On craint que cette infection n'engendre quelque maladie qui pourrait dégénérer en épidémie. Si ces nouvelles sont exactes, le Conseil d'Etat, dans sa haute sollicitude, s'empressera sans doute de prendre de sages mesures pour tranquilliser les populations ; et préserver Je pays de quelque fléau destructeur. En résumé, on peut dire que, à quelques exceptions près, la Suisse tout entière a été atteinte par la maladie des pommes de terre.

56. La Savoie a été elle-même cruellement maltraitée par ce fléau. Le Courrier des Alpes du 13 septembre, nous en donne la première nouvelle officielle. « On nous assure, est-il dit, que l'on voit dans quelques champs de nos environs, les tiges des pommes de terre se dessécher sur le sol, sans que l'on sache reconnaître la cause de ce dépérissement ; nous n'avons point encore ouï dire, heureusement, que nulle part on se soit aperçu que les tubercules eussent acquis aucune qualité malfaisante, comme cela est arrivé si fréquemment dopais quelque temps en Belgique et dans quelques provinces de France et d'Allemagne. Le même journal (16 septembre) continue en ces termes : « Le dépérissement que l'on a remarqué dans les champs de pommes de terre de nos environs, et dont nous parlions dernièrement, n'est que trop réel ; il parait même que le mal est déjà fort étendu sur de nombreuses localités de notre contrée.

Quelques personnes croient pouvoir en attribuer la cause aux alternatives si fréquentes et si subites de pluie et de soleil qui se sont succédé cette année, et qui auraient exercé sur les feuilles et les tiges de la plante, une funeste influence par suite de laquelle elles se fanent, noircissent et finissent par donner, comme on l'a déjà remarqué dans d'autres pays, le même aspect aux champs de pommes de terre, que si le feu y avait passé. En beaucoup d'endroits, et surtout dans les lieux bas et humides, les tubercules pourrissent ; il est des champs où ils sont même déjà entièrement perdus ; dans d'autres, le tubercule est encore intact, ou bien il n'y a qu'un commencement d'altération, et, dans ce cas là, nombre de personnes, après avoir toutefois enlevé la partie attaquée, en ont mangé sans en être aucunement incommodées. On paraît avoir remarqué que les tubercules arrachés pourrissent beaucoup plus promptement en tas que lorsqu'ils sont étendus sur le sol. »

Enfin, les détails suivants, extraits du 30 septembre, achèvent de faire connaître la marche du fléau et son étendue en Savoie.

« La maladie des pommes de terre qui afflige nos campagnes, a continué malheureusement à faire des progrès rapides et vraiment désastreux ; le mal devient général autour de nous et dans une foule de localités, celles principalement où la terre est forte et argileuse ; il ne reste à peu près point de tubercules qui ne soient plus ou moins attaqués, et les pauvres cultivateurs se voient dans la cruelle perspective de n'avoir pas même des semences pour l'année prochaine ; c'est que le nombre extrêmement petit des tubercules qui, dans ces localités, ont encore ça et là échappé au fléau, ne tardent pas à en être bientôt atteints, même hors de terre, surtout si l'on ne prend beaucoup de précautions pour les conserver. Le soin que recommandent essentiellement à cet égard toutes les personnes compétentes, et dont il est facile d'ailleurs de comprendre l'à-propos, c'est non-seulement de se garder d'entasser les pommes de terre arrachées, dans des caves ou des celliers humides, mais encore de les étendre en outre dans des lieux secs, sur la plus grande surface possible, après avoir séparé les tubercules sains des autres et les avoir fait sécher au soleil, et ensuite de les bien surveiller afin d'enlever au fur et à mesure tous ceux qui viendraient à s'altérer, de crainte que l'infection ne gagne promptement le reste. »

La maladie ne s'est pas déclarée à la fois sur toutes les parties de la Savoie ; celles qui ont été les dernières à en ressentir l'influence, ont en général beaucoup moins souffert que les autres où le mal s'est montré de bonne heure. Aussi voyons-nous la province de Savoie-Propre, que la maladie a frappée dans la première huitaine de septembre, être la plus maltraitée de toutes, à tel point qu'aucune des 156 communes dont elle se compose, n'a été épargnée. Le tableau suivant fait connaître les pertes causées par le fléau dans cette seule partie du duché de Savoie.

Tableau'
'''
des pertes occasionnées par la maladie des Pommes de terre en 1845, dans la seule
province de Savoie-propre
Mandements Population en 1838 Superficie territoriale Superficie cultivée Journaux cultivés en pommes de terre Quantité totale de pommes de terre récoltées (1) Pertes
essuyées par la maladie
Hectares En 1845 En poids En cent
Chambéry 30,205 17,321 8,614 2,881 329,360 251,772 76
Aix 10,744 12,959 6,987 2,460 276,234 245,216 86
Albens 11,335 36,934 10,889 1,515 141,400 118,080 84
La Rochette 8,847 9,122 4,822 1,134 139,100 113,660 89
Le Chatelard 12,443 24,515 11,756 1,681 156,760 130,170 82
Les Exchelles 9,770 15,740 8,308 1,071 105,590 96,073 91
Montmélian 11,280 10,000 5,696 1,317 141,010 117,362 83
La Motte-Servolet 11,260 11,458

3,951|| 2,272|| 277,600|| 218,355|| 78||

Le Pont-Beauvoisin 9,069 7,860 5,004 885 56,760 50,128 88
Ruffieux 5,590 9,070 3,859 602 56,360 44,970 80
St-Genix 6,846 7,548 5,307 1,200 117,200 91,160 77
St-Pierre-d'Albret 7,753 7,434 3,396 808 72,840 52,780 72
Yenne 10,033 13,442 7,395 1,275 132,700 116,250 80
145,165 193,412 85,984 19,275 2,002,914 1,645,976 86
(1) En quintaux du pays ; 100 kilogrammes font 238 livres et 14 onces de notre poids

Les provinces de Maurienne et de Tarentaise sont les seules qui aient été à peu près épargnées ; les autres en ont toutes été plus ou moins frappées dans la proportion de 1/4 à 2/3. M. l'abbé Fr. Martin nous apprend[5] que la commune d'Allèves (Genevois), a éprouvé, à elle seule, une perte de plus de quatre-vingt mille kilogrammes de pommes de terre, perte qui, d'après les calculs des plus habiles économistes, équivaut à celle de trente mille kilogrammes de blé. En établissant un calcul sur des bases assez exactes, c'est-à-dire sur le nombre de journaux de terre cultivés en pommes de terre dans la Savoie, à raison d'un demi-journal par famille, sur la quantité des tubercules employés pour semence, sur le produit que l'on obtient ordinairement, et sur le prix de cette denrée dans le commerce, on peut évaluer la récolte totale du Duché à 3,894,590 quintaux métriques qui, à 4 fr., représentent un capital de 15 millions 578 mille 360 fr. — La perte totale doit donc se monter à cinq millions au moins !...

Article 2. —Question de nouveauté qui ne rattache à la Maladie de 1865.

57. La maladie qui a fait naguère tant de ravages sur les pommes de terre, est-elle nouvelle ? Je ne crains pas de répondre négativement à cette question ; les faits suivants semblent du moins justifier mon opinion.

Ce qu’il y a de bien sûr, c’est que cette maladie parait exister depuis quelque temps dans diverses contrées de l’Europe. Si elle n’a pas été signalée à l’attention publique d’une manière particulière, officielle, c’est que, jusqu’ici, elle ne s’est montrée que sur une échelle peu étendue, qu’elle a agi chaque année localement, et que pour sévir d’une manière générale, comme elle l’a fait en 1845, il a fallu le concours d’influences météorologiques extraordinaires, comme celles qui ont signalé l’été que nous venons de passer. Si l’on eût alors bien caractérisé, par des observations antérieures, l’altération spéciale répandue aujourd’hui sur une si grande surface, on aurait eu cette fois, en place d’hypothèses plus ou moins probables, insuffisantes en tout cas, des faits positifs pour se guider dans l’étude d’un phénomène si digne d’occuper l’attention universelle.

Si l’on en croit un vieux paysan du Voralberg [6], la maladie des pommes de terre serait connue depuis un siècle dans son pays, où on l’attribue aux pluies froides du mois d’août, et où le seul remède employé consiste à laisser les tubercules dans la terre deux ou trois semaines de plus qu’à l’ordinaire. En Allemagne, cette maladie sévit depuis 1830, et on a remarqué qu’elle a disparu dans quelques contrées où le tubercule avait été renouvelé au moyen de semis ; les plantes qui ont levé de ces semis ont été entièrement préservées, cette année, de la contagion qui désole l’Europe, et la qualité obtenue n’est pas inférieure aux bonnes espèces connues.

M. Trog, pharmacien bemois, qui a fait des essais l’année dernière, avait déjà obtenu, au 15 octobre, des tubercules exempts de toute pourriture, et qui variaient de la grosseur d’une noisette à celle d’un œuf de pigeon. M. Trog assure qu’on a remarqué les premiers symptômes de cette maladie en 1843, sur le marché de Zurich. M. Decerfz, dans une note qu’il a adressée à l’Académie Royale des Sciences de Paris (séance du 15 septembre), dit qu’il a été à même d’observer plusieurs fois, mais partiellement, en France, cette maladie de la pomme de terre, qu’il a toujours assimilée à la

gangrène sèche appelée par lui végétale[7]. Dans une communication analogue (séance du 6 octobre), M. Durand fait remarquer également que cette maladie a été déjà observée en France, et que lui-même a eu l'occasion d'en constater précédemment l'existence sur des tubercules qui avaient végété dans un sol humide, par exemple, dans certaines terres argileuses du pays d'Auge.

Selon toute apparence, le même mal aurait été aussi observé, à diverses époques, dans quelques localités en Savoie, à la suite des mêmes causes, mais en si petite proportion qu'on n'y a jamais pris garde. Pour moi, je crois fermement que, si l'on avait soumis à un examen rigoureux, comme on l'a fait cette année, les quelques tubercules altérés ou corrompus que l'on rencontre chaque année dans les champs de pommes de terre, on aurait trouvé la plus grande analogie entre cette altération partielle, rare à la vérité, de tous les ans, et celle qui a sévi en 1845 sur une si grande surface. Mais, je le répète, il a fallu des circonstances atmosphériques tout exceptionnelles pour que le fléau atteignit une surface aussi considérable, et la vaste étendue qu'il a embrassée dans sa marche est la seule cause du caractère tout particulier qu’on a voulu lui attribuer. Voici du reste une communication officielle propre à trancher nettement la question de nouveauté qui se rattache à la maladie qui a sévi cette année en Europe, en établissant que cette maladie, ou une maladie à peu près semblable, est endémique dans les Cordillères, la patrie originaire de ce tubercule.

M. le colonel Acosta écrivait à M. Boussingault sur la maladie des pommes de terre dans la Nouvelle-Grenade[8]. « La maladie dont les pommes de terre sont atteintes sur le plateau de Bogota, dans les années pluvieuses, et même tous les ans dans les lieux humides et marécageux, est une espèce de champignon ou excrescence qui se développe sur différents points, et qui corrode plus ou moins profondément ces tubercules. Cependant, ce qui reste après avoir été les parties gâtées, est encore employé comme aliment, quoique cette substance soit alors loin d’être aussi bonne, comme nourriture, que le sont les pommes de terres saines.

Vous savez mieux que moi, que les pommes de terre sont indigènes sur les plateaux des Andes, et je ne doute point que la maladie dont je vous ai parlé a toujours été connue ; mais jamais les Indiens n’en sont alarmés, quoiqu’ils se nourrissent principalement de pommes de terre.

Personne, mieux que vous, ne connaît la constitution météorologique de notre pays, et vous savez que des deux saisons de pluies que nous avons, il y en a toujours une qui est plus abondante. Ainsi, lorsque les pluies continuelles et les inondations ont nui à la récolte première de l'année, la seconde vient presque toujours compenser le déficit.

Au moment de vous envoyer cette note, on m'apporte quelques pommes de terre gâtées par la maladie qui s'est répandue dernièrement en Europe, et que j'avais demandées pour pouvoir décider si c'est la même à laquelle elles sont sujettes dans leur terre natale. L'aspect extérieur de celles que je viens d'examiner, diffère de celles de Bogota, car elles ne présentent aucune espèce d'altération ou excrescence extérieure ; mais la nature de l'altération intérieure me parait être identique. »

Article 3.. — Marche géographique de la Maladie' ;
anomalie qu'elle a présentée dans son cours, tant pour la nature
et l'exposition du sol, que pour les diverses variétés
de Pommes de '
terre.

58. En résumé, la maladie des pommes de terre parait exister depuis quelques années dans le nord de l'Europe, où déjà, l'an dernier, le mal était devenu beaucoup plus grave dans certaines parties de ces régions. Cette année, aidée par des circonstances atmosphériques et par une humidité tout exceptionnelles, elle a pris, dès la fin de juillet, une extension des plus funestes. Ses ravages se sont exercés surtout en Belgique, dans certaines parties de l'Allemagne, en Angleterre, en Irlande, en Suède, en Hollande, à Groningue et aux environs d'Oldenbourg, d'où elle s'est avancée vers les plaines du nord, et au sud elle est descendue jusqu'à Lille. Bientôt ils se sont étendus en France, particulièrement dans les départements qui avoisinent le plus ses frontières nord et nord-est ; enfin, ils se sont fait sentir dans la Picardie, la Normandie, la Suisse occidentale, l'Alsace, la Savoie dans les environs de Paris et même plus avant vers le centre de ce royaume ; mais ils ne paraissent pas s'être étendus jusqu'au midi ; du moins, si le mal s'y est fait sentir, il n'a pas été assez grave pour alarmer ni pour provoquer des plaintes. Dans la plupart des départements français atteints, les pertes paraissent avoir été généralement beaucoup moindres, toute proportion gardée, que dans les Etats voisins, tels que la Belgique, la Savoie, etc., où un grand nombre de champs ont été tellement ravagés, qu'on n'a pas même songé à faire la récolte. Dans les contrées chaudes, la maladie ne paraît pas y avoir été aperçue. A Gènes, la première récolte de pommes de terre ne présentait aucune altération sensible ; mais celle tardive a été attaquée comme ailleurs, et s'est trouvée gravement endommagée[9]. A Chiavari[10], la même maladie s'est montrée dans les communes du val d'Aveto, St-Etienne, Borzonasca, Cicagna, Varese. Dans la province d'Ivrée, les communes de Bairo, Samone, Locana, Baio, et celles de Viù, Lanzo dans la province de Turin, ont éprouvé le même dommage. D'autres pays, au contraire, comme Borgofranco, Inguria, Ribordone, etc., ont obtenu une récolte abondante.

A Valdengo et dans d'autres communes de la province de Bielle, les pommes de terre ont un peu souffert, bien qu'en général les variétés cultivées dans ce pays, la rouge et la blanche, n'aient pas éprouvé d'altération notable, excepté quelques tubercules qui, d'après le rapport du Comice, se sont gâtés par suite de l'humidité excessive, tandis que les tiges et les feuilles étaient encore vertes. Celles cultivées dans les environs des villes et provinces de Pallanza, Voguère, Tortone, Casai, Pignerol, Asti, Mortare, Novare, Brà, Novi, Carignan et autres endroits, ne paraissent pas avoir été altérées ; mais il faut remarquer que, dans ce pays, la culture de la pomme de terre est assez restreinte, et que la production de ce tubercule, en Piémont, n'y forme qu'une récolte tout-à-fait secondaire, qui ne s'élève pas, en totalité, au-delà du tiers de toute la production de la Savoie.

59. Si l'on cherche maintenant à connaître les expositions où la maladie s'est déclarée le plus fréquemment, ou .a produit le plus de ravages, on se trouve presque embarrassé pour résoudre cette question sans restriction aucune, car des faits très divers et même contradictoires existent à ce sujet. En effet, les sables et les terres légères, les sols gras et profonds, les terres bourbeuses comme les calcaires, tout a été en même temps frappé comme par un souffle destructeur, depuis les plaines les plus basses jusqu'aux plus hauts sommets où s'élève la culture de la pomme de terre ; partout les mêmes phénomènes ont été observés sous des influences les plus opposées.

Cependant, au milieu de ce chaos, en présence de tant d'anomalies si singulières, qui semblent déjouer la science, en analysant les observations nombreuses que l'on connaît aujourd'hui, on peut admettre que, toutes choses égales d'ailleurs, le danger a été plus grand, le mal a été plus violent, plus profond dans les terres basses, humides, compactes et argileuses, que dans les terres élevées ou inclinées, légères, sablonneuses ou siliceuses. Dans la presqu'île de St-Aubin, selon M. Grelley[11], il n'y a eu de tubercules gâtés que dans les terrains compactes. Un fait observé sur divers points, qui ne souffre pas d'exceptions, à ma connaissance du moins, et que j'ai été à même de remarquer dans plusieurs localités, c'est que toutes les parties des champs qui se trouvaient abritées par des arbres, par des rochers, ou par toute autre cause analogue, ont été épargnées ou à peu près. Cette circonstance paraît confirmer l'opinion qui attribue la maladie aux influences atmosphériques.

60. Toutes les règles qu'on a voulu établir pour l'envahissement du mal, par rapport aux espèces de pommes de terre atteintes, se sont également trouvées contredites par des observations variées. Les tubercules les plus avancés en maturité sont attaqués les premiers, écrivaient quelques naturalistes, quand d'autres assuraient que la gangrène s'est montrée d'abord sur les fruits les plus aqueux et les moins mûrs. Ces deux opinions peuvent être vraies, suivant les localités, puisque la marche de la maladie n'a rien eu de normal. Dans un champ, les américaines ; dans un autre voisin, les pommes de terre blanches ; plus loin, les rouges ; dans un même champ parfois, tantôt une espèce, tantôt une autre, ont montré des traces d'altération plus avancées, sans qu'il soit possible de rien conclure ou des semences, ou des engrais. Dans l'ouest et le centre, les variétés rouges et celles qui sont ou très hâtives, ou très tardives, sont signalées comme ayant beaucoup moins souffert que les variétés dites de seconde saison, que l'on cultive généralement ; c'est précisément le contraire qui a été observé dans le nord-est, où la schaw, la hollande jaune et la truffe d'août notamment, ont présenté, dans la majeure partie des cas, beaucoup plus d'altération que la patraque jaune, la rouge ou faulqucmone, la violette, l'ox noble, etc. Dans certaines localités, la vitelotte a été fortement attaquée, tandis qu'elle est restée intacte dans d'autres. Aux environs de Versailles, le cornichon de Hollande est, de toutes les variétés, celle qui a été le plus affectée ; il y a eu plus de la moitié des tubercules de perdus, et ceux qui paraissaient sains, se flétrissaient d'abord, et s'altéraient ensuite plus ou moins. La pomme de terre commune, grosse, ronde, celle dont on obtient ordinairement la fécule, était très avariée, suivant les localités et les époques où elle avait été plantée ; dans quelques champs, la moitié de la récolte a été perdue, et un cinquième seulement dans d'autres. A Berlin et aux environs, l'influence des variétés de la pomme de terre a été extrêmement sensible. Voici en effet, d'après M. le professeur Munter, qui a étudié la maladie dans le nord de l'Allemagne, le tableau des proportions dans lesquelles ont souffert cinq des variétés les plus répandues à Berlin[12].

Variété sucrée (zucker kartoffel) 100 pr 100.
Variété blanche, aplatie (platte weisse kartoffel) 75 pr 100.
Variété blanche, arrondie (runde weisse kartoffel) 50 pr100.
Variété rouge (rothe kartoffel) 00 pr 100.

Les quatre variétés infectées sont toutes des espèces à épiderme mince. Malgré toutes ces contradictions apparentes, exceptionnelles en l'espèce et relatives aux modes de culture, aux soins apportés pendant la végétation, à la nature du sol et aux influences extérieures, on peut avancer, en thèse générale, que les pommes de terre rouges ont été beaucoup plus maltraitées que les autres variétés, et que les jaunes et les violettes surtout, sont celles qui l'ont été le moins.

Les pommes de terre hâtives, dites printanières, ont généralement été exemptes de la maladie, les exceptions à ce sujet sont peu nombreuses ; malheureusement, on ne les plante qu'en très petite quantité, seulement pour les besoins de l'été, et à l'automne il n'en reste ordinairement que les semences de l'année suivante.

La Classe d'Agriculture du canton de Genève publiait dans une circulaire, que, d'après les informations reçues jusqu'au 4 octobre, la maladie paraît avoir peu attaqué les pommes de terre mûres et celles qui ont été rentrées de bonne heure ; mais elle a surtout attaqué celles qui avaient été plantées tard, et qui étaient encore en végétation lors de l'invasion de la contagion.

61. M. le comte Desieur Deville-sur-Arce, ancien administrateur des parcs, pépinières et jardins de la Couronne de France, a cultivé avec soin la pomme de terre précoce ; les expériences de cet habile agronome méritent de trouver place ici. Ses observations ont été faites sur ses propres cultures, dont il a suivi avec soin la végétation et les divers degrés de developpement pendant toute la saison. Dès le commencement de février, il a fait planter, comme de coutume, l'espèce de pomme de terre hâtive, dite la marjolin, dans l'intention de la récolter à la fin de mai, ou au plus tard le 1er juin. « Les germes de ces tubercules, dit-il, ont été, contre l'habitude, si lents à sortir de terre, que j'ai pu croire que les pluies froides continuelles, et souvent mêlées de neige et de grêle, qu'il a fait, avaient détruit ces germes. Ils ont paru cependant, mais ils se sont développés extraordinairement lentement ; ce n'est que pendant les quelques beaux jours du mois de mai que les feuilles et les tiges ont montré quelque vigueur ; cette vigueur s'est soutenue jusqu'à l'époque de la maturité, qui a été déterminée, ou plutôt forcée, vers la fin de juin, par des journées très chaudes, suivies de nuits glaciales ; depuis lors, les feuilles et les tiges ont jauni en restant entières et en conservant toutes leurs formes. La récolte a été faite dans les premiers jours de juillet, c'est-à-dire cinq semaines plus tard que de coutume ; elle a été belle et assez abondante pour produire un setier par perche ; chaque touffe offrait de douze à quinze tubercules, gros, longs et très sains ; la peau en était lisse, luisante, douce au toucher, nette, sans qu'aucune parcelle de terre restât adhérente au tubercule. La qualité de ces pommes de terre a été trouvée très bonne, très farineuse, cuisant promptement, et ayant le goût agréable qui distingue cette variété de toutes les autres. Voilà une plantation de pommes de terre faite de très bonne heure, qui a pu parcourir tous ses premiers développements pendant une saison aussi contraire à la végétation que celle de 1845, et a cependant donné une récolte aussi saine qu'abondante, tandis que les plantations faites cette même année durant la belle saison, n'ont donné que des productions avortées ou viciées. Mais, pour rendre les causes de ce phénomène plus évidentes, suivons M. Deville dans le cours de la végétation de la même variété de pommes de terre qu'il a fait planter, en seconde saison, le 15 mai, pour être récoltées, comme de coutume, dans les premiers jours d'octobre, et servir à la consommation de l'hiver et aux plantations de l'année suivante.

« La végétation de cette seconde plantation a été très lente dans son début ; puis elle s'est très bien soutenue jusque vers le commencement de juillet ; mais alors les feuilles placées au bas des tiges ont noirci, se sont recroquevillées et desséchées complètement ; des portions longitudinales de l'écorce sur la tige se sont flétries et sont devenues noires, lorsque le côté opposé était encore vert ; mais bientôt la mortalité a gagné toute la tige : ceci nous a fait connaître que la sève a dû éprouver dans ses mouvements une réaction aussi violente que subite ; nous verrons tout à l'heure ce qui peut l'avoir causée ; revenons aux effets. Toutes les parties de la plante au-dessus du sol étant mortes, il s'est trouvé que les tubercules, quoique aussi nombreux que ceux de la première plantation, n'avaient pas acquis la moitié de leur grosseur, et qu'ils étaient encore loin de leur maturité, puisque l'épiderme se détachait très facilement du tubercule ; c'est pourquoi nous avons attendu une quinzaine de jours pour procéder à la récolte ; elle a eu lieu le 1ier septembre ; on a trouvé que la terre, quoique légère et très sablonneuse, était fortement adhérente aux tubercules ; la peau de ceux-ci était peu unie et piquetée de points roussâtres, comme si les vers l'avaient légèrement entamée ; quelques tubercules étaient noirs par le petit bout, l'autre moitié était ou paraissait être saine. En ouvrant ces tubercules, on reconnaissait que la maladie avait commencé de la circonférence au centre de la partie attaquée de la plante ; la quantité de ces tubercules ainsi avariés est estimée à la centième partie de la récolte. Les pommes de terre de cette récolte ont été trouvées très farineuses et d'un goût aussi bon et aussi agréable que celles de la première récolte. »

62. Je termine cette partie statistique de la maladie des pommes de. terre par l'article suivant, qui, pour avoir puisé son sujet dans une seule localité, résume assez bien les généralités qui ont été observées sur divers points, et que je viens de décrire. Ces conclusions sont de M. l'abbé F. Martin, qui a étudié le fléau dans la vallée d'Allèves, dès son apparition dans cette commune de la province du Genevois.

« 1° La maladie a complètement ravagé les champs tournés directement au nord, les pommes de terre ont été entièrement putréfiées. 2° Les champs situés dans la partie orientale de la commune, composés d'un sol calcaire léger, sec, graveleux et sablonneux, ont été beaucoup moins maltraités que les terrains argileux, forts et compactes. 3° Plus l'inclinaison du sol était grande, moins aussi les tubercules étaient altérés, et, sous ce rapport, la différence était sensible dans un même champ. Les localités à surface horizontale ont éprouvé les plus grandes pertes. 4° Là où l'engrais avait été mis en plus grande quantité, les pommes de terre étaient plus gâtées ; et l'on a observé que l'engrais provenant des moutons a été plus nuisible que celui des autres animaux. 5° Les tubercules rouges communs du pays, ont plus souffert que les pommes de terre jaunes, et celles-ci plus que les printanières. 6° Celles qui ont été plantées tôt et arrachées tard, sont celles qui ont le mieux réussi. Quelques individus qui avaient cru devoir en opérer la récolte de bonne heure, ont vu avec regret que, malgré leur belle apparence, la putréfaction les a promptement détruites. 7° Celles qui ont été plantées tard, ont généralement péri. 8° Aucune différence n'a été remarquée entre les tubercules placés près de la surface du sol et ceux qui étaient à une plus grande profondeur[13]. 9° Au-dessous des tiges saines ou peu altérées, il y avait autant de pommes de terre gâtées qu'au-dessous de celles dont les tiges et les parties foliacées se trouvaient entièrement pourries. i0° La coupe précoce des tiges ne produit aucun résultat satisfaisant ni même appréciable. 11° Dans quelques champs, l'altération complète de toutes les tiges s'est opérée en moins de trois jours. i2° La substance alibile ordinaire a été réduite de moitié, par l'effet de la maladie, dans les plantes les moins offensées[14]. »




Chapitre deuxième


Étude de la Maladie


considérée dans sa nature, sa cause, son influence
sur l'alimentation, et les moyens d'y remédier
ou de la prévenir.

Après avoir passé en revue ce qui concerne la maladie des pommes de terre dans ses détails statistiques et sa marche géographique, nous devons nous occuper de l'étude de la maladie elle-même, considérée dans ses rapports scientifiques, économiques et industriels. Cette singulière altération a donné naissance à un grand nombre de travaux et de recherches, dont l'importance est loin d'être la même. Les agronomes, les chimistes, les micographes, les gouvernements eux-mêmes, les sociétés savantes, les chambres d'agriculture, se sont préoccupés de cette grave question. Les recherches qui ont été faites, les opinions qui ont été émises, les nombreux écrits qui ont été livrés à la publicité, amènent à des conséquences si variées, si diverses, souvent même si contradictoires, qu'il serait difficile d'arrêter ses idées au milieu de tant de divergences, si l'on devait tenir compte du résultat des observations de quelques auteurs, dont les conclusions, souvent assez différentes, auxquelles ils ont été conduits, n'ont peut-être pas peu contribué à répandre dans le public des craintes sur les dangers qui pouvaient résulter de l'usage des pommes de terre, et sur la perte future de la culture de cette plante tant en France qu'à l'étranger. Toutefois, je vais essayer de présenter un tableau aussi complet que possible de l'état actuel de la question, en l'envisageant successivement sous ses divers points de vue ; je ferai connaître ce que renferment de plus substantiel, les divers travaux qui ont été publiés sur la maladie des pommes de terre, et j'exposerai les opinions principales qui ont été émises sur les diverses questions que pouvait soulever son apparition dans nos contrées. De mon côté, j'ai examiné la pomme de terre dans un grand nombre de localités, tant en Savoie qu'en France, aux environs de Lyon où je m'étais transporté dans ce but ; je l'ai étudiée, analysée, essayée sur moi-même, ete. ; j'ai interrogé beaucoup d'agriculteurs et de propriétaires, comparé et approfondi les résultats de leurs observations, et, réunissant le concours de mes propres travaux aux recherches et expériences des auteurs qui se sont occupés de ce sujet, j'espère pou- ' voir donner une solution satisfaisante des principales questions qui se rattachent à ce genre d'altération du plus utile des aliments.

Ces questions peuvent se réduire à quatre principales, qui sont : 1° la nature de la maladie ; 2° la cause qui l'a produite ; 3° l'influence des pommes de terre saines et altérées sur la santé de l'homme et des animaux qui en font usage ; 4" les moyens proposés pour la conservation des tubercules et arrêter les progrès de la maladie. Nous allons successivement examiner chacune de ces questions en particulier.

Article 1er. — Nature de la Maladie.

63. C'est de M. Payen, l'un de ses membres, que l'Académie Royale des Sciences de Paris a reçu le premier travail sur la maladie des pommes de terre[15]. L'illustre académicien s'occupa d'étudier ce phénomène, dès qu'il fut signalé, aux environs de Paris, par une communication de M. Elisée Lefebvre à la Société Centrale d'Agriculture ; il étudia aussi les échantillons des pieds atteints que ce dernier avait pris dans ses cultures, de même que d'autres provenant de diverses localités où la maladie avait frappé de grandes surfaces, tout en épargnant cà et là des cultures semblables. Laissons parler M. Payen: « Partout, dit-il, j'ai vu les feuilles et les tiges attaquées avant les tubercules ; il me semble donc que l'altération est transmise des tiges aériennes aux tubercules.

Cela paraît plus évident lorsque l'on voit l'altération spéciale des tubercules se manifester et s'étendre des points rapprochés des tiges, autour du tubercule sous l'épiderme, puis envahir par degrés la couche corticale, avançant de la périphérie vers le centre.

Souvent il arrive que cette partie représentant l'écorce, à poids égal, plus abondante en fécule que le reste, est complètement attaquée, tandis que la portion médullaire demeure saine encore.

Plus rarement, l'altération s'avance vers le centre sans s'être propagée dans la plus grande partie de l'écorce ; cela arrive d'ailleurs plutôt dans les pommes de terre allongées que dans les tubercules arrondis.

Après une étude minutieuse des effets de cette altération, je crois l'avoir déterminée d'une manière précise, et qui s'accorde sur deux des points principaux avec les observations de M. Decaisne.

Si l'on coupe par un plan passant dans l'axe ou dans le centre un tubercule, on discerne à l'œil nu les parties attaquées par la coloration roussâtre qu'elles ont acquise ; l'odeur prononcée de champignon qu'elles dégagent, rappelle cette odeur caractéristique qu'exhalaient, en 1843, les pains de munition si rapidement altérés par une végétation cryptogamique extraordinaire.

Partout où ces apparences se manifestent, le tissu est amolli et se désagrége plus facilement que dans les parties saines, blanchâtres et fermes.

Des tranches très minces, observées sous le microscope, laissent voir aux limites de l'altération progressive un liquide offrant une légère nuance fauve qui s'insinue dans les méats intercellulaires ; ce liquide enveloppe graduellement presque toute la périphérie de chacune des cellules ; dans les parties fortement attaquées, il a tantôt augmenté, tantôt détruit l'adhérence des cellules entre elles, ce qui explique la désagrégation facile des tissus en ces endroits.

Un grand nombre de cellules, envahies par le liquide, conservent leurs grains de fécule intacts.

Lorsque la dislocation des cellules a fait certains progrès dans la masse, le tissu devient pulpeux, semifluide ; il suffit de le toucher avec le bout arrondi d'un tube pour enlever ce qui convient à l'observation microscopique ; parvenue à cet état de dislocation, la substance est blanchâtre ou de couleur brune plus ou moins foncée ; presque toutes les cellules sont déchirées, désagrégées même parfois et ne laissant voir de larges membranes en lambeaux que dans les parties anguleuses où des adhérences s'étaient maintenues entre plusieurs cellules ; souvent même on voit alors des myriades d'animalcules longs d'un centième de millimètre, dix fois moins larges, animés de mouvements très vifs, attaquant ou agitant les menus débris de l'organisme. Mais, chose remarquable, qui prouve l'altération périphérique et spéciale des cellules, lorsque celles-ci sont à ce point attaquées, les grains de fécule sont encore intacts, leur substance est insoluble, même dans l'eau chauffée à 4- 50 ; seulement, plus faciles à diviser mécaniquement, ils se comportent avec l'iode, l'acide sulfurique, la diastase, comme la fécule normale ; cependant une partie de la substance amylacée, faiblement amylacée, a pu disparaître.

Comment se fait-il donc que plusieurs personnes aient cru reconnaître une dissolution générale de la substance amylacée en apercevant les cellules vidées, et devoir attribuer ces effets à la maladie des tubercules?

Je crois avoir trouvé les causes du dissentiment. On observe, en effet, certains tubercules offrant un pareil état de vacuité, mais ceux-ci généralement ne présentent pas les symptômes en question. On les trouve tout aussi bien d'ailleurs sur les pieds exempts du mal que sur les pieds atteints. Ce sont, en effet, des tubercules dont le développement s'est arrêté, et dans lesquels la végétation des tiges et feuilles a puisé des éléments de nutrition et de développement, comme dans la pomme 'de 'terre mère. »

Entr'autres conclusions formulées dans cette première note, M. Payen dit que « sur presque tous les tubercules légèrement atteints, il suffirait d'enlever une pelure plus ou moins épaisse pour éliminer les parties altérées, et que l'on vérifierait aisément que les parties plus profondément situées sont saines, en coupant en quatre morceaux chacun de ces tubercules. »

64. Dans une seconde note[16], M. Payen fait connaître d'abord le procédé auquel il a soumis des tubercules attaqués, procédé qu'il a déjà exposé dans ses Mémoires sur le développement des végétaux. Le tubercule a été soumis pendant trois heures à l'action de l'eau bouillante ; après ce temps, tandis que dans les parties saines le gonflement des grains de fécule, arrondissant les cellules, a détruit leur adhérence, dans les parties déjà malades, malgré le gonflement de la fécule, les cellules restent solidaires, surtout sur les points malades, de manière à se séparer aisément du tissu sain adjacent. Après cet isolement, la fécule est éliminée par l'action prolongée, pendant quatre heures, d'eau aiguisée d'un centième d'acide sulfurique. On lave ensuite, et la substance pulpeuse qui reste se prêle fort bien aux observations microscopiques, à l'aide desquelles il a pu reconnaître un lacis filamenteux, de couleur jaune oranger, qui enveloppe les grains de fécule.

M. Payen a reconnu, par l'analyse, l'analogie de composition qui existe entre ce parasite et les autres champignons[17] ; ainsi il a trouvé dans le premier 9,75 d'azote pour 100, tandis que le champignon de couche en contient 9,78.

Les cellules envahies par les portions avancées du champignon, sont remplies de grains de fécule normale, enserrés dans les mailles du réseau qui s'est développé à l'intérieur ; mais, entre ces parties plus pénétrantes d'un côté, l'épidémie et le tissu herbacé d'autre part, qui ne contenaient jamais d'amidon, se trouve une couche plus ou moins épaisse de tissu offrant des cellules plus ou moins complètement vidées de leur fécule ; M. Payen explique par-là l'opinion des observateurs qui ont admis la disparition de la fécule par l'effet de la maladie.

Voici, d'après M. Payen, les phases successives de cette affection. D'abord la substance organique azotée qui était appliquée sur la paroi interne de chaque cellule, s'en détache et forme une sorte de sac renfermant les grains de fécule encore à l'état normal ; bientôt ceux-ci diminuent et s'altèrent. Attaqués sur un point de leur surface, leur substance interne se désagrége et se dissout ; les parois de la cavité sont sillonnées de fentes irrégulières qui deviennent de plus en plus profondes. La substance comprise entre ces érosions se détache, disloque chaque grain ; le volume des débris amylacés diminue, l'enveloppe détachée se rétrécit et s'amincit peu à peu ; alors la cellule est presque toute vidée ; le sac, réduit à un très petit volume, contient seulement quelques fragments irréguliers, arrondis, de matière féculente. Enfin presque tout disparaît ; il ne reste que la chambre cellulaire diaphane et vide. Quelquefois les grains de fécule, attaqués sur plusieurs points extérieurs, se dissolvent concentriquement, couche par couche.

65. M. Pouchet[18], professeur de zoologie à Rouen, admet, dans l'altération morbide des tubercules, quatre périodes distinctes :

1° La production de granules bruns ;
2° L'altération de la membrane cellulaire et sa coloration en brun ;
3° Le commencement de désagrégation de la membrane cellulaire ;
4° La désagrégation totale de la membrane des cellules et la dispersion de la fécule.

M. Pouchet a reconnu que les effets de la maladie se manifestent de deux manières, tantôt par un durcissement très prononcé, tantôt, au contraire, par un ramollissement total. Du reste, il a vainement cherché dans les tubercules des traces du champignon parasite, et 51 pense dès lors que l'altération qu'ils subissent est « tout simplement analogue à celle de certains fruits, tels que les poires, les pommes, etc. »

66. M. Bouchardat[19] distingue deux phases dans le développement de la maladie : i° tubercules intacts ; couleur brune apparaissant par plaques irrégulières, assez fréquemment bornée à la partie corticale, s'irradiant irrégulièrement vers le centre. On y voit alors les grains de fécule intacts, entourés d'un liquide très légèrement coloré, contenant des particules plus colorées que le liquide, extrêmement ténues, de forme irrégulière, qui nagent dans le liquide. 2° Tubercules envahis par des cryptogames divers et par des animalcules microscopiques. La pellicule brune de la pomme de terre est fissurée, la masse est spongieuse ; c'est alors qu'on remarque des cellules où les grains de fécule sont beaucoup plus rares. Cette altération est secondaire. La maladie proprement dite consiste dans une altération spontanée de la matière albuminoïde, qui a donné aux parties envahies cette couleur fauve, caractéristique, qu'on remarqué sur les tubercules qui ont été privés de vie soit par la gelée, soit par une autre cause. Cette opinion étant admise, dit M. Bouchardat, on n'a pas à craindre de voir le mal s'étendre à d'autres récoltes.

67. M. le docteur Decerfz, de la Châtre (Indre)[20], dit que tous les symptômes que l'on assigne à la maladie extraordinaire des pommes de terre, caractérisent une maladie assez commune parmi les plantes d'une nature aqueuse, et qu'il a désignée, le premier, sous le nom de gangrène des végétaux, gangrène végétale. Aucune autre maladie ne saurait occasionner d'aussi grands ravages ; ce ne sont pas non plus des champignons d'une espèce parasite et microscopique qui seraient capables de détruire les récoltes d'une contrée entière. Cette cause ne pourrait produire que des effets partiels ou limités. Pour ce médecin, la maladie qui a attaqué simultanément des champs entiers de pommes de terre, et qu'il a été à même d'observer plusieurs fois, mais partiellement, en France, s'est déclarée d'abord sur les feuilles, puis sur les tiges, et a envahi les tubercules, qui se sont ramollis, désorganisés, et ont uni par se réduire en une sorte de pulpe ou putrilage noirâtre et fétide. « Ce sont assurément, dit-il, les caractères que j'ai assignés à la gangrène végétale, qui s'annonce par un point ou par une zone livide sur la tige, s'étend ou se multiplie sur toute la plante, et amène promptementla mort, après l'avoir réduite en une sorte de putrilage fétide. Au commencement de sa note, M. Decerfz rapporte les expériences qu'il a faites sur l'inoculation de cette maladie. La transmission du mal s'est opérée rapidement sur les herbes de nature aqueuse, et elle a déterminé leur mort en quatre ou cinq jours ; elle a eu lieu aussi sur les herbes d'une nature sèche, mais elle ne les a pas détruites entièrement. Enfin la même inoculation n'a produit aucun effet sur les plantes ligneuses.

M. Payen a communiqué à l'Académie une troisième note sur l'altération des pommes de terre[21], dans laquelle il a développé ses idées et ses expériences relatives aux questions de savoir, si la maladie peut s'introduire dans les tubercules sans l'intervention de leurs tiges aériennes et de leurs racines, et si elle peut se transmettre des tubercules affectés aux tubercules sains. Nous reviendrons plus tard sur ce sujet.

68. M. Stas, professeur à l'Ecole polytechnique de Bruxelles, s'est constamment occupé de l'étude de la maladie des pommes de terre, dès le moment de son invasion en Belgique. Voici les principaux résultats auxquels ce savant est arrivé[22].

En prenant le mal à son origine, dit M. Stas, on observe d'abord sur la pomme de terre des taches jaunes, brunes ou noirâtres. Si le mal est faible, les taches sont rares ; quelquefois il n'y en a qu'une seule, d'autrefois plusieurs. Dans quelques circonstances, au lieu de taches, on trouve une dépression sans changement de teinte. Dans cet état, si l'on coupe le tubercule par tranches, on n'observe absolument aucun phénomène particulier dans son intérieur. Quand la maladie a fait quelques progrès, les taches se montrent en plus grand nombre où les dépressions sont plus fortes. En coupant les tubercules, on remarque, à l'endroit des taches, des marbrures jaunes, brunes ou noirâtres. Si le mal est encore plus intense, une grande partie des tubercules est atteinte de ces marbrures. Quand la tache est unique, elle se développe en épaisseur et en profondeur, en affectant la forme d'un cône dont la base est à la surface, le cône au centre du tubercule ou même au-delà.

Arrivé à cette époque, le tubercule malade peut présenter des phénomènes qui varient suivant les circonstances dans lesquelles il se trouve. Conservé dans la terre sèche ou humide, hors de la terre, dans un endroit humide comme une cave, ou sec comme un grenier ou un appartement, les résultats sont différents. Dans une terre sèche ou un appartement sec et bien aéré, les progrès du mal sont parfois très lents ; d'autres fois le mal se limite. La partie malade se retire sur elle-même, et se détache de la partie saine. M. Stas compare ce phénomène à celui qu'on observe dans les gangrènes sèches chez l'homme. La pomme de terre répand alors une odeur nauséabonde.

Dans une terre humide ou dans un lieu humide quelconque, que l'air circule ou non, le mal se propage indubitablement. La partie saine offre le même ordre de symptômes que ceux que présente la partie primitivement malade, tandis que celle-ci éprouve un nouvel ordre de phénomènes : le tissu malade se disloque, il se fait une véritable décomposition du produit du tubercule. Toute la partie malade ne présente plus qu'une mousse putrilagée infecte, qui parfois se boursouffle comme du pain qui lève, par les gaz qui se dégagent, et qui tantôt a l'aspect gommeux et fdant. Arrivée à cette période, la matière cesse bientôt d'exister. Jusqu'à l'époque du putrilage, les liquides du tubercule restent acides, ce que j'ai aussi remarqué de mon côté (69) ; lorsque la matière se décompose, les liquides deviennent alcalins, pour redevenir acides à la fin de la destruction.

M. Stas s'est assuré, à l'aide d'expériences et d'observations microscopiques, que, dans la matière primitivement affectée (portion de marbrure), et dans celle où s'est développée une espèce de nécrose sèche, la fécule est intacte, et que les parois des cellules ne se sont pas déchirées ; que dans la nécrose sèche, celles-ci sont déformées par suite d'un retrait de la matière sèche sur elle-même.

La matière qui colore et agglutine les cellules, d'après les résultats analytiques de M. Stas, doit être formée en grande partie par de l'albumine qui s'est coagulée ; il ignore la nature de l'autre substance colorée. Quant à la première, à la matière déposée, elle est insoluble dans l'eau, l'alcool et l'éther. L'acide chlorhydrique la rend transparente d'abord et en fait disparaître une portion, mais jamais le tout. La potasse faible est sans action à froid ; à chaud, elle rend la matière visqueuse et augmente la couleur. Une dissolution concentrée en enlève une assez grande partie, mais on ne parvient jamais à décolorer complètement les tissus ; la coloration des parois des cellules augmente même, en même temps que la matière agglutinée aux surfaces s'élève. Tous ces faits font présumer que la substance ou les substances propres des cellules sont attaquées. Voici en peu de mots l'idée que s'est faite le professeur de Bruxelles de la nature du mal dans l'intérieur du tubercule. La maladie commence par l'altération de la matière azotée coagulable, et peut-être même incoagulable de la pomme de terre, peut-être même par une altération simultanée des parois mêmes des cellules. M. Stas se figure que l'albumine se coagule comme dans l'œuf que l'on fait cuire, mais il avoue ne pas comprendre la raison de la coagulation de cette substance. Il lui a semblé que le liquide d'une partie saine d'une pomme de terre partiellement malade, a une tendance singulière à se coaguler. Ainsi, en exprimant le jus de la partie saine et en l'abandonnant pendant douze heures à lui-même, il se prend entièrement en masse formée par des filaments d'albumine coagulée. «Quoi qu'il en soit, dit-il, si l'altération de la matière azotée n'est pas primitive, si elle ne précède pas l'altération des autres principes, au moins je pense qu'avec raison on peut attribuer à son altération les phénomènes consécutifs, qui sont cette espèce de nécrose sèche dans laquelle on observe l'agglutination des cellules avec leur déformation, et surtout la décomposition putride qui ne me paraît qu'une conséquence nécessaire, inévitable de la destruction de la matière amylacée.»

En définitif, M. Stas s'arrête aux conclusions suivantes : Aucune pomme de terre n'est arrivée à l'état de maturité ; elles contiennent toutes plus d'eau et moins de fécule que dans les années habituelles, ce qui est surtout plus prononcé encore dans les pommes de terre provenant de terrains humides, toutes circonstances que j'ai déjà établies dans la première partie de cet ouvrage.

Le maximum de fécule a. été de 18 pour 100 dans une pomme de terre rouge, de 15 pour 100 dans une pomme de terre blanche, de 13 pour 100 dans les pommes de terre bleues, et dans les pommes de terre saines, la quantité de fécule est descendue jusqu'à 6 pour 100.

Il admet de plus qu'il existe cette année, dans les tubercules, une quantité plus considérable d'albumine végétale et coagulable, ce qui est le contraire de ce qu'on observe habituellement ; car, d'ordinaire, c'est la fécule surtout qui s'accumule dans les tubercules à l'époque de la maturité. Il regarde la maladie des pommes de terre comme due au commencement, à l'altération de la matière azotée coagulable contenue dans les cellules, et peut-être même à l'altération simultanée des parois même des cellules, qui détermine consécutivement une espèce de gangrène et la décomposition putride.

Enfin M. Stas a établi qu'une pomme de terre malade contient, dans les parties saines et dans les parties malades, la même quantité de fécule qu'une pomme de terre saine, et que dans une partie malade, il y a moins d'albumine coagulable que dans une portion saine du même tubercule. Il déduit de ses analyses les compositions suivantes :

3,583 100,160.

Ces résultats, comparés à ceux qui ont été exposés précédemment en traitant de la valeur réelle de la pomme de terre (31), prouvent en effet que ce tubercule contient, cette année, une plus grande quantité d'eau que d'habitude, circonstance qui n'est peut-être pas étrangère à la nature même de la maladie que nous analysons en ce moment.

69. A la même époque, je communiquai à l'Institut de France[23] le résultat des recherches que j'avais faites à ce sujet aux environs de Chambéry, et dont j'avais, quelques jours auparavant, donné connaissance à la Chambre Royale d'Agriculture et de Commerce de Savoie[24], par qui j'avais été spécialement chargé d'étudier la maladie des pommes de terre. Voici la partie de mon Mémoire qui se rapporte à la nature même de l'altération.

« La partie de la plante qui végète dans l'air présente un aspect des plus tristes. Les feuilles sont noircies et desséchées au point de pouvoir être mises en poudre. Cette action désorganisatrice n'a attaqué qu'une petite partie des tiges, dont le plus grand nombre sont restées vertes ; quelques-unes se sont desséchées, mais non noircies, et, dans un petit nombre de cas, on en remarque qui contiennent un suc trouble, épais, d'un jaune brunâtre, d'une odeur désagréable et d'une saveur acre.

Quant à l'altération des tubercules eux-mêmes, on peut la diviser en deux catégories, selon qu'elle est profonde ou partielle. Dans le premier cas, la pomme de terre est entièrement ou presque entièrement désorganisée, convertie en une pulpe blanche, jaune ou brunâtre, d'une consistance plus ou moins molle, douée d'une odeur infecte et d'une saveur acre, piquante et nauséabonde ; quelques tubercules se trouvent même liquéfiés en partie, ou se liquéfient quand on les presse dans la main. L'odeur provient à la fois de la décomposition de la matière azotée contenue dans la pomme de terre, matière qui possède des propriétés assez remarquables (45), et d'une petite quantité de gaz acide sulfhydrique (hydrogène sulfuré), dont la présence est facilement décelée par une solution d'acétate de plomb, qui communique à la pulpe une teinte brunâtre : j'ajouterai que cette odeur disparaît en grande partie sous l'influence du sel plombique[25].

La pulpe possède une réaction acide faible, mais très sensible ; mise en contact avec de la teinture d'iode, elle bleuit entièrement, ce qui prouve que la fécule n'est pas altérée, au moins dans sa constitution chimique. Cependant l'extraction de la fécule serait très difficile, sinon impossible, en raison de son mélange intime avec la partie fibreuse que la décomposition a réduite à un état de ténuité extrême. Les pommes de terre ainsi altérées ne sont bonnes à rien et doivent être rejetées[26]. Heureusement, celles que comprend cette première catégorie, sont en très petit nombre ; elles forment approximativement un quarantième de la masse attaquée jusqu'ici par la maladie. Dans le second cas, c'est-à-dire quand l'altération n'est que partielle, la pomme de terre contient ça et là des taches dont la couleur varie du jaune foncé au brun marron, et qui pénètrent le tubercule à une profondeur moyenne d'une à deux lignes seulement. La partie ainsi altérée est tantôt ferme, tantôt molle ; son odeur est fade, parfois à peine sensible, et elle possède une saveur de pourri, sans autre. En coupant par tranches une de ces pommes de terre, on trouve que les taches dont je viens de parler, ont un aspect assez semblable à celles qu'on observe dans les pommes ordinaires qui commencent à se gâter. Dans cette seconde catégorie, on rencontre quelques pommes de terre dont l'altération, au lieu d'être superficielle comme dans le plus grand nombre des cas, a envahi une assez grande étendue de la surface des tubercules qu'elle a ramollie, décomposée et rongée comme un ulcère, jusqu'à une certaine profondeur. Mais ici encore, comme partout ailleurs, au-dessous et à côté de la partie gâtée, la pomme de terre est très-saine, et très bonne à manger, ce que j'ai mis hors de doute, ainsi que je le dirai plus loin (95). »

Comme on le voit, cet exposé résume en peu de mots l'altération des pommes de terre ; les principaux faits se trouvent en parfait rapport avec les idées des auteurs que nous avons déjà passés en revue, et avec ceux dont il nous reste à analyser les travaux. Je ferai connaître, en traitant de ces deux questions, mes expériences et mes opinions sur la cause de cette singulière maladie, ainsi que son influence sur l'alimentation des hommes et des animaux.

70. M. Payen continuant ses recherches sur l'altération spéciale des pommes de terre, a présenté une 4me note[27], dans laquelle il expose l'examen chimique qu'il a fait des parties malades et des parties saines d'un même tubercule, en opérant sur une pomme de terre blanche, volumineuse, d'une qualité en général peu riche de fécule, et récemment sortie d'une terre très humide. La portion corticale envahie, excisée pour l'expérience, sur une épaisseur de 7 millimètres, pesait 5 grammes 670 ; son poids, après dessication, était de 1 gramme. Une partie corticale saine, excisée de même épaisseur, un peu plus large, pesait 7 g. 700, et se réduisait à 1 g. 538. D'où l'on déduit en centièmes,

. Portion envahie Tissu sain.
Eau 82,36 80,02
Substance sèche 17,64 19,98

Ce qui indique dans le tissu envahi une diminution égale de 2,34 sur 19,98, ou d'environ 12 pour 100 de la substance sèche.

M. Payen a constaté que le tissu envahi pèse deux fois plus que le tissu normal, ce qui s'accorde bien, dit-il, avec la supposition d'un développement parasite. De plus, tandis que, dans un tissu sain, l'habile académicien trouvait 15,08 de fécule, le tissu envahi par la maladie n'en fournissait plus que 12,08. Ainsi, par le fait de l'altération spéciale, une portion du tissu perdit 3 de fécule sur 15, ou 20 pour 100. Cette altération avait introduit, en outre, un corps résistant organisé, contenant une substance grasse, et offrant la composition immédiate et élémentaire des champignons. Comme il est facile de le voir, l'illustre chimiste tient à soutenir la thèse qu'il a avancée en premier lieu, en attribuant la cause de la maladie des pommes de terre à une végétation cryptogamique. Cependant, malgré l'autorité d'un nom aussi remarquable, j'oserai manifester une opinion contraire qui, du reste, se trouve partagée par le plus grand nombre d'observateurs. Mais revenons à la question qui nous occupe en ce moment.

71. MM. Girardin et Bidard[28], chargés par les Sociétés centrales d'Agriculture et d'Horticulture de la Seine-Inférieure, d'étudier la maladie qui a régné sur les pommes de terre, et de chercher les moyens d'utiliser celles qui étaient attaquées, se sont livrés à ce travail dès la fin du mois d'août. On peut résumer ainsi les résultats obtenus par les chimistes de Rouen, sur la nature même de cette altération. — Sur une même touffe de pommes de terre, il y a eu souvent des tubercules entièrement sains et des tubercules en voie de décomposition. Les premiers ont offert les caractères suivants : la peau ou épiderme tient fort peu au parenchyme intérieur ; elle s'enlève facilement par un léger frottement. Si l'on coupe un de ces tubercules en deux par le milieu, on remarque qu'il n'y a pas homogénéité dans la masse, on aperçoit des stries ou veines se dirigeant en tout sens, et qui paraissent être d'une densité moins grande que le tissu environnant ; ces veines sont plus transparentes, et, à la vue, on serait tenté de croire qu'elles contiennent plus d'eau.

MM. Girardin et Bidard établissent trois périodes de la maladie. Dans la première, le mal commence à se manifester par quelques points rougeâtres qui prennent naissance sous l'épiderme des tubercules. Le nombre de ces points augmente rapidement dans les premiers temps, et ils ne tardent pas à former, dans toute la circonférence, un cercle de deux à trois millimètres d'épaisseur.

Dans la seconde période, à peine la matière rougeàtre, qui simule une espèce de marbrure à la surface des tubercules, a-t-elle commencé à envahir le parenchyme, que le tissu cellulaire est altéré ; il se ramollit, sans perdre toutefois sa couleur, et finit par former une espèce de bouillie. Cette décomposition s'effectue de la circonférence au centre. Quant à la matière rougeâtre, sa formation paraît se ralentir aussitôt que l'altération de la pulpe a commencé, et il arrive assez souvent que toute une pomme de terre est transformée en bouillie, alors que la matière rougeâtre n'a encore atteint que le quart de l'épaisseur du tubercule. Enfin, le tissu cellulaire, altéré comme il vient d'être dit, ne tarde pas à se putréfier complètement ; il devient gris, puis noirâtre ; il dégage une odeur infecte, et toute la masse du tubercule se résout en un liquide très épais. C'est à ce moment, seulement, qu'à la surface se développent des moisissures blanches, accompagnement habituel de toute fermentation accomplie. C'est là, d'après les auteurs précités, la troisième et dernière période de la maladie. — J'ajouterai, partisan que je suis de cette doctrine, que des observations particulières m'ont conduit aux mêmes résultats, et que le développement des moisissures ou végétations cryptogames est d'autant plus prononcé, plus évident, que la putréfaction de la pomme de terre est plus avancée,

C'est en vain que les chimistes de Rouen ont cherché dans les pommes de terre pourries l'existence du principe acre et volatil signalé par M. Wildberg, celle de la solanine (42) et de l'acide cyanhydriqae (prussique), indiqués par M. Wiking dans les pommes de terre qui ont germé et qui se sont gâtées. Ils y ont retrouvé de l'hydrogène sulfuré, que j'y ai le premier signalé (69), et dont ils attribuent la production, dans la pulpe pourrie, à la destruction de l'albumine. Enfin, ils ont dosé les proportions d'eau et de matière sèche existant dans des tubercules qui offraient un commencement d'altération, et dans les mêmes variétés parfaitement saines. Les résultats obtenus sont

Variété ronde jaune Variété longue jaune
Tubercules
sains
Tubercules
altérés
Tubercules
sains
Tubercules
altérés
Eau. 74,3 76,4 76,27 77,3
Matière sèche. 25,7 23,6 23,73 22,7
100,0 100,0 100,0 100,0

En répétant ces expériences sur une même variété de pommes de terre, j'ai obtenu des résultats analogues, ainsi que le prouvent les chiffres suivants :

Variété jaune
Tubercules sains Tubercules altérés
Eau. 0,75 0,76,58
Matière sèche. 0,25 0,23,42
100 100

Les différences, comme on le voit, sont peu prononcées ; « on ne peut donc pas dire, ajoutent les auteurs de ces expériences, que c’est à l’excès d’humidité contenue dans les tubercules qu’est due leur putréfaction. M. Payen a obtenu des résultats à peu près semblables (70), mais il en déduit des conséquences tout opposées.

MM. Girardin et Bidard concluent en définitive que : i° la maladie des tubercules résulte d’une simple fermentation, qui rentre dans le cadre des fermentations ordinaires ; 2° la cause ne peut en être attribuée à un développement anormal de champignons, mais plutôt à la production de cette matière rougeâtre qui apparaît au début de la maladie, et qui, agissant à la manière d’un ferment, détermine bientôt la putréfaction de l’albumine, laquelle, à son tour, provoque la désorganisation du tissu cellulaire ; l’origine du phénomène remonte aux conditions atmosphériques peu favorables de cette année ; 3° à aucune époque de la maladie, la fécule ne subit d’altération ; 4° à l’exception d’un peu d’hydrogène sulfuré, il ne se forme aucun produit important ; 5° à la première période de la maladie, les tubercules peuvent servir sans inconvénient à la nourriture des bestiaux.

72. Jusqu’ici les divers auteurs dont nous avons parlé, ont représenté l’altération des tiges comme précédant toujours celle des tubercules ; M. Durand, d’accord avec mes propres observations (69), écrit à l’Académie[29] que les faits qu’il a recueillis ne paraissent pas confirmer cette loi. Il a vu, en effet, dans beaucoup de cas où les fanes étaient mortes avant l’époque ordinaire, les tubercules parfaitement sains, tandis que dans d’autres où les fanes étaient encore entièrement vertes, plus d’un tubercule était attaqué. Dans les localités où la plante a le plus souffert, rarement les pieds malades ont offert plus de deux ou trois tubercules malades, et l’on a rencontré assez souvent des pieds parfaitement sains.

M. Payen[30] s’est livré à des expériences très ingénieuses pour connaître si la maladie peut s’introduire dans les tubercules sans l’intervention de leurs tiges aériennes et des racines, et si elle peut se transmettre des tubercules affectés aux tubercules sains. — Dix tubercules attaqués furent rangés sur un plateau autour de deux tubercules sains d’une autre variété, et dont un était coupé par un plan passant dans l’axe. Le plateau fut maintenu sous une cloche, dans un air presque saturé d’humidité, à une température de 20 à 28° centigrades.

Au bout de huit jours, on n’apercevait aucun signe de transmission ; quatre jours plus tard un changement s’était manifesté à la surface de l’axe des sections du tubercule coupé. Cette surface paraissait sèche et blanche comme de la fécule en poudre. Soumise à l’observation microscopique, la partie offrant l’aspect pulvérulent se composait, en effet, de fécule débarrassée des enveloppes cellulaires. Les débris des cellules se retrouvaient parmi cette masse blanche inerte. Au-delà, et sur la limite de la masse blanche, se sont retrouvés des organismes de couleur orangé fauve, semblable à ceux qui paraissaient à M. Payen, représenter la tête du champignon.

Ici la transmission du mal ne s'est pas faite par contact direct, mais à la faveur de l'agitation imprimée à l'air. Du reste, à l'inverse de ce qui arrive dans les tubercules envahis sur pied, la propagation avait lieu du centre à la périphérie. Ainsi, dans certaines circonstances, ajoute M. Payen, la maladie peut arriver sans l'intervention des tiges. Des tubercules sains ont été mis ensuite presque jusqu'en contact avec des tubercules malades, mais dans une atmosphère en grande partie privée d'humidité ; après douze ou quinze jours, il n'y avait aucune apparence d'altération quelconque. — Ce fait, que j'ai eu occasion de confirmer, est très intéressant, en ce qu'il indique d'une manière plus certaine les influences à redouter, ainsi que la nature des précautions à prendre pour les éviter ou les amoindrir.

73. La Société Royale d'Agriculture de Lyon s'est réunie en séance extraordinaire, le i0 octobre, sous la présidence de M. Guimet, pour s'occuper de la maladie des pommes de terre qui frappait en ce moment les environs de ce département. Dans cette séance, à laquelle j'ai eu l'honneur d'assister[31], M. le docteur Jourdan a fait part à la Société des recherches auxquelles il s'était livré et se livrait encore à cette époque, soit sur ses causes, soit enfin sur les conséquences qu'elle pouvait avoir. Relativement au premier point, la maladie, selon M. Jourdan, est caractérisée surtout par des plaques roussâtres qui se développent dans un ou plusieurs points, et marchent avec une rapidité extrême ; cette maladie se développe partout, à toutes les profondeurs, sur toutes les parties de la plante, les tiges, les pédoncules, les graines et les tubercules. Pour preuve, M. Jourdan fit passer sous les yeux de la Société des plantes qui offraient ces diverses altérations à des degrés différents, et qui démontraient que le mal s'établit partout indistinctement, au lieu de se communiquer de la tige au tubercule, comme on l'a dit ; il montra des tiges saines et des tubercules malades, des tiges malades et des tubercules sains, des tiges malades, un tubercule sain, et, à l'extrémité de ce dernier, un second tubercule affecté. Des graines malades se présentaient sur des tiges saines avec des tubercules malades. C'est donc là la démonstration positive de ce fait, que la maladie peut attaquer et a attaqué également tous les organes de la plante.

Plusieurs autres membres de la Société ont également pris part à la discussion ; ce sont MM. Guimet, président ; Hénon, secrétaire ; Tissier, Lortet, Bottex, Gariot, Jourdan, Montain, Pravaz, Bonjean, etc. — J'aurai occasion de citer ailleurs les opinions de ces honorables membres, les sujets qu'ils ont traités se rapportant à une autre partie de l'histoire de la maladie des pommes de terre, que celle qui vient de faire l'objet de cet article.

Cette séance, pleine d'intérêt, a été terminée par la lecture d'un Mémoire de M. le docteur Pravaz, dans lequel il s'efforce de prouver qu'il y a eu abus dans l'extension donnée à la culture de ce tubercule. Il est devenu d'un usage presque exclusif comme moyen d'alimentation dans certaines localités, et, par ce fait, il nuit au développement physique de la population, au perfectionnement de l'espèce. Une des causes principales, ajoute l'habile médecin, qui ont fait diminuer la grande culture est, à son avis, la division des propriétés, poussée en divers endroits à des limites extrêmes. Pour remédier à un pareil état de choses, qui tend sans cesse à s'aggraver, M. Pravaz réclame une loi qui s'oppose au morcellement indéfini des terres, et, comme une disposition semblable serait d'un haut intérêt, il demande à la Société d'Agriculture d'appuyer sa proposition et d'émettre un vœu de cette nature vis-à-vis du pouvoir.

M. le docteur Pravaz a exprimé sa manière de voir à ce sujet dans des pages pleines de chaleur, que je regrette vivement de ne pouvoir faire connaître ici, afin de ne pas trop dépasser les limites que m'impose la nature de cet ouvrage.

Action de la maladie sur la fécule.

74. Une des faces les plus intéressantes de la question est celle qui a rapport à l'action de la maladie sur la fécule. D'abord quelques observateurs avaient été portés à admettre que cette matière disparaissait dans les tubercules affectés ; mais des observations plus exactes sont venues détruire cette manière de voir que j'ai combattue dès le principe (69), et, aujourd'hui, il est parfaitement démontré que la fécule se conserve saine et intacte au milieu de l'altération des substances qui l'entourent, et qui semblent l'enlacer dans une sorte de réseau de couleur brune. C'est seulement dans la plus haute période de la maladie qu'elle peut subir elle-même les atteintes de l'altération, mais alors déjà les tubercules de cette catégorie, qui sont en petit nombre, ne sont plus dans un état qui permette de les utiliser.

D'après MM. Girardin et Bidard, de Rouen[32], la fécule, dans les tubercules les plus avancés en décomposition, n'a perdu aucun de ses caractères physiques et chimiques. Dans l'eau froide qui a macéré sur les tubercules pourris, on ne trouve ni sucre ni dextrine. Lorsqu'on examine au microscope un fragment de parenchyme altéré, on n'aperçoit aucune portion du tissu tégumentaire des globules d'amidon. L'analyse comparative des pommes de terre saines et gâtées vient corroborer le fait de la non-altération de la fécule. Voici les proportions de fécule retirées, par ces chimistes, de 100 parties des unes et des autres :

Tubercules sains. Tubercules gâtés.
Pomme de terre jaune ronde . 16 15,5.
Pomme de terre jaune longue . 15 14,0.

J'ai répété cette expérience sur diverses variétés de pommes de terre jaunes, en opérant comparativement sur les tubercules sains et sur les tubercules altérés ; j'ai obtenu les quantités suivantes de fécule :

Tubercules sains. Tubercules gâtés.
Pomme de terre jaune 0,16,40 0,14.

Cette légère différence, dans les rudiments, ne peut être attribuée à une destruction de la fécule par suite de la fermentation. L'on sait d'ailleurs que la quantité de principe amylacé varie avec chaque espèce de pomme de terre, et qu'une même variété de ce tubercule peut en produire des proportions très différentes, selon la nature du sol où elle a cru, l'époque à laquelle la fécule a été extraite, etc.

Dans une réunion du Comice de Chambéry qui a eu lieu le 11 octobre 1845, pour entendre le rapport d'une Commission chargée d'étudier la maladie des pommes de terre[33], M. Félix Gruat, l'un des directeurs de la papeterie de l'Aisse et conservateur du Musée agricole de la Société Royale d'histoire naturelle de Savoie, a fait, au nom de cette Commission, l'exposé des recherches auxquelles il s'est livré pour connaître la quantité des substances alimentaires contenues dans la pomme de terre altérée.

M. Gruat a fait choix de pommes de terre gâtées, mais sans ramollissement : ces pommes de terre, soumises à un rapage et à un lavage convenables, ont donné une fécule très blanche et de bonne qualité, dans une proportion de 14 pour 100. Des pommes de terre plus altérées, déjà ramollies, répandant une odeur infecte, ont subi la même opération, et ont donné, dans la proportion de 7 pour 100, une fécule boueuse et d'un brun sale. Les eaux-mères étaient gommeuses et filantes. L'eau provenant du lavage de ces pommes de terre ainsi putréfiées, répandait une odeur infecte ; elle paraissait avoir entraîné avec elle les parties malades devenues solubles, puisque le son, résidu de l'opération, loin de présenter les mêmes caractères, était mangé avec avidité par les bestiaux.


Article 2e. Causes de la Maladie.

75. Après avoir esquissé les travaux des principaux auteurs qui se sont occupés de rechercher les caractères généraux de l'altération qui a frappé les tiges et les tubercules des pommes de terre, il s'agit de constater maintenant les causes de la maladie. Ici surtout, la divergence des opinions se montre d'une manière plus évidente ; car les observateurs, bien qu'aidés des puissantes ressources de la chimie et de la micrographie, ont été conduits à des conclusions assez différentes.

Il a été facile de voir, d'après les détails dans lesquels je suis entré dans le précédent article, que les opinions diverses émises sur la nature de l'altération des pommes de terre, peuvent être rapportées à trois causes principales.

Pour les uns, c'est une végétation, cryptogamique, un champignon parasite qui est la cause première de la maladie, et qui détermine toutes les altérations ultérieures, telles que la décomposition putride, la diminution de la fécule, la production des infusoires, la désorganisation enfin du végétal. Telle est l'idée que s'est faite de la maladie M. Morren, idée développée par les observations de MM. Payen, Montagne, etc. — Pour d'autres, c'est l'apparition d'une matière rougeâtre particulière qui, se développant autour des cellules, est le point de départ de toutes les altérations consécutives. — Pour d'autres enfin, l'altération des pommes de terre est toute spéciale ; c'est une sorte de gangrène due aux influences atmosphériques, et le développement des champignons, des infusoires, etc., n'est que la conséquence de la désorganisation du végétal et de sa fermentation putride. Passons successivement en revue chacune de ces idées, et montrons la part que chaque auteur a prise dans leur étude respective.


Opinions diverses sur la maladie.

76. M. Morren est à peu près le premier qui ait exprimé une .opinion sur la maladie des pommes de terre. Cet habile observateur y a vu l'effet de l'invasion d'un champignon parasite, du genre Botrytis, qui, après avoir atteint toutes les parties extérieures de la plante, s'étendrait à ses parties souterraines et deviendrait la seule cause de la désorganisation et de la destruction des tubercules, en se développant autour des grains de fécule, dont il arrête le développement. Il est ainsi le point de départ de toutes les altérations consécutives.

77. M. Montagne a fait avec M. Rayer des recherches dont il a fait connaître les résultats à la Société Philomatique, dans sa séance du 3o août. Le savant cryptogamiste a vu aussi, dans les plantes attaquées, un champignon parasite, un Botrytis constituant une nouvelle espèce qu'il a nommée B.-infestons ; mais il a assuré n'avoir pas tiré de son observation des conséquences aussi absolues que celles qui lui ont été supposées dans plusieurs écrits, et n'avoir pas voulu décider la question de savoir si le parasite est la cause de l'altération des tubercules, ou s'il ne se montre que consécutivement à cette altération.

Plus tard, M. Berkeley, dans les deux derniers cahiers du Guardener's Chronicle, a aussi communiqué les résultats d'observations qui lui ont fait reconnaître l'existence de champignons parasites dans les pieds de pommes de terre malades.

78. Enfin M. Payen est venu prêter l'autorité de son nom à cette manière de voir. Dans son premier Mémoire lu à l'Institut, le 8 septembre, l'illustre observateur avait signalé, dans les tubercules attaqués, une odeur prononcée de champignon (63) ; il avait dit que des corpuscules charriés avec le liquide fauve qui colore les parties malades, et qui forment, sur les parois des cellules, des granulations plus foncées, pourraient être comparées à des sporules d'une ténuité extrême ; mais il paraissait cependant ne pas croire à l'existence d'un champignon parasite, et il se demandait comment il se faisait que plusieurs personnes eussent cru voir la fécule disparaître par suite de la maladie. Dans son second Mémoire, lu à l'Institut huit jours plus tard, le même savant a beaucoup modifié sa première manière de voir. A l'aide d'un mode de préparation qu'il avait déjà décrit dans ses mémoires sur le développement des végétaux et qu'il rappelle ici, il a reconnu, dit-il, sans grande difficulté, que la couleur des parties altérées des tubercules malades est due à un lacis filamenteux, de couleur jaune oranger, qui enveloppe les grains de fécule ; ce lacis est formé par les filaments d'un champignon dans lequel l'analyse lui a montré l'azote en proportions analogues à celui du champignon de couche. Ces mêmes filaments existeraient aussi entre les cellules. Ainsi, selon M. Payen, dans sa seconde note, une végétation cryptogamique toute spéciale, se propageant des tiges aériennes aux tubercules, est l'origine de la maladie. Le parasite, dont les sporules ont suivi le liquide infiltré autour des parties corticales surtout, et de l'axe quelquefois, se développe dans les cellules en filaments anastomosés qui s'emparent de la substance organique quaternaire et oléiforme, enfermant la fécule dans leurs mailles ; ces mêmes filaments s'entrecroisent entre les cellules, à travers les méats intercellulaires, et donnent de la consistance au tissu. Ils passent à travers les parois des cellules pour aller attaquer dans leur intérieur toutes les matières assimilables azotées, huileuses et amylacées.— Cette théorie a une analogie assez frappante avec celle donnée par M. Martius, de Munich, pour expliquer la cause de la gangrène sèche qui attaque quelquefois les pommes de terre dans certaines contrées, maladie qu'il attribue généralement à un petit champignon parasite, bien que, dans les deux cas, la nature de l'altération des tubercules soit bien différente (38).

79. Nous avons dit, en parlant de la composition de la pomme de terre (45), que cette racine contient, entr'autres principes, une matière animalisée particulière, colorée, et dont la saveur est analogue à celle des champignons comestibles. N'est-il pas tout simple d'admettre que, sous certaines influences, cette matière animale éprouve un mouvement intestin de fermentation, se décompose et réagit à son tour sur les autres principes de la pomme de terre, tels que l'albumine, le tissu cellulaire, etc., pour donner naissance à l'altération singulière qui a été remarquée cette année. Cette théorie, rationnelle d'ailleurs, explique et rend compte de la présence de ces diverses végétations cryptogamiques auxquelles quelques observateurs ont cru devoir attribuer la cause de la maladie des pommes de terre en 1845 ; ils ont pris pour la cause de cette altération, ce qui n'en est que l'effet ; car il est bien prouvé que les animaux et les végétaux, microscopiques ne se développent dans les tubercules que comme les produits anormaux de toute matière vivante en état de décomposition.

80. Cette manière de voir acquiert une certaine importance par les travaux des observateurs qui ont nié l'existence d'un champignon parasite dans les pommes de terre attaquées, ou qui, du moins, ont admis, avec moi, que, lorsqu'il y existe, il n'est nullement la cause des altérations, et qu'il se développe consécutivement. Cette opinion a été d'abord exprimée dans la séance de la Société Philomatique, du 3o août dernier, par MM. Decaisne et P. Duchartre. D'après M. Decaisne, aide naturaliste au Muséum d'Histoire naturelle, la fécule contenue dans les cellules est intacte. Mais entre les cellules elles-mêmes se développerait une matière brune qui les recouvre, les agglutine fortement et les pénètre de manière à envelopper chacun des grains de fécule sans les altérer. Cette matière brune, sur la nature de laquelle M. Decaisne ne s'est pas expliqué, serait-elle constituée par des sporules du Botrytis? Quelle que soit son opinion à cet égard, il admet de plus que les pommes de terre atteintes, s'altérant et fermentant avec une grande facilité, on voit alors se développer non-seulement le champignon décrit par M. Montagne (76), mais encore des animalcules infusoires, et, en particulier, les vibrions de la colle.

Depuis la publication de sa note dans le journal l'Institut, cet observateur, dont l'habileté est bien connue, a continué ses recherches avec persévérance, et en les variant de mille manières. Le résultat de ce travail a été de confirmer son auteur dans sa première manière de voir. Plusieurs cryptogamistes et micrographes, dont les noms font autorité dans la science, parmi lesquels il suffira de citer MM. G. Thuret et Léveillé, ont examiné avec lui la nature et l'altération des tubercules, et il est résulté pour eux la conviction que la matière brune par laquelle se manifeste cette altération dans les cellules, ne peut absolument être considérée comme un champignon parasite.

81. M. Pouchet, de Rouen (Mémoire présenté à l'Académie des sciences le 15 septembre) ne croit pas non plus à l'action infectante du Botrytis. Il ne pense pas que ce champignon parasite soit la cause de la maladie des parties aériennes de la plante. « Mais quand il la produirait, ajoute-t-il, je ne le regarderai pas comme réagissant sur le tubercule, en y produisant une sorte d'infection qui occasionne la gangrène. Du reste, il n'a pas trouvé la moindre trace de ce parasite dans les tubercules altérés, dont l'état morbide est tout simplement, dit-il, la conséquence d'une décomposition putride prématurée du tissu, analogue à celle qu'éprouvent certains fruits lorsqu'ils s'altèrent.

82. MM. Girardin et Bidard (Acad. des Sciences, séance du 29 septembre) ont observé, de leur côté, au microscope, les pommes de terre à toutes les périodes de la décomposition, et, dans aucun cas, ils n'ont pu découvrir la présence des botrytis ou champignons annoncés par M. Morren, de Liége. Tout ce que ces chimistes ont pu voir, ce sont, d'une part, les moisissures blanches de la surface, puis, de l'autre, des vibrions ou animalcules, qui sont le produit et non la cause de la putréfaction. Les fanes vertes, aussi bien que les fanes noires, prises sur des pieds malades, ne leur ont offert que des taches noirâtres, dues à une destruction du tissu cellulaire, mais sans aucune apparence de champignon. Pour eux, la maladie des tubercules doit être attribuée à la production de la matière rougeâtre qui apparaît au-dehors, et qui, agissant à la manière d'un ferment, détermine la putréfaction de l'albumine, laquelle, à son tour, provoque la désorganisation du tissu cellulaire.

83. Pour M. Bouchardat, la maladie primitive des pommes de terre a été déterminée par la mort des tiges, qui s'est étendue à la périphérie des tubercules. Cet accident a été causé par un changement brusque de température, accompagné d'un brouillard très froid. Cette mort partielle a été suivie par une altération spontanée de la matière albuminoïde, qui a donné aux parties envahies cette couleur fauve caractéristique qu'on remarque sur les tubercules privés de vie, soit par la gelée, soit par une autre cause.

84. M. Philippar, professeur à l'Institut de Grignon, combat également l'opinion qui attribue la maladie à la présence d'un champignon microscopique. Il regarde le développement de ces parasites comme un des effets et non la cause du mal. Cette affection, qu'il a soin de distinguer de plusieurs autres dont j'ai parlé précédemment (36), et auxquelles la même plante est sujette, qui en attaquent, les unes, telles que la frisolée, les parties vertes, les autres, comme la gangrène sèche, les tubercules, est, suivant ce professeur, due en grande partie aux influences extérieures, aux conditions météorologiques de l'année. Cette conclusion, à laquelle il a été conduit par ses propres observations, fait qu'il ne partage pas complètement, pour l'avenir, les craintes qu'ont manifestées plusieurs agronomes ; M. Bouchardat est de cet avis.

Cette opinion, je l'ai manifestée de bonne heure dans le Mémoire que j'ai lu à la Chambre d'Agriculture de Savoie, le 18 septembre (69), et qui a été reproduit ensuite dans plusieurs journaux de France et de l'étranger[34]. Je m'exprimais ainsi sur les causes de la maladie :

« On s'est effrayé à tort, en répandant l'idée que ce genre d'altération pouvait bien être l'invasion d'une maladie qui viendrait, pour ainsi dire, prendre en Europe son droit de domicile, ou provenir de quelque champignon microscopique d'une espèce parasite qui, ayant fructifié dans nos pays, menacerait de désoler de la même manière les récoltes futures!... Rassurons-nous à cet égard. Il est très certain que les circonstances atmosphériques exceptionnelles qui ont signalé cette saison, sont seules la cause de ce désastre, et que, comme on l'a déjà dit, les alternatives fréquentes de pluie et de soleil, et de froid peut-être, suffisent pour expliquer la désorganisation des tissus chez une plante gorgée en partie de fluides aqueux.

L'examen le plus minutieux n'a pu faire découvrir, dans les tiges de nos plantes attaquées, aucune espèce de champignon ou de toute autre végétation cryptogamique. Ce genre d'altération est du reste analogue à celui que la gelée fait éprouver aux pommes de terre ; espérons que ce phénomène ne sera que passager et ne rencontrera pas, de longtemps, une circonstance capable de le développer de nouveau.

La pluie seule, le trop d'humidité, ne sont pas fa cause déterminante de cette maladie, car les tubercules les plus attaqués sont ceux qui effleurent la terre, tandis qu'on en trouve à peine dans la partie la plus inférieure ; ainsi donc, je le répète, ce fléau paraît être le résultat exclusif du mélange combiné et alternatif des pluies et d'un soleil ardent. »

85. M. Durand[35], dont j'ai déjà cité les travaux sur ce sujet, attribue aussi le développement de la maladie aux influences atmosphériques de l'année, favorisées dans beaucoup de cas, ainsi qu'il a été dit, par des circonstances locales. Des expériences entreprises dans le but de vérifier cette opinion, ont eu pour résultat, d'une part, de montrer qu'on pouvait produire la maladie en faisant naître les causes auxquelles on était fondé à l'attribuer ; et, de l'autre, qu'on pouvait l'arrêter, jusqu'à un certain point, en plaçant le végétal dans des circonstances opposées.

86. La cause du mal, dit M. Gerard[36], est dans la présence de cette substance brune et résistante, non encore suffisamment étudiée, qui semble agglutiner les grains de fécule et en empêche l'isolement. Malgré ses essais réitérés, et l'emploi de tous les réactifs, M. Gerard n'a jamais pu obtenir d'autres résultats que de la déchirer en lamelles conservant leur coloration, quelque ténu que fût chaque lambeau, et il y a vu les vaisseaux colorés sans avoir changé de structure, mais paraissant d'une densité plus grande que dans l'état naturel. Cette maladie elle-même n'est sans doute, selon le même auteur, que le résultat de circonstances atmosphériques contraires, qui ont amené brusquement et entretenu pendant plusieurs jours la stagnation des fluides nourriciers, ce qui a opéré dans le tissu de la pomme de terre en voie de maturation, une altération qui a gagné de proche en proche les tissus voisins, sans altérer la fécule qu'on retrouve jusque dans les tubercules dans l'état le plus complet de décomposition, mais d'une extraction difficile. « On peut donc regarder cette maladie, ajoute M. Gérard, comme une gangrène sèche, et l'on n'a pas besoin, pour l'expliquer, de recourir aux parasites : jamais, dans la gangrène des tissus animaux, on n'a cherché cette explication ; pourquoi alors l'apporter pour celle des tissus végétaux, et ne pas regarder plutôt les parasites comme le résultat que comme la cause de l'altération des tissus ? »

Pour la Commission nommée par la direction centrale de l'Association Agricole, à Turin[37], « la maladie des pommes de terre doit être attribuée à l'humidité, aux longues pluies, aux changements subits de température pendant le jour et la nuit, aux accidents atmosphériques qui ont eu lieu pendant le cours de l'année, lesquels, en altérant les feuilles et ensuite la tige de ce végétal, ont fait cesser les fonctions de la végétation. — Les champignons et les insectes observés sont l'effet et non la cause de la maladie[38]. »

87. Enfin, M. Munter, qui a étudié cette maladie dans le nord de l'Allemagne[39], n'a pu trouver ni les tiges ni les feuilles de la plante infectées par la présence d'un champignon parasite microscopique, ou par l'altération connue sous le nom de frisotte. L'envahissement des tubercules par le mal a eu lieu d'une manière tout-à-fait subite aux environs de Berlin, entre le 5 et le 8 septembre, au dire des cultivateurs. On se rappelle que c'est précisément à cette époque que les premiers symptômes de la maladie ont été remarqués en Savoie (56).

Ainsi, d'après M. Munter, ni la surface du tubercule, ni l'intérieur des cellules ne sont le siége d'un champignon. Lorsque l'altération a déjà fait de certains progrès, la pulpe ne se borne plus à une simple désagrégation ; elle finit par présenter au contact et à l'œil nu, tous les caractères du pus qu'on retirerait d'un abcès, ou d'une plaie en suppuration sur le corps d'un animal.

L'altération de la pomme de terre a paru, à quelques agronomes, être le résultat d'une maladie véritable, d'une épiphytie qui, à l'instar du choléra asiatique, se serait déversée sur cette espèce d'être organisé, en rayonnant pour ainsi dire, d'un centre commun, source de miasmes et de principes de contagion. M. Munter ne partage pas cette opinion, et nous le croyons dans la bonne voie. Des expériences lui ont appris que l'affection n'est pas contagieuse, résultat que d'autres observateurs avaient déjà obtenus. Il croit plutôt que des circonstances atmosphériques assez semblables se sont portées, avec plus ou moins d'intensité, sur différents points du continent européen, et ont produit partout les mêmes effets pernicieux. Ces circonstances sont, suivant l'avis du professeur de Berlin, des gelées blanches extrêmement précoces, suivies de pluies chaudes hors de toute proportion pour la saison.

88. M. le comte de Gasparin, pair de France et membre de l'Institut, ne croit pas devoir rattacher la cause de la maladie aux circonstances météorologiques qui ont accompagné leur développement[40]. L'illustre académicien s'est demandé si le degré de froid et d'humidité éprouvés par cette plante, étaient de nature à causer cette perturbation spéciale dans son organisation. Telle est la question que M. de Gasparin a cherché à résoudre, en comparant cette année à celles qui présentent les mêmes caractères, et recherchant si, en effet, les pommes de terre avaient souffert alors de ces intempéries. Il établit deux tableaux représentant les données au moyen desquelles on peut comparer entre elles les deux récoltes de printemps et d'été qui se pratiquent dans le midi, dont la première a été bonne, et la seconde mauvaise, et les comparer aussi à l'état moyen du climat. Il résulte de ces tableaux que la récolte attaquée est celle qui présente les plus hautes températures, dont le nombre de pluies et la quantité de pluie ne s'éloignent pas plus de l'état moyen que de l'autre, dont l'évaporation a été relativement plus active, et dont les nébulosités ont été moindres que pour la récolte non attaquée ; d'où M. de Gasparin conclut qu'aucun des phénomènes météorologiques que l'on observe habituellement, n'a été la cause du mal.

Ces recherches, quelque exactes qu'elles puissent être, ne sauraient détruire cette opinion que les influences atmosphériques sont la cause, la plus apparente du moins, de la maladie qui a atteint les pommes de terre en 1845. Les chiffres établis par le noble pair ne prouvent rien en faveur d'une opinion contraire ; car, dans la plupart des cas, personne n'ignore que c'est moins la quantité de pluie, le " nombre de pluies et les degrés du froid qui influent sur les produits d'une récolte, que l'époque même de la végétation et l'état où celle-ci se trouve quand elle est frappée par des causes extérieures contre nature. 89. Parmi les divers observateurs dont je viens de rapporter l'opinion, et dont on pourrait encore étendre la liste, nous avons vu que les uns ont attribué le mal à l'action d'un champignon parasite ; les autres n'y ont vu qu'une modification morbide du contenu des cellules, modification qui cependant, ainsi que nous l'avons établi, ne s'étend pas jusqu'à la fécule ; d'autres enfin, et c'est le plus grand nombre, en rattachent la cause aux influences atmosphériques. Qu'on n'aille pas croire que tout est fini là, et que l'on soit réduit à chercher la vérité dans le cadre mesquin des opinions qui viennent d'être décrites. La nature du sujet offrait un champ trop vaste à l'imagination des micrographes, pour que nous ne dussions pas attendre, de leurs doctes élucubrations, des résultats plus complexes ; c'est ce que vient, de faire un savant, en donnant à ce sujet des proportions vraiment gigantesques. M. Gruby[41], l'auteur qui s'est le plus servi du microscope, a vu dans les pommes de terre avariées, une épopée tout entière ; des armées d'animalcules rivaux se livrant d'horribles combats, tandis que les autres s'abandonnaient à la vie molle et paresseuse du sérail, en rongeant les pommes de terre sans souci du lendemain.

S'il faut en croire M. Gruby, les pommes de terre auraient non pas une mais trois maladies, c'est-à-dire trois maladies scientifiques ; elles seraient atteintes, 1° d'une maladie parasitique animale ; 2° d'une maladie mélanotique[42] ; 3° d'une maladie parasitique végétale. Ce savant a vu dans les parties altérées, des espèces de nids renfermant une grande quantité d'acarus de tout âge, des femelles en état de gestation, des œufs, des fétus et des tests d'acarus morts. Ces animalcules porteraient deux paires de membres articulés, recouverts de poils et réunis à leur extrémité par un ongle recourbé et pointu ; la tête de ces monstres invisibles à l'œil nu, porte deux mâchoires sur les côtés et deux poils très pointus sur le front. Ces acarus, suivant l'habile micrographe, sont semblables à ceux qu'on rencontre dans les vésicules de la gale des animaux. Jusqu'à présent, on avait cru ces parasites doués d'appétits franchement carnassiers ; il parait qu'ils ont soudain adopté le régime des pommes de terre. M. Gruby ne s'est pas contenté de constater leur présence, il a été témoin de leurs querelles, de leurs luttes, de leurs guerres intestines, et il a tracé d'une main vigoureuse, conduite par une imagination trop féconde, le tableau pittoresque de leurs mœurs dramatiques.

90. Passons maintenant à quelques détails plus rassurants, et terminons ce qui nous reste à dire sur la cause de la maladie des pommes de terre, par citer les travaux d'un autre auteur qui a bien également observé des animaux microscopiques sur les tubercules altérés, mais sans leur attribuer toutefois un rôle aussi actif que celui que M. Gruby a prétendu leur faire jouer dans la circonstance qui nous occupe.

M. Guérin-Ménéville[43], membre de la Société Royale et Centrale d'Agriculture de Paris, a étudié avec soin ces êtres si nombreux, observés jusqu'ici dans les pommes de terre malades, et destinés à concourir, avec d'autres forces de la nature, à la transformation incessante de la matière. Les petits animaux qui font le sujet de son travail, appartiennent à quatre grandes divisions zoologiques, les acariens, les myriapodes, les insectes et les helminthes. L'auteur pense, ainsi que beaucoup d'autres observateurs, que la présence de ces animaux n'est que la conséquence de l'altération des pommes de terre et non sa cause ; ils se sont développés dans ces tubercules parce que ceux-ci et la plante entière, rendus malades par les froids du printemps et l'humidité constante qui a régné cette année, leur ont offert un sol convenablement approprié à leurs mœurs, un sol garni de cryptogames dont ils se nourrissent, présentant un commencement de fermentation propre à faciliter le développement de leurs germes, etc.

Parmi les Scandes, M. Guérin-Ménéville a observé deux espèces nouvelles appartenant à deux genres distincts, et trouvées en grand nombre sur les pommes de terre altérées, ou dans de petites cavernes des tubercules malades. L'auteur donne à la première le nom de Glyciphagus feculorum, et à l'autre celui de Tyroglyphm feculœ. Ces deux espèces doivent se développer dans d'autres matières féculentes analogues ; mais M. Guérin n'a pu trouver dans les auteurs aucune observation sur ce sujet. Il est probable aussi que la fécule de divers végétaux, en se modifiant, doit donner naissance à diverses espèces de ces petits animaux, lesquels jouent peut-être un rôle indispensable dans les phénomènes qui constituent ces modifications ; mais la science manque encore de faits bien observés à ce sujet.

Parmi les Myriapodes, une petite espèce du genre Iule a été remarquée ; c'est l'Julus guttutatus des auteurs. Ce myriapode se trouve dans toutes les matières végétales en décomposition ; on le rencontre à la racine des plantes potagères, sous les amas d'herbes mortes, dans les fruits tombés et meurtris, dans les fraises qui posent à terre, etc. Ces animaux ont 15o pattes, et cependant leur marche est très lente.

Les Insectes observés jusqu'ici dans les pommes de terre malades, font partie de l'ordre des Coléoptères et de celui des Diptères ; plusieurs n'ont été trouvés qu'à l'état de larve ; et comme ces larves appartiennent aux espèces les plus petites, et par conséquent les moins connues, M. Guérin n'a pu arriver qu'à les déterminer approximativement. La plupart de ces larves ou des insectes parfaits appartiennent aux groupes si nombreux dont les diverses espèces se nourrissent de champignons, de moisissures et d'autres Cryptogames, afin d'en hâter la décomposition ; on a trouvé parmi ceux-ci une ou deux espèces carnassières, venues là pour leur donner la chasse et s'en nourrir. Parmi ces insectes, au nombre de neuf, je citerai seulement une larve de Taupin, découverte par M. Royer, inspecteur de l'Agriculture, près de Metz. Cette larve perfore les pommes de terre malades et saines, et devient très nuisible aux récoltes. On sait, du reste, qu'en Angleterre les agriculteurs ont signalé la larve du Taupin des céréales, comme nuisant aussi beaucoup aux navets, aux carottes, aux pommes de terre, aux choux, aux salades, etc., etc., et, dans les jardins fleuristes, auxiridées, lobelliées, œillets, etc. Elles pénètrent quelquefois en grand nombre dans ces diverses racines, et dévorent tout leur intérieur[44]. Enfin les Helminthes trouvés dans les pommes de terre malades appartiennent à une nouvelle espèce de Rhabditis, genre qui comprend les vibrions du blé, de la colle et du vinaigre. Cette espèce se distingue par plusieurs caractères faciles à saisir ; M. Guérin-Ménéville lui a donné le nom de Rhabditis feculorum.

2e Résumé général des caractères de la maladie.

91. Résumons maintenant les caractères de la maladie, en exposant d'une manière régulière et méthodique la marche pathologique qu'elle a suivie dans les diverses partie de la plante.

Les emblaves de pommes de terre qui étaient admirables de verdeur et de santé, ont perdu en quelques jours leur aspect réjouissant ; ces champs si beaux n'ont bientôt plus présenté aucune trace de végétation ; toutes les tiges étaient mortes ; on eût dit qu'une forte gelée du mois de décembre avait passe par-là. On a cru, en principe, que la maladie s'était communiquée de la tige aux tubercules ; mais il a été prouvé plus tard qu'elle s'est établie partout indistinctement. Ainsi l'on a eu, sur la même plante, des tiges saines et des tubercules malades, des tiges malades et des tubercules sains ; des tiges malades, un tubercule sain, et, à l'extrémité de ce dernier, un second tubercule affecté ; des graines malades se sont présentées sur des tiges saines avec des tubercules malades. Or, c'est là la démonstration positive de ce fait, que la maladie pouvait et a attaqué également tous les organes de la plante.

Nous avons vu que cette épidémie s'est répandue sur tous les points de l'Europe. En Belgique, en Hollande, en Allemagne, en Angleterre, en Piémont, etc., le mal a été le même que chez nous, et partout cette singulière altération a présenté les mêmes phénomènes. On a remarqué partout la même bizarrerie dans la propagation du mal ; ici, un champ a été frappé par le fléau ; à quelques pas plus loin, un champ presque contigu et soumis aux mêmes influences a été complètement intact ; des localités entières ont été respectées, d'autres ont été désastreusement atteintes ; les pays les plus élevés n'en ont pas été garantis, tandis que, quelquefois, des terres basses et humides n'ont eu aucun mal. Il est arrivé parfois que, dans un champ, toute la récolte a pu être instantanément envahie et totalement affectée ; d’autres fois le mal a commencé dans un point, et a envahi le reste du champ avec plus ou moins de lenteur.

La marche de la maladie n’a pas été moins capricieuse sous le rapport des variétés, qui toutes n’ont pas été également atteintes, et parmi celles qui l’ont été, toutes ne l’ont pas été au même degré. Généralement, les hâtives n’ont rien eu, quand elles ont été rentrées ou mûres avant le phénomène ; les tardives seules ont souffert, à quelques exceptions près. Aux environs de Paris, la jaune ronde et la vitelotte ont été les plus malades ; la rouge l’a moins été. Dans tous les cas, c’est à peu près de cette manière que les progrès du mal se sont exercés en Savoie, relativement aux variétés de pommes de terre attaquées, excepté que, chez nous, la rouge est celle qui paraît avoir le plus souffert, I

92. C’est à tort qu’on a répandu l’idée que ce genre d’altération pouvait bien être une maladie nouvelle, prenant, pour ainsi dire, en Europe son droit de domicile ; c’est à tort qu’attribuant son développement à l’existence d’une espèce de champignon microscopique récemment acclimaté dans nos pays, on a regardé cette maladie comme une menace incessante de dévastation pour les récoltes futures. Les bons observateurs, ceux qui n’ont point étudié l’épidémie dans le silence du cabinet, mais au milieu des champs, considèrent les influences météorologiques si étonnantes de cette année, comme la seule cause du désastre, et aujourd’hui, cette cause attribuée aux circonstances atmosphériques toutes spéciales, n’est, en quelque sorte, niée que par un très petit nombre d’observateurs. Cette influence a été telle, qu’elle a exercé son action non-seulement sur les produits de la pomme de terre, mais encore sur un grand nombre d’autres végétaux, ainsi que je l’ai dit précédemment (51). L’humidité paraît également avoir joué un rôle que peu d’auteurs ont cherché à contester, bien cependant que cette influence, prise isolément, n’ait pas été complètement indispensable à la production du phénomène. Tantôt en a vu paraître la maladie après de fortes ondées, comme en Belgique ; tantôt, comme cela est arrivé dans les environs de Paris, les tiges ont été gelées par un brouillard très froid qui a régné les 9 et 10 août. Enfin, dans d’autres pays, l’invasion de la maladie a coïncidé avec les alternatives brusques de soleil et de pluie, sans que la culture ait paru protéger en rien les tubercules. C’est à ces deux dernières circonstances que la plupart des cultivateurs s’accordent à rapporter les causes de la maladie en Savoie, où, comme je l’ai déjà dit, elle a commencé à être aperçue dans quelques localités la première huitaine de septembre.

C’est sans doute sous l’influence des journées très chaudes du mois de juin, suivies de nuits très froides, que s’est développé le premier germe de cette épidémie ; l’extrême chaleur du jour, accompagnée d’un soleil ardent, a produit sur la sève une surexcitation dans son mouvement ascensionnel ; à ce mouvement qui aurait dû être soutenu, a succédé le froid d'une nuit glaciale qui a précipité la sève avec violence vers le bas de la plante. Cette réaction presque subito a déterminé sur les tissus une désorganisation d'autant plus sensible, que la plante était alors plus éloignée de l'époque de la maturité ; ce qui explique pourquoi les plantations qui ont été faites tardivement, ont été plus affectées que les autres, dans leurs feuilles d'abord, dans leurs tiges ensuite, puis enfin dans leurs tubercules. Ne peut-on pas dire que les journées chaudes et les nuits froides des mois de juin et juillet, ont produit, sur les feuilles et les tiges des pommes de terre, le même effet que les journées de la fin d'octobre produisent sur la maturité des plantes, qu'elles hâtent dans certains cas, forcent dans d'autres, ou désorganisent même quelquefois quand elles sont en pleine végétation ?

93. Examinons maintenant les divers degrés de la maladie de cette solanée, dans les parties aériennes et souterraines, dans les fanes d'un coté, dans les tubercules de l'autre.

Quant aux altérations des parties aériennes, tous les observateurs conviennent que c'est la feuille qui a été d'abord affectée, non pas dans toute son étendue, mais par places. Elle présentait alors des taches brunes, qui île tardaient pas à s'étendre et à noircir. Bientôt les jeunes branches elles-mêmes étaient atteintes et noircissaient. Les tiges étaient ensuite envahies, et enfin toutes les parties vertes de la plante, frappées de mort, présentaient un aspect qu'on a comparé à celui qu'aurait produit sur elles l'action du feu. Après cette réaction, les feuilles se désorganisaient, perdaient leur adhérence et entraient en décomposition.

94. L'altération des tubercules est plus importante et mérite un sérieux examen. Quelle qu'ait été l'époque de l'invasion de la maladie, et les lieux où elle ait sévi, elle a toujours présenté trois périodes d'intensité : la première, indiquée par des taches qui envahissent la surface, et qui pénètrent un peu dans l'intérieur, en s'annonçant par une couleur rousse ou fauve, analogue à celle que l'on remarque dans les pommes meurtries ; dans la seconde, les taches s'agrandissent et pénètrent plus profondément ; les parties gâtées cèdent à la pression, laissent échapper un liquide, et répandent une odeur désagréable ; la troisième enfin est marquée par l'altération complète des tubercules, qui répandent une odeur infecte, et sont remplis de larves et de vers de toutes espèces ; conséquence toute simple, et non la cause, de l'altération des différentes parties du végétal, de même qu'on a vu naître, dans les mêmes circonstances, des animalcules, sans les considérer comme l'origine de cet état morbide. Ces altérations qu'ont éprouvées les pommes de terre, tant dans leurs tiges que dans les tubercules, peuvent se comparer, dans leur ensemble et avec assez d'exactitude, aux effets de la gelée. En effet, comme dans ce dernier cas, le parenchyme des tubercules a perdu sa résistance, et les cellules qui le composent ont cessé d'adhérer les unes aux autres. II en résulte, par les progrès du mal, une pulpe sans consistance, colorée en jaune brun, signe caractéristique de la maladie de 1845. Dans tous les cas, les grains de fécule ne sont que peu ou pas altérés, fait intéressant qui sauve, à lui seul, une grande partie du dommage causé par le fléau.

M. Reverdy, pharmacien-chimiste à Moûtiers, qui a aussi étudié cette maladie dans son arrondissement, a rencontré plusieurs variétés de tubercules, en petit nombre il est vrai, chez lesquelles le phénomène s'est produit avec des caractères tout-à-fait particuliers, et qui semblent montrer ses différentes phases. « Les taches, dit cet habile confrère[45], passent de la teinte violacée au rouge ; elles présentent des dépressions irrégulières, variant d'un demi-millimètre de profondeur, produites par la décomposition du tissu sous-cutané, qui est alors coriace et d'un brun foncé, s'il est peu épais ; dans le cas contraire, c'est-à-dire s'il a quelques millimètres, il est également brun à la superficie, mais souvent blanc et mou au-dessous ; d'autres fois il est blanc, spongieux, ou bien sec et pulvérulent. Ces trois dernières conditions indiquent évidemment des degrés successifs d'altération, du commencement à la fin. »

En coupant en travers un tubercule attaqué, on remarque que ses portions atteintes ont une couleur brune qui les fait facilement reconnaître. Cette couleur brune est surtout prononcée vers l'extérieur, mais on la remarque aussi plus avant dans l'intérieur ; et, avec un peu d'attention, on ne tarde pas à l'observer sur des points entièrement entourés de tissu encore sain, et par conséquent isolés. Si cet examen superficiel ne satisfait pas, il est facile de pénétrer plus avant dans la nature même de l'affection, en appelant à son secours le microscope. On reconnaît alors que cette couleur brune est due à une matière qui suit toutes les parois des cellules attaquées, et qui s'étend aussi dans tout leur intérieur. Disons enfin, pour terminer, que tous les tubercules n'ont pas été généralement attaqués, bien qu'ils aient pu l'être ; fréquemment le mal a commencé par la surface. C'étaient d'abord une ou plusieurs taches brunes, plus ou moins étendues et à peine visibles, qui, s'élargissant peu à peu, se réunissaient entre elles, gagnaient bientôt le centre, finissaient par altérer la plus grande partie de la pomme de terre, désagrégeaient sa substance et lu rendaient molle, brunâtre, infiltrée d'un liquide grisâtre, d'une odeur fétide et pénétrante qui rappelait celle du moisi ou des champignons altérés (79).

Tel est l'exposé, aussi fidèle que possible, des caractères particuliers de la maladie des pommes de terre, ainsi que des opinions émises sur la nature et les causes de cette altération. J'ai cru devoir étudier* cette partie de la question avec quelques détails, parce que les conséquences auxquelles elle conduit sont de la plus haute importance. En effet, si la maladie est due à l'influence d'un champignon parasite, rien ne nous garantit contre sa réapparition l'année prochaine ; si, au contraire, elle consiste uniquement dans une altération organique, les causes extérieures qui l'ont produite cette année peuvent très bien ne plus se présenter, nous l'espérons du moins, et dès lors l'avenir de cette précieuse ressource vient s'offrir sous un jour beaucoup moins sombre.

Les opinions qui attribuent la maladie de la pomme de terre à une espèce de fermentation putride, me paraissent les plus probables ; elles sont au moins conformes à l'observation des autres végétaux. M. Grelley[46] pense que l'on ne peut voir là qu'une fermentation du parenchyme avec ses conséquences naturelles. Quant à la présence des végétaux cryptogames et des animaux parasites, je crois qu'elle est tout-à-fait secondaire. D'ailleurs, comme l'a dit avec raison M. Lesquereux, au point où en est l'étude des cryptogames et des insectes parasites, il est impossible d'assigner à leur reproduction, à leur développement, à leur apparition enfin, des causes certaines. Sur ce sujet, les observations, quelque scrupuleuses qu'elles soient, ne seront jamais d'accord ; car, dès qu'une plante est atteinte d'une prédisposition morbide, elle se couvre bientôt de diverses espèces de ces petits champignons, qui toutes sont à la mort végétale ce que sont les insectes aux décompositions animales,'plus souvent encore le résultat que la cause.

Article 3e. — Usages alimentaires des Pommes
de '
terre 'malades.

95. Je commence par faire observer, avant tout, qu'il ne peut être ici question que des tubercules dans lesquels l'altération n'est pas encore arrivée au plus haut point ; car, dans ce cas, leur substance tombe en une sorte de putrilage, dont il est évident qu'on ne peut songer à tirer aucun parti, pour l'alimentation du moins. Nous verrons plus loin que, même dans cet état, il est possible de les faire servir à quelque chose. Les tubercules dont je vais parler sont ceux dans lesquels la maladie n'a pas encore détruit la cohérence des parties, mais où des taches brunes, plus ou moins nombreuses, sont des indices indubitables d'une affection bien prononcée., Des craintes sérieuses se sont élevées sur l'emploi des pommes de terre malades, et l'inquiétude s'est propagée avec une telle rapidité et un tel caractère d'exagération, qu'un grand nombre de personnes n'ont pas osé pendant longtemps, quelques-unes même n'osent pas encore aujourd'hui manger ce légume, lors même qu'il est parfaitement sain. On a parlé de coliques, de cholérines, de dyssenteries, et même d'autres symptômes plus ou moins graves, analogues à ceux que détermineraient les champignons vénéneux ; et, comme dans les grandes épidémies qui déciment l'espèce humaine, on a attribué à l'usage des pommes de terre altérées des accidents qui lui étaient tout-à-fait étrangers. Or, la première et la plus intéressante de toutes les questions qui pouvaient être posées à ce sujet, était celle-ci : Les tubercules malades peuvent-ils être manges sans inconvénient, soit par F homme, soit par les animaux? Cette question, je suis heureux de le dire, j'ai été le premier à la résoudre de la manière la plus satisfaisante ; mon exemple en a amené d'autres qui sont venus confirmer mes résultats, et l'on a sauvé ainsi, sur tous les points du globe où la maladie a frappé, une immense quantité de tubercules abandonnés en pure perte au milieu des champs ou ailleurs. Voici ce que je publiais à ce sujet dans le Courrier des Alpes, du 20 septembre [47] :

« Dans l'état des choses, on s'est naturellement demandé si les animaux et les hommes mêmes peuvent manger sans danger les tubercules plus ou moins altérés, et, dans le cas contraire, quel autre parti on pourrait en tirer. Déjà MM. Payen et Philippar ont répondu affirmativement, en ajoutant de prendre la précaution de laisser de côté les parties entachées par une altération sensible. Mais l'opinion de ces savants n'a point satisfait l'esprit public, qui exigeait des faits pratiques bien constatés, et non de simples opinions ou conjectures probables ; et, en attendant, on a continué à jeter une immense quantité de pommes de terre diversement atteintes de la maladie, et qui auraient pu nourrir cet hiver des populations entières ! Sentant combien il importait de savoir à quoi s'en tenir à ce sujet, je n'ai pas craint d'entreprendre sur moi-même des expériences propres à faire disparaître l'ombre même du plus léger doute à cet égard.

Après avoir fait ramasser, au hasard, des pommes de terre gâtées et abandonnées sur le sol, comme rebut, je m'en suis presque exclusivement nourri pendant trois jours consécutifs, sans rien ôter de ce qui était gâté, mais après avoir toutefois fait enlever celles qui forment la première catégorie dont il a été question au commencement de cet article (69). J'en ai ainsi mangé quatre kilogrammes, apprêtées au beurre, en soupe, ou simplement cuites à l'eau, sans en avoir éprouvé autres chose que des digestions un peu pénibles, symptôme qui ne se serait pas même manifesté, si j'avais eu soin de prélever les portions gâtées[48]. J'ai été plus loin ; j'ai bu, le matin à jeun, un verre (8 onces) de l'eau qui avait servi à faire cuire deux kilogrammes et demi de tubercules pourris ; cette eau était d'un gris jaunâtre, trouble, épaisse, sans être visqueuse, d'une odeur légèrement désagréable, et d'une saveur nauséabonde suivie d'une àcrété qui a persisté dans l'arrière-bouche pendant une heure ; je n'ai éprouvé d'autres symptômes de l'ingestion de ce liquide, qu'une chaleur incommode qui m'a fatigué la poitrine ; deux heures ensuite, tout était dissipé. Mes deux commis et mon domestique, me voyant manger ces pommes de terre sans aucune répugnance et surtout sans inconvénients, ont suivi mon exemple dès le deuxième jour, et ne s'en sont pas trouvés plus mal pour cela

Après de semblables faits, j'espère qu'on cessera de regarder comme poison les parties des pommes de terre atteintes de la maladie, et comme dangereuses, les pommes de terre elles-mêmes qu'on aura privées de tout ce qu'elles contenaient de gâté. Curieux de connaître ce qu'il était possible de retirer de mangeable des tubercules que l'on jette ainsi à pure perte, j'en ai fait ramasser cent livres, sans choix, et je les ai fait largement monder de toutes leurs parties malsaines.

Après cette opération, il est resté 73 livres de pommes de terre exemptes de toute altération, et dont je ne ferai pas la moindre difficulté de me nourrir comme des plus belles que l'on trouve au marché. C'est donc les trois quarts environ des pommes de terre que l'on jette, qu'il est possible de tirer parti[49]. Heureux si mes essais et mes observations peuvent contribuer à conserver au pauvre laboureur une grande partie du plus précieux de ses aliments, dont une prévention funeste eût pu le priver[50] «

96. M. H. Lecoq, de Clermont-Ferrand, a voulu répéter mes expériences ; il a mangé pendant plusieurs jours des pommes de terre tachées et dont la maladie n'était encore qu'au premier degré : il n'en a éprouvé aucune espèce de malaise.

97. M. Durand, professeur de pharmacie à Caen[51], a publié que, depuis un mois et plus, on mangeait dans le pays, et qu'il mangeait lui-même comme les autres, des pommes de terre viciées dont on jetait la partie altérée, comme on le fait des fruits, sans que personne en ait ressenti la moindre indisposition.

98. Les expériences positives auxquelles s'est livrée la Commission nommée par la Société d'Agriculture de Seine-et-Oise, sont venues pleinement confirmer ce que j'avais annoncé moi-même et ce qu'en avaient dit d'autres observateurs. Voici le résumé de ce rapport[52], dont les conclusions sont, comme on va le voir, en parfaite harmonie avec celles qui viennent d'être citées, et que je communiquais le 18 septembre, à la Chambre Royale d'Agriculture de Savoie.

« Trois membres de la Commission font usage, depuis huit jours, de pommes de terre avariées, avec la seule précaution d'enlever la partie avariée, sans avoir éprouvé aucune espèce d'incommodité.

Les ouvriers des fermes de Satory et de Villerat, exploitées par MM. Pigeon et Dégenette, ceux de plusieurs autres fermes, nourrris avec des pommes de terre avariées, sauf la précaution précitée, sont en parfait état de santé.

«. Depuis dix jours, quatre moutons, dont deux métis et deux solognaux, sont nourris, sur la ferme de Villerat, avec des pommes de terre avariées crues, sans aucune précaution ; ils se portent très bien ; trois ont acquis du poids, le quatrième est stationnaire. Quatre autres moutons de même race, mangent, depuis dix jours, sur la ferme de Satory, des pommes de terre cuites, dans le même état que les précédentes ; ils sont en très bon état. On n'a pas constaté leur poids.

Deux lapins mangent depuis vingt jours des pommes de terre avariées, dont on n'a pas enlevé la partie avariée ; non-seulement ils ne sont pas malades, mais ils ont sensiblement engraissé. »

99. Dans l'assemblée tenue par le Comice de Chambéry, le 11 octobre[53], M. le docteur Revel, professeur de médecine, a entretenu l'assemblée de l'influence de la pomme de terre malade sur l'économie animale. Les recherches de cet habile praticien ont établi « que l'état sanitaire de notre ville et des environs est le même qu'il a été les années précédentes aux mêmes époques, quoique l'on y fasse un emploi très considérable de pommes de terre plus ou moins altérées. »

100. M. le docteur Mongellaz, de Reignier, en Faucigny, a publié à ce sujet des principes que l'expérience condamne et que je dois réfuter ici.

« Relativement à l'usage des pommes de terre, dit-il[54], le mieux sans doute serait de les jeter, ou plutôt de les enfouir, pour que des animaux affamés ne se rendissent pas malades en les dévorant, mais la disette de ce précieux tubercule le fera tellement rechercher dans plusieurs localités, qu'on ne se décidera pas volontiers à faire le sacrifice de toutes les pommes de terre entachées de la maladie, et qu'on voudra les utiliser comme nourriture ; voici donc quelques précautions à prendre pour y parvenir : la première, c'est de ne jamais les donner crues aux animaux, parce qu'elles sont presque toujours nuisibles, et qu'elles peuvent, dans certains cas, devenir un véritable poison ; à plus forte raison, ne faut-il point leur donner, sans cuisson, les pelures et autres rebuts des pommes de terre gâtées, dont on aura séparé avec le couteau les parties saines, comme on le pratique généralement pour les usages domestiques. Il y a déjà bon nombre d'exemples de ce genre qui ont été funestes, non-seulement aux cochons, à qui cet usage cause une dyssenterie et une inflammation d'entrailles qui les mine sourdement, mais encore aux vaches, à qui le même usage fait perdre le lait et l'embonpoint, et peut occasionner d'autres accidents plus funestes encore. »

Je ferai observer d'abord que le dérangement mentionné par M. Mongellaz, est un fait assez constant, même lorsqu'on donne aux animaux des tubercules sains en abondance. Dans ce dernier cas, la pomme, de terre est regardée comme un régime débilitant, et, généralement, il n'en faut pas donner plus de la moitié de la ration qui doit composer la nourriture journalière (105).

101. M. Hénon, secrétaire de la Société d'Agriculture de Lyon, cite un exemple[55] tiré de la pratique de M. de Rochefort, l'un des premiers éleveurs du Charollais, qui, pour utiliser les pommes de terre atteintes en grand nombre parla maladie, les a données à ses bœufs à l'engrais ; il a même forcé la dose, sans observer aucun effet fâcheux ; des cochons nourris avec des pommes de terre tachées, cuites, les ont mangées sans inconvénient.

102. La Classe d'agriculture de Genève a fait connaître, par une circulaire adressée aux cultivateurs du Canton, les premiers jours d'octobre, que loin de jeter les tubercules atteints, il fallait autant que possible les utiliser au plus tôt, en commençant par les plus malades qui seront donnés aux bestiaux. « Quelques membres de la Classe d'agriculture, est-il dit, ont constaté, par des expériences suivies depuis huit jours, que les pommes de terre malades, données en nourriture, cuites ou crues, même sans en ôter la partie malade, n'avaient eu aucun inconvénient pour les bestiaux qui les ont consommées. Il en a été de même pour la nourriture des hommes, qui, jusqu'à présent, mangent, sans aucun effet fâcheux, des tubercules dont on a ôté la partie malade. »

103. Relativement à l'influence que peut exercer sur la santé de l'homme ou des animaux, l'introduction dans le régime alimentaire des tubercules plus ou moins profondément altérés, M. Bedel dit que: « D'après ce que l'on a pu observer depuis plus de deux mois dans le département des Vosges, nulle épizootie, nulle épidémie, nulle affection sporadique grave n'est venue témoigner de l'influence délétère de la nourriture des pommes de terre altérées[56]. »

104. Dans la vallée d'Allèves, province du Genevois, où la maladie a sévi avec rigueur (56 et 62), M. l'abbé F. Martin nous apprend que les habitants de cette commune ont mangé les pommes de terre qui étaient avariées, après avoir eu soin d'enlever, avant la cuisson, les parties altérées ; personne n'a éprouvé la moindre indisposition. Ils les ont fait servir journellement à la nourriture du bétail, même sans les avoir mondées ; celui-ci les a mangées constamment avec avidité, et n'a été atteint d'aucune incommodité[57].

105. Un mot encore, avant de finir, sur un sujet qui se rattache à l'un des points les plus intéressants de l'économie agricole. Aux accidents sans nombre attribués à l'usage des pommes de terre altérées données en nourriture aux bestiaux de diverses espèces, on a ajouté celui que caractérise la diminution et même la suppression totale du lait chez les vaches.

Depuis les beaux travaux de MM. Dumas, Boussingault, Payen, Liebig, Persoon, etc., sur l'alimentation des animaux, on a reconnu l'importance que l'on doit attacher à la présence des principes gras dans les fourrages. Il en est résulté la connaissance de ces faits pratiques, que les aliments des herbivores doivent toujours renfermer une dose déterminée de substances analogues à la graisse, destinées à concourir à la production du gras des tissus, ou à la formation de plusieurs sécrétions qui, comme le lait et la bile, contiennent des matières grasses en proportion notable. Si, malgré une dose insuffisante de principes gras dans les fourrages qu'elles consomment, les vaches continuent à donner les produits qu'on en obtenait sous l'influence d'un régime alimentaire complet, c'est qu'elles contribuent à l'élaboration de ces sécrétions aux dépens de leur propre graisse. Chaque jour, peut-être, pendant un temps limité, une vache, placée dans ces circonstances, rendra le même nombre de litres de lait. Il n'y aura pas diminution subite ; mais chaque jour aussi, comme l'a constaté M. Boussingault, la vache perdra un ou deux kilogrammes de son poids ; et si l'on persiste à lui donner une nourriture incomplète, quelque abondante que soit d'ailleurs cette nourriture, l'amaigrissement qui en sera la conséquence pourra devenir tel, que l'existence de la vache en soit sérieusement compromise.

S'il était démontré que, dans l'alimentation des vaches, le sucre et l'amidon concourent directement à la production du beurre, et que par conséquent les racines et les tubercules peuvent être substitués sans inconvénient au foin, aux grains, aux tourteaux huileux, etc., la pratique retirerait très souvent de cette substitution des profits considérables. Mais il n'en est point ainsi ; il résulte évidemment d'expériences entreprises sur une large échelle, par les auteurs précités, que les pommes de terre données seules, sont insuffisantes pour nourrir convenablement les vaches laitières, alors même que ces fourrages sont administrés avec abondance, on peut même dire à discrétion, puisque très souvent ces animaux laissaient une partie de la ration qui leur était offerte. Voici un exemple de ce principe vrai ; je l'emprunte à M. Boussingault qui l'a répété de mille manières et a toujours obtenu des résultats analogues. « Une vache rationnée avec 38 kilogr. de pommes de terre, et qui mangeait en outre de la paille hachée, continua à donner le lait qu'elle rendait sous le régime du foin ; le lait diminua graduellement, comme il arrive à mesure que l'époque du part s'éloigne. Sous l'influence de cette nourriture, qui ne comportait pas assez de matières grasses, la vache souffrit notablement, mais il fallut qu'il s'écoula un certain temps pour s'apercevoir de l'amaigrissement qu'elle éprouvait ; si l'observation, qui s'est prolongée pendant onze jours, n'eût duré que vingt-quatre heures, le résultat fâcheux qu'on a constaté aurait sans doute passé inaperçu. »

M. Boussingault a établi, par d'autres expériences, que deux vaches donnant chacune, en moyenne, 8 à 9 litres de lait par jour, sous l'influence d'un régime composé de 12 kilogrammes de foin, 8,5 de pommes de terre, 12 de betteraves, 7 de tourteaux de colza, et de la paille hachée à discrétion, avaient considérablement maigri par suite d'une alimentation de betteraves et de pommes de terre, malgré l'action réparatrice du regain qu'elles recevaient dans l'intervalle des deux expériences extrêmes. Voici les données de ces expériences :

======

POIDS DES DEUX VACHES :======

Pendant l'alimentation normale, huit jours avant la première expérience. 1,205 kil.
Après avoir été nourries pendant quelques jours avec des betteraves (lestées) 1,161 »
Après dix-sept jours de régime aux betteraves 1,074 »
Après avoir été lestées avec du regain de foin 1,114 »
Après quinze jours de nourriture au regain de foin 1,156 »
Après avoir été lestées avec des pommes de terre 1,073 »
Après quatorze jours d'alimentation aux pommes de terre 1,040 »
Différence extrême.... 165 kil.

Ces deux vaches ont perdu, par tête, 82,5 kilog. par suite du régime aux betteraves et aux pommes de terre ; dans ce dernier cas, les résultats sont encore moins avantageux.

106. Qui ne sait d'ailleurs que toutes les substances ne sont pas, à beaucoup près, également nutritives. Un grand nombre d'agriculteurs ont fait des expériences à ce sujet, et ont trouvé des résultats dont

les valeurs fournies par la pratique, s'accordent assez bien avec les chiffres assignés par la théorie, dans cette supposition, vraie dans bien des cas, que la valeur de diverses substances alimentaires végétales, était à peu près proportionnelle à la quantité d'azote ou de gluten que renferment ces végétaux. Le tableau suivant[58] indique les quantités théoriques et pratiques de substances alimentaires que l'on peut substituer à 10 kilogrammes de foin.

RÉSULTATS FOURNIS
Par
la pratique,
Par
la théorie.
Foin ordinaire 10 10
— de trèfle 8 à 10 8
Paille de froment 40 à 50 52
— d'orge 20 à 40 52
— d'avoine 20 à 40 55
— de pois 10 à 15 6
Pommes de terre 20 28
— vieilles 40 40
Carottes 25 à 30 35
Turneps 50 60
Choux 20 à 30 30 à 40
Pois et haricots 3 à 5 2 à 3
Froment 5 à 6 5
Orge 5 à 6 6
Avoine. 4 à 7 5
Maïs 5 6
Tourteaux 2 à 4 2 à 4

J'ajouterai comme complément de ces détails, que l'on peut poser en principe que, toutes les fois qu'un animal est nourri avec une seule espèce de végétal, il se fait une grande perte de l'un ou de l'autre des éléments nécessaires dans sa nourriture, et le grand art que nous enseigne la nature sur ce point, c'est que, par un mélange judicieux, non-seulement on économise de la nourriture, mais aussi on diminue considérablement le travail de l'appareil digestif.

On voit par tout ce qui vient d'être dit, que les accidents attribués à l'influence de l'usage alimentaire des pommes de terre malades, sont évidemment dus à des circonstances particulières ou locales, ou au régime trop exclusif de cette nourriture qui, donnée en trop grande proportion, est loin de présenter les conditions d'un bon aliment.

Je pourrais faire un volume entier, si je voulais citer tous les agriculteurs, tous les propriétaires qui, depuis près de cinq mois, nourrissent leurs bestiaux avec des pommes de terre altérées, en les leur donnant tantôt crues, tantôt cuites, et même souvent sans rien ôter des parties malades, sans qu'il en soit résulté jusqu'ici aucun dommage appréciable. Les conclusions qui précèdent, basées sur des expérimentations qui ne laissent rien à désirer, sont de nature à faire connaître le véritable état des choses, et doivent rassurer les agriculteurs, soit pour ce qui leur resterait à utiliser de tubercules malades, soit pour la conduite qu'ils auraient à tenir à cet égard, si des circonstances aussi malheureuses venaient à se présenter de nouveau. Les exemples que j'ai rapportés à ce sujet, suffisent, sans doute, pour convaincre les personnes mêmes chez qui les préjugés trouvent d'ordinaire un accès facile. — Ainsi donc se trouve neutralisée la terreur panique qui, sans motifs réels, a pu résulter de certaines exagérations scientifiques que rien ne saurait justifier. On voit, en outre, combien étaient peu fondées les craintes des nombreuses personnes qui ont regardé comme un poison les tubercules altérés, et combien s'étaient trompées celles qui avaient interdit la vente, soit des pommes de terre malades, soit même, par une généralisation qui pouvait être prudente, mais qui certainement était peu raisonnée, de toutes les pommes de terre saines ou malades sans distinction. On doit à ces fâcheux préjugés la perte de plusieurs millions de kilogrammes de ces tubercules, que l'on a donné en nourriture aux poissons des différentes rivières dans lesquelles les a fait jeter la prudence mal entendue des Administrations locales.

ARTICLE 4e. — Moyens proposés pour la conservation
des tubercules, et pour arrêter les progrès
de la maladie.

Procède par l'exposition au four, 108, —à la chaux, 109, —à la chaux et au chlorure de chaux, 110, — au chlorure de chaux et à la soude, 111, — au gypse, 112, — au sel, 113, — à la tannée, 114, — à l'acide sulfureux, id., —à l'alun et à la colle,115, — à la noix de galle, id., —au sable, 116. —Action de la lumière, 116 bis, — des alcalis et des acides, id. — Conservation dans les silos, 118. .— Essai comparatif de onze procédés, sur 500 livres de tubercules chacun, 119. — Action de la chaux, du sel, etc., sur la germination, 120. — La Maladie est-elle transmissible ? 121. — Conclusions générales, 122.

107. Si la maladie qui a frappé les pommes de terre en 1845, a continué à faire tant de progrès après l'arrachement même des tubercules, c'est que le chapitre des préservatifs et des palliatifs est celui sur lequel il a régné le plus d'incertitude. On le conçoit aisément, si l'on considère la divergence d'opinions qui divisait et divise encore les observateurs au sujet de la maladie elle-même, et l'absence presque totale d'expériences directes sur une affection dont l'invasion a été si subite et les progrès si rapides. — Hâtons-nous de le dire, celle partie de l'histoire de la maladie que nous étudions en ce moment a été le sujet de travaux nombreux, dont les résultats satisfaisants doivent rassurer les agriculteurs, pour le cas où un semblable malheur viendrait à se montrer de nouveau. Quant aux moyens proposés pour remédier à la maladie et aux précautions à prendre pour en prévenir le retour, ils varient nécessairement, suivant la cause à laquelle on la rapporte. C'est ainsi que ceux qui croient à l'infection par un champignon parasite qui, seul, aurait déterminé l'altération du tubercule, ont conseillé des précautions dont l'effet est d'empêcher la conservation et la dissémination des séminules ou des spores de cette plante microscopique. M. Morren, de Liége, a donné sous ce rapport, une série de prescriptions toutes dirigées dans ce sens et dont voici un résumé succinct : i° quand les fanes sont décidément perdues, les faucher au plus vite et les brûler sur place en évitant de les agiter ; 2° brûler de même, par précaution, à la récolte, les fanes des pieds sains ; 3° quand les tubercules sont attaqués, les retirer de terre pour séparer et brûler ceux qui sont déjà malades, pour utiliser au plus tôt ceux qui sont encore sains ; 4° renouveler les pommes de terre en en faisant venir, pour l'année prochaine, des pays qui ont été entièrement épargnés cette année ; 5° dans le cas où l'on emploierait pour semence les tubercules du pays, les chauler par immersion dans un liquide formé de 25 kilog. de chaux, 1/8 de kilog. de sulfate de cuivre, et 3 kilog. de sel marin, sur 125 litres d'eau. D'un autre côté, ceux qui n'attribuent pas l'infection à un champignon parasite, et qui voient la cause principale de la maladie dans les circonstances météorologiques exceptionnelles qui ont régné pendant toute cette année, ne croient pas à la nécessité des précautions que nous venons de faire connaître, ils pensent que, comme il y a forte probabilité que les mêmes circonstances ne se reproduiront pas l'an prochain, il est tout aussi probable que la maladie aura disparu avec elles. Un fait qui autoriserait à admettre cette consolante manière de voir, serait celui que les journaux ont rapporté d'après la gazette de Dusseldorf. Le fermier d'un domaine du duc d'Arenberg, près de Dusseldorf, aurait reconnu que le moyen le plus sûr pour empêcher l'invasion de la maladie des pommes de terre, et même pour guérir celles qui sont déjà atteintes, consisterait simplement à herser profondément la terre où elles sont plantées, de manière à produire une évaporation abondante. Ce moyen, est-il dit, a complètement réussi.

Quoi qu'il en soit, je vais exposer ici les divers moyens qui ont été proposés, soit pour effacer dans les tubercules malades les traces de l'altération produite en eux par la maladie, soit pour permettre de les conserver après les avoir traités préalablement de manière à les purifier.

108. Le procédé suivant est dû au docteur Variez, de Bruxelles : « Placez pendant 18 à 20 minutes, les tubercules atteints de sphacèle dans un four chauffé à 6l ou 65 degrés R.[59] (80 cent.). Une eau noirâtre et fétide découle des tubercules redevenus sains et même meilleurs à manger que dans l'état ordinaire ; une pellicule brunâtre sèche, que l'on peut enlever avant de faire cuire, recouvre la place attaquée, mais elle est sans action désorganisatrice ultérieure du tubercule, qui se conserve parfaitement sain. Il paraît cependant que si on lave les tubercules avant de les soumettre à l'action de la chaleur, la gangrène gagne jusqu'au cœur, et le but n'est pas atteint. »

Ce procédé, tenté par d'autres personnes, n'a pas toujours fourni des résultats aussi satisfaisants que ceux obtenus par le docteur Variez. Je citerai entre autres, Mgr Billiet, archevêque de Chambéry, et président de la Société Royale Académique de Savoie. Ce digne prélat, dont le zèle égale les lumières, a répété ces expériences sur une assez large échelle, et les tubercules passés au four à divers degrés de température, ont continué à se pourrir comme ceux auxquels on n'avait pas fait subir cette opération.

109. Dans sa communication à l'Académie, du 22 septembre dernier, M. Victor Paquet rapporte des expériences dans lesquelles il dit avoir obtenu de très bons résultats de l'emploi de la chaux vive, mêlée d'un quart de suie et de charbon de bois pulvérisé. Il a saupoudré, le plus exactement possible, de ce mélange, des tubercules qui présentaient un commencement de maladie ; il les a ensuite mis dans une cave. Un lot égal de tubercules, au même degré d'altération, avait été mis également dans une cave, sans chaulage préalable. « Le douzième jour, dit M. Paquet, les tubercules non chaulés étaient complètement gangrenés ; ils fermentaient déjà. Les autres étaient sains. »

La chaux, à l'état de lait, a paru fournir de bons résultats ; la plupart des observateurs sont d'accord sur ce point.

M. le docteur Decerfz[60] l'a employée à la dose de 30 grammes pour 5 litres d'eau[61]. « Le chaulage, dit-il, est peu dispendieux et facile à pratiquer ; il ne paraît devoir altérer en rien la faculté reproductive des tubercules, et ne s'oppose d'ailleurs, en aucune façon, à leur emploi comme aliment, dans les cas où l'on n'en ferait pas usage pour les semailles. »

110. MM. Philippe Rosset, De Passy, et François Grosset, mécanicien à Mégève, en Faucigny, conseillent d'ajouter au lait de chaux, une certaine quantité de chlorure de cette terre. « Le chlorure de chaux, disent-ils, désinfecte non-seulement la partie corrompue, mais il détruit le principe corrupteur, qui est la tendance de l'humidité étrangère au tubercule, à la putréfaction, en ce qu'il évapore cette humidité et qu'il purge le tubercule de toute la matière qui n'est pas entièrement de sa nature. Lorsque, après l'opération, les pommes de terre sont complètement séchées, la partie endommagée devient inerte, et on se borne alors à la rejeter dans l'usage[62]. »

111. A l'appui des expériences des auteurs précités, le Constitutionnel Neuchâtelois a publié le moyen suivant, qui paraît être assez efficace : « Les pommes de terre saines et malades, après avoir été lavées, doivent être mises pendant une demi-heure dans une dissolution de chlorure de chaux[63] (une livre de chlorure pour cent litres d'eau) ; on les place ensuite pendant vingt minutes dans une dissolution de soude, faite dans les mêmes proportions d'une livre d'alcali pour cent litres d'eau. On nettoie les pommes de terre dans de l'eau fraîche, et on les sèche à l'air. Une livre de chlorure de chaux et une livre de soude, suffisent pour sauver 500 livres de pommes de terre.

Ce moyen simple, à bon marché et tout-à-fait innocent, est-il dit, garantira les pommes de terre saines de toute pourriture, et arrêtera immédiatement la maladie chez celles qui sont déjà attaquées ; les pommes de terre saines ne perdent ni leur couleur, ni leur odeur, ni leur goût ordinaire ; celles qui sont destinées à servir de semences, sont complètement préservées. Le chlore détruit la pourriture et les champignons, s'il y en a ; il est ensuite neutralisé par la soude. »

112. M. Amoudruz, d'Annecy, qui s'occupe beaucoup d'agriculture, a conseillé l'emploi du gypse cuit et en poudre ; une coupe de cette substance peut conserver cinq coupes de pommes de terre. Voici ce procédé[64] :

« 1° On saupoudre de gypse, à une ligne d'épaisseur, le lieu de la cave ou sellier où l'on veut leur faire passer l'hiver.

2° On étend à deux ou trois pouces d'épaisseur, la moitié de la coupe de gypse, sur une aire ou plancher sec et propre.

3° On jette une pellée de gypse dans un seau d'eau ; on agite, ce qui forme un lait de gypse avec lequel on arrose les cinq coupes de pommes de terre.

4° On prend par pellées ces pommes de terre humectées, pour les étendre et rouler dans la demi-coupe de gypse (voyez N° 2), comme on roule de la pâte dans la farine.

5° Lorsque les pommes de terre sont bien imprégnées de gypse, elles sont blanches comme des œufs ; on les retire et entasse dans le lieu de la cave préparé (voyez N° 1).

6° On égalise et unit le tas, pour que son épaisseur égale et ne dépasse pas 8 ou 10 pouces pour les petites, et un pied pour les grosses. Cette couche est ensuite saupoudrée du gypse restant de la coupe, pour remplir à peu près les interstices, mais pas entièrement.

On peut faire une seconde couche sur cette première, semblable en tout à celle-ci. — On ne conseillerait pas d'en faire une troisième.

II n'y a pas besoin de monder exactement toutes les pommes de terre ; on se bornera à enlever les plus mauvaises.

On obtient ainsi une conservation des plus parfaites, tant pour les tubercules destinés à être mangés et employés à la cuisine, que pour ceux que l'on veut garder pour semence. »

113. Parmi les agents anti-sceptiques, le sel marin, employé depuis plusieurs années en Suisse dans le même but, et si favorable d'ailleurs à la nutrition, a été conseillé par plusieurs personnes et notamment, en Savoie, par mon honorable collègue, M. Bebert, pharmacien et professeur de chimie à Chambéry. A ce sujet, la Gazette du Simplon[65] rapporte ce qui suit : « Un procédé qui est fort en usage dans les environs de Thônes pour la conservation des pommes de terre, c'est de les plonger dans l'eau bien salée de sel de cuisine, de les y laisser pendant six à huit heures, puis de les mettre en tas après avoir eu soin de les sécher. Ce procédé n'enlève rien à la faculté germinatrice des plants, qui lèveront très bien le printemps prochain. Le sel étant un élément conservateur de sa nature, détruit la pourriture et maintient le tubercule dans un état très sain. »

La Commission nommée par le Comice agricole de Chambéry, pour étudier la maladie des pommes de terre[66], a aussi essayé ce mode de conservation, dont elle a obtenu de bons résultats.

La Commission a fait ses essais avec une solution saturée à raison de 40 livres (de gabelle) de sel sur 50 litres d'eau. M. le baron Fortis, l'un des vice-présidents du Comice, a fait, de son côté, des essais très satisfaisants sur une centaine de quintaux, avec une solution de 30 livres seulement par tonneau d'eau, soit 400 kilogrammes environ. Les pommes de terre immergées dans ces solutions et séchées ensuite au grand air, se sont parfaitement conservées, tandis que celles qui avaient été abandonnées aux conditions ordinaires, ont continué à pourrir rapidement.

MM. Michel St-Martin et Henri Ract, secrétaires du Comice, résument le procédé dans les termes suivants: « Dans des cuves, cuveaux, gerles ou autres vaisseaux de bois facilement maniables, mettez l'eau et le sel dans la proportion de 100 livres (de gabelle, soit 37 kilog.) de sel sur 500 litres (un fort tonneau) d'eau, agitez, et, dans quelques minutes, la dissolution sera parfaite. Versez cette saumure sur les pommes de terre mondées de toutes les parties dont le ramollissement annonce la putréfaction ; laissez tremper pendant une heure, et versez ensuite cette même saumure sur de nouvelles pommes de terre. Les 500 litres, qui contiennent pour 20 fr. de sel, suffisent pour plus de 200 quintaux de tubercules. Au fur et à mesure qu'on enlève la saumure, on fait sécher les pommes de terre et on les emmagasine ensuite. »

Si le sel réussit à conserver les pommes de terre, il paraît que l'on n'obtient ce résultat qu'en opérant sur des tubercules sains. M. Dumas, membre de l'Institut de France et l'un des chimistes les plus distingués de l'époque, a pensé que d'abord il convenait d'observer les effets du sel sur les tubercules attaqués, et il a reconnu que ce composé, eh faibles proportions, hâte d'une façon extraordinaire la putréfaction des tubercules envahis. J'ai obtenu moi-même les mêmes résultats, et beaucoup d'autres n'ont pas été plus heureux dans leurs essais. Il paraît donc, en définitif, que le sel peut préserver des pommes de terre saines de la contagion qui envahit une récolte, mais qu'il produit des effets tout opposés sur les tubercules malades.

114. M. Payen[67] a conseillé la tannée, qui a paru réussir, et l'acide sulfureux, qui prévient ou suspend les fermentations de tout genre. — La tannée, stratifiée par couches avec les pommes de terre, absorberait l'oxigène de l'air et l'empêcherait de venir en aide à la fermentation. J'ai essayé moi-même ce procédé sur trente quintaux de pommes de terre plus ou moins altérées. — Malheureusement, dans le but d'obtenir de meilleurs résultats, j'avais fait sécher la tannée dans un four, et je l'employai encore tiède. — Comme j'opérais sur une quantité assez considérable, il se déclara bientôt au centre de la masse une fermentation telle, que les pommes de terre se trouvèrent presque à moitié cuites. Je fis immédiatement étendre les tubercules pour leur donner de l'air ; malgré cela, ils continuèrent à se pourrir et n'ont servi à autre chose qu'à faire du fumier. Employée sur une masse de six à huit quintaux seulement de pommes de terre, la tannée, parfaitement sèche, sans être chaude, peut fournir de bons résultats.

« L'acide sulfureux, dit M. Payen, a blanchi et maintenu en bon état des tubercules malades exposés momentanément à son action ; on aurait, dans la combustion du soufre brut, le moyen d'appliquer à peu de frais cet acide en grand. »

115. M. Saluees, pharmacien-chimiste de cette ville, a également soumis des pommes de terre altérées à l'action de diverses substances, dans le but d'arrêter les progrès du mal. Les procédés qui ont offert les meilleurs résultats à cet habile confrère, sont les deux suivants : i° 130 livres de pommes de terre gâtées ont été plongées pendant 5o heures dans de l'eau tenant en dissolution huit onces d'alun ; séchées ensuite et passées dans de l'eau contenant i/200 de son poids de colle de Flandre, elles ont été séchées de nouveau et saupoudrées enfin de charbon de bois en poudre. Quatre mois après, i/3o à peine de la masse s'est trouvé entièrement altéré, le reste était presque comme au jour de l'expérience ; — 2° 30 livres de pommes de terre rouges et jaunes, presque toutes pourries au quart, ont été mises en macération pendant 24 heures dans de ï'eau additionnée de quatre onces de poudre de noix de galle ; on les a fait sécher ensuite, après quoi on les a placées dans de la poudre de charbon très sèche. Quatre mois après, elles étaient dans le même état de conservation que le jour de l'expérience ; sept tubercules seulement étaient à peu près entièrement pourris.

116. Un autre moyen donné par M. Bischoff, pharmacien à Lausanne, comme un des plus simples et des meilleurs, consiste « à mettre les pommes de terre bien lavées et ressuyées dans du sable très sec, couche par couche (de manière à ce que les pommes de terre ne se touchent pas), immédiatement recouvertes d'environ deux ou trois pouces du même sable, et les tenir dans un endroit le moins humide qu'on ait et où il ne gèle pas. »

La Gazette du Midi a publié un procédé analogue ; elle propose de conserver les tubercules affectés de gangrène, dans des couches formées d'un mélange de trois parties de sable bien sec et d'une partie de cendres, puis, lorsqu'on veut s'en servir comme aliment, on les lave avec de l'eau et un peu de sel ou de vinaigre, et on les fait bouillir dans de l'eau avec du sel.

Ce procédé est excellent et l'un des meilleurs de tous, ainsi qu'on le verra plus loin, mais il est rigoureusement nécessaire d'employer du sable très sec ; l'on obtient de meilleurs résultats encore, si l'on mélange au sable un dixième environ de poussière de charbon, de cendres, de gypse, de chaux éteinte ou de cendres de chaux. Dans tous les cas, on conçoit facilement que des procédés très simples et peu dispendieux peuvent seuls être mis en pratique dans la plupart des exploitations rurales ; à ce titre, le sable pur ou mêlé aux substances sus-énoncées, mérite à tous égards la préférence.

116 bis. L'action de la lumière paraît avoir eu une grande influence sur la continuation du mal chez les tubercules arrachés. En effet, lorsque toutes les autres conditions étant égales, on place des tranches de pommes de terre, les unes dans l'obscurité, les autres à la lumière du jour, on trouve que celles-ci se colorent beaucoup plus que les premières. La lumière favorise donc l'action de l'oxigène sur l'extractif, et cette circonstance peut expliquer en partie l'influence de l'obscurité sur la conservation des fruits.

M. Chatin[68] a fait des expériences très intéressantes pour prouver que les alcalis n'empêchent pas l'altération de l'extractif, qui colore tous les tubercules malades et constitue le principe de la coloration des fruits blets, tandis que les acides s'opposent à cette altération de la manière la plus absolue.

117. Quoi qu'il en soit des divers procédés qui viennent d'être énumérés, disons, pour être vrais, que les progrès du mal se sont considérablement ralentis, et, pour ainsi dire, arrêtés depuis la cessation des pluies, et aussi depuis que les précautions hygiéniques prescrites, presque en même temps par plusieurs agronomes, ont été généralement adoptées. Partout où l'on a placé les pommes de terre dans les lieux spacieux, secs et aérés, en couches peu épaisses, qu'on les a remuées souvent, et enlevé, à chaque inspection, les tubercules tachés, on a éprouvé très peu de perte. M. Durand[69] s'est assuré, par exemple, qu'en ayant soin de séparer des tubercules malades les tubercules sains, et en plaçant ceux-ci dans des lieux secs et à Cabri de la lumière, on parvenait à les conserver comme dans les années ordinaires. « A l'Hôtel-Dieu de Caen, dit-il, 300 hectolitres de pommes de terre se conservent de cette manière depuis plus d'un mois sans altération, bien que le triage des tubercules affectés n'ait pas été fait avec tout le soin désirable. »

Dans le cas où l'on serait obligé d'amonceler les pommes de terre en tas, ceux-ci devront être aussi petits que possible et isolés les uns des autres. Ceux à qui les emplacements ont permis de les étendre en une seule couche, ont fort bien réussi ; et, avant de les emmagasiner ainsi, deux ou trois journées d'exposition à l'air sec et au soleil, ont eu une influence très favorable sur la conservation ultérieure. C'est en suivant ce mode d'opérer, qu'un habile administrateur, M. le comte de Quincy, syndic de première classe de cette ville, est parvenu à sauver assez de pommes de terre pour suffire aux semences de ses vastes propriétés du Chablais.

118. L'ensilotage ordinaire, disait M. Payen[70], serait l'un des plus mauvais moyens, car la fermentation putride se propage avec une grande rapidité au contact d'un tubercule à l'autre, même jusque parmi les plus sains : elle gagnerait ainsi toute la masse enfermée dans un silos. Selon M. Boussingault[71], c'est surtout dans les caves et les silos que le mal aurait fait de grands progrès ; ainsi, dans une exploitation agricole, la perte qui, au moment de la récolte, n'atteignait pas 8 pour 100, s'est élevée, après un court séjour des tubercules dans un silos, à près de 33 pour 100, tant a été rapide la contagion.

J'ai voulu m'assurer, de mon côté, ce qu'il en était à cet égard, et connaître par moi-même si l'ensilotage, qui réussit très bien pour conserver les pommes de terre saines jusqu'au printemps, ne pouvait pas produire d'aussi bons résultats avec des tubercules avariés. J'ai donc placé, la première huitaine de novembre dernier, dans un fossé pratiqué dans un terrain en pente, 40 quintaux de pommes de terre altérées, avec la précaution de garnir d'une bonne couche de paille les parois du silos, et de recouvrir le tout d'une couche de terre de deux pieds d'épaisseur, en forme de dos d'âne et bien battue, pour empêcher aux eaux pluviales de s'infiltrer et de pénétrer dans l'intérieur du fossé. On trouvera à la fin de cet ouvrage, une note qui fera connaître l'époque de l'ouverture de ce silos, et l'état dans lequel les tubercules y auront été trouvés.

119. En résumé, les divers procédés décrits dans cet article, et exécutés isolément, dans des conditions différentes, nous mettaient dans l'impossibilité de pouvoir juger de leur valeur relative. Pour atteindre ce but, j'ai préparé, la dernière quinzaine d'octobre, d'après les onze procédés suivants : tannée, chaux, chlorure de chaux, sel, cendre de chaux, sable pur, sable et charbon de bois en poudre, sable et cendre de chaux, gypse, infusion de suie et eau créozotée, j'ai préparé, dis-je, avec ces diverses substances, 500 livres de pommes de terre également altérées, puisqu'elles provenaient toutes du même champ ; ces onze tas de 500 livres ont été placés dans onze cases d'égale grandeur, formant une épaisseur de six pouces .environ, et ces cases sont toutes situées, à côté les unes des autres, dans l'orangerie du Jardin-des-Plantes, dont le fond est un sable peu humide, et dans l'intérieur de laquelle la température n'arrive jamais au degré de glace fondante. Enfin, pour servir de terme de comparaison, une douzième case, placée à la suite des précédentes, contient également 500 livres des mêmes pommes de terre, mais qui n'ont subi aucune espèce de préparation. Total des tubercules employés pour ces douze expériences, 60 quintaux. Ici au moins, comme il est facile de le voir, toutes les circonstances de l'opération étant égales, les résultats devront inspirer plus de confiance.

Un mois après l'exécution de ces divers procédés, j'ai remarqué que les pommes de terre placées dans le sable pur, le sable et le charbon, le sable et la cendre de chaux, étaient les mieux conservées ; elles étaient d'une fraîcheur vraiment remarquable ; venaient ensuite, comme présentant des résultats moindres, et par ordre de leur valeur réciproque, les préparations à la cendre de chaux, à la tannée, au gypse, à la chaux, à la créozote, à la suie, au chlorure de chaux et au sel. Les pommes de terre saumurées étaient les moins bien conservées ; elles étaient humides, et moisissaient à la surface, bien qu'elles eussent été, comme toutes les autres qui avaient été mouillées, exposées pendant un jour ou deux au soleil après leur préparation, pour en opérer la dessication. L'observation m'a prouvé que les procédés qui obligent à mouiller la pomme de terre, valent moins que ceux où l'on n'emploie que des substances sèches ; et, parmi ces dernières, le sable réunit toutes les conditions désidérables, si on a soin de l'employer parfaitement sec, et de ne pas donner aux tas ainsi préparés une hauteur de plus de i o à i2 pouces. Pour 1 fr. on peut facilement conserver ainsi 30 quintaux de pommes de terre ; je regarde donc ce procédé comme étant, sans contredit, le plus simple, le plus prompt, le plus facile et le plus économique de tous. 120. Dans toute hypothèse, on s'est demandé si les divers corps employés à la conservation des pommes de terre, la chaux, le sel, le chlorure de chaux surtout, ne nuiraient point à la germination des tubercules. Cette question est parfaitement résolue. Dans toutes mes cases, j'ai pu trouver des pommes de terre chez qui le germe s'est plus ou moins développé ; toutefois, le meilleur résultat se trouve dans les préparations de sable, et le moins favorable parmi les pommes de terre saumurées. Pour me convaincre, du reste, que ces germes peuvent atteindre toutes les périodes de leur végétation, j'ai fait planter, du 15 octobre au 20 novembre 1845,25 livres de pommes de terre provenant de chacun des onze procédés que j'ai précédemment décrits ; chaque partie de 25 livres occupe une égale surface du même terrain ; et, tout à côté de ces plantations, figurent, comme objet de comparaison, des pommes de terre saines, des pommes de terre altérées, sans préparation, des pommes de terre pourries, plus ou moins putréfiées, et des pommes de terre devenues vertes sous l'influence de l'air et de la lumière ; chacune de ces quatre dernières catégories plantées dans les mêmes conditions de quantité et de terrain que les précédentes. Ces plantations ont été mises cet hiver à l'abri de la gelée ; je ferai connaître plus tard, par la voie des journaux, les résultats qu'elles fourniront. 121. Une autre question plus grave et plus importante se présentait ensuite. On s'est demandé si, en plantant dans le même sol et en se servant de tubercules plus ou moins altérés, la maladie n'est pas susceptible de reparaître une seconde fois, ou, en d'autres termes, si les pommes de terre altérées produiront des tubercules sains. Il est facile de comprendre que toute hypothèse sur ce sujet ne saurait remplacer la pratique qui, seule, peut décider en l'espèce ; et, pour cela, il faudrait attendre la récolte des premières pommes de terre gâtées qui seront semées ce printemps. — Malheureusement, à cette époque, la solution du problème arriverait trop tard. C'est pour remédier à cet inconvénient, que j'ai fait, en décembre 1845, une culture forcée d'une trentaine de tubercules plus ou moins attaqués de la maladie, placés dans un petit carré de six pouces de terre de profondeur, et abrités du froid par un vitrage recouvert de paillassons. La terre elle-même repose sur du fumier de cheval tassé à une hauteur de trois pieds, afin de fournir à la végétation la chaleur nécessaire à son développement. De cette manière, j'espère obtenir des tubercules assez gros à la fin de mars, pour pouvoir juger de leur état, connaître si la transmission a eu lieu, et, dans le cas contraire, annoncer, par la voie des journaux, ces résultats intéressants aux cultivateurs, qui les apprendront encore assez tôt pour utiliser, comme semences, les pommes de terre malades qui leur resteraient encore (167). S'il est permis d'émettre une opinion anticipée sur les résultats futurs de cette petite culture anormale, je pense que toutes ces pommes de terre produiront, sinon des fruits aussi bons et aussi beaux que ceux que l'on obtiendrait avec des semences choisies et de bonne nature, du moins des produits passables et exempts de la maladie des tubercules qui les auront fournis.

122. Conclusions générales.

1° Si la maladie de 1845, ou toute autre altération analogue, venait à se produire de nouveau, il ne faudrait pas trop se hâter d'arracher les pommes de terre ; on a remarqué en Suisse et dans d'autres localités, que les tubercules arrachés prématurément ont fini, comme les autres, par se gâter tout-à-fait, malgré les précautions prises pour les conserver. Il n'est pas exact de dire que ceux laissés en terre se sont entièrement guéris, ni même améliorés, comme l'ont écrit quelques journaux ; mais il paraît que, la pomme de terre une fois atteinte, la maladie faisait moins de progrès en terre que dans toute autre circonstance où des causes physiques tendaient sans cesse à l'augmenter[72].

2° Dans tous les cas, extraire la pomme de terre par des jours secs, avec toutes les précautions pour ne pas la blesser ; les pommes de terre ainsi entamées par l'instrument, se sont comparativement pourries plus vite que les autres.

3° Exposer, étendus, isolés, les tubercules à l'air, plutôt même isolés à la pluie, qu'amoncelés en tas et renfermés, parce que le contact, entre ces tubercules, accélère les progrès de la fermentation putride.

4° Une exposition au soleil, de quelques jours, produit les plus heureux résultats ; elle enlève au tubercule cet excès d'humidité qui est la source de sa maladie, ou du moins qui contribue beaucoup à la développer. Les pommes de terre seulement atteintes, mais non pourries, résistaient dès que leur superficie était sèche, ou qu'elles restaient séparées les unes des autres.

5° Lorsque les emplacements manqueront, il faudra tenir les tubercules en petits tas, dans des lieux secs, aérés, à l'abri de la lumière ; les visiter souvent et enlever à mesure ceux que la maladie envahit.

6° Toutes les observations s'accordent à prouver que l'extraction prompte de la fécule est le meilleur moyen de tirer parti des pommes de terre malades, et d'éviter les déperditions spontanées. Mais comme, dans beaucoup de localités, on ne peut pas livrer immédiatement à la râpe tous les tubercules atteints, ou même douteux, il s'agit d'en conserver une partie pour l'alimentation.

7° En plaçant par lits alternatifs les tubercules isolés et du sable bien sec, remplissant les intervalles et formant une épaisseur de z centimètres au-dessus, on réunit les conditions utiles d'isolement et de température .peu variable, sans augmenter outre mesure les emplacements ; les pommes de terre ainsi préparées se conservent parfaitement.

8° Les pommes de terre entièrement pourries peuvent servir comme engrais ; on les dispose par couches alternatives avec de la terre. Ce mélange sera très bon plus tard pour terrer les prés, les vignes ou pour planter les arbres.

9° L'usage alimentaire des pommes de terre malades, celles dont les tissus sont restés fermes et exempts de fermentation putride, et après en avoir enlevé les parties altérées, n'ont offert jusqu'ici aucun inconvénient appréciable, bien constaté, ni chez les hommes, ni chez les animaux. Les vaches laitières, les moutons, les porcs, ont été nourris de cette manière depuis cinq mois, sans accident déterminable.

10°. Les tubercules destinés à la reproduction devront, autant que possible, avoir été récoltés dans un autre terrain que celui dans lequel on veut planter ; ce changement est toujours avantageux. Il est, du reste, en dehors des principes de l'agriculture, de cultiver deux fois de suite, sur le même champ, la même espèce de plante. On devra, en outre, prendre de préférence les pommes de terre provenant de terres sèches et légères ; choisir les plus saines ou les moins altérées, les plus franches et les mieux caractérisées, et surtout les espèces hâtives qui paraissent s'être montrées cette année plus robustes et plus capables de résister à l'invasion du mal.

11°. Les pommes de terre élevées de graines ne paraissent pas avoir été atteintes par l'épidémie, à quelques rares exceptions près. On établira donc des semis réguliers pour renouveler l'espèce, et conserver et multiplier les variétés robustes (33). L'on sait d'ailleurs que plus la graine d'une plante vient de loin et est semée loin de son lieu d'origine, plus elle produit des variétés propres à être conservées dans le pays où elles naissent. C'est ainsi que le Dahlia est uniforme de race au Mexique, tandis qu'il produit en Europe des milliers de variétés.

12°. La maladie de 1845 est due aux influences combinées des agents physiques, qui se sont montrés, cette année, d'une manière tout exceptionnelle. La présence des champignons et des animaux parasites n'est pas caractéristique de la maladie ; elle en est l'effet et non la cause.

13°. Les pommes de terre n'ont pas mûri en 1845 ; celles dont la maturité se trouvait le plus avancée ont échappé au fléau ; voilà pourquoi les variétés tardives ont été généralement atteintes dans la plupart des localités.

14°. La maladie consiste dans l'altération de l'albumine et de la matière extractive azotée, substances éminemment altérables de leur nature. Les grains de fécule n'ont été attaqués que dans les parties avancées en putréfaction ; les pommes de terre malades au premier degré ont fourni un peu moins de fécule que les mêmes pommes de terre saines.

15°. Il serait à propos de ne pas donner trop d'extension à la culture de la pomme de terre, et d'accorder plus de soins aux autres récoltes sarclées, ainsi qu'aux farineux. Il est toujours dangereux de donner trop d'importance à une seule culture, et surtout de baser sur elle l'alimentation de la classe la plus nombreuse. L'introduction d'une grande variété de produits sera non-seulement utile à l'agriculteur, en assurant son revenu, et en éloignant toute possibilité de disette, mais elle sera encore très favorable à la santé publique, en fournissant à notre corps la variété des éléments qui lui sont nécessaires. On a remarqué que les populations qui vivent presque exclusivement de pommes de terre, ou de châtaignes, ou même de maïs, sont des populations sans énergie au moral, sans vigueur au physique ; n'a-t-on pas considéré, enfin, la grossièreté des aliments et le peu de variété de la nourriture, comme une des causes secondaires de l'idiotisme et du crétinisme !...



  1. Les Anglais se servent du thermomètre de Fahrenheit ; le zéro est pris dans un mélange de glace et de sel ; l’instrument marque 212° dans l’eau bouillante, ce qui équivaut à 100° du thermomètre centigrade, et 32° dans la glace fondante, correspondant à zéro du même thermomètre.
  2. Lettre du capitaine Latupie, venant des mers de l’Inde, fin septembre, et adressée au Courrier de la Gironde les premiers jours d’octobre.
  3. Académie des Sciences de Paris, séance du 1er décembre 1845.
  4. Il ne s'agit sans doute ici que de la distillation des pommes de terre saines, qui se pratique en grand dans toute l'Allemagne, où l'on fait une grande consommation de l'eau-de-vie ainsi préparée. La distillation des pommes de terre altérées est au contraire le meilleur moyen de tirer parti de ce tubercule désorganisé.
  5. Courrier des Alpes, 29 janvier 1846.
  6. Seigneurie d’Allemagne, dépendante de l’Autriche, et réunie au Tyrol.
  7. II faut cependant bien se garder de confondre la maladie d'aujourd'hui avec la gangrène séche décrite par M. de Martius (30), qui a sévi cruellement en Allemagne il y a quinze ans environ, et détruisit en grande partie les récoltes de la Bavière.
  8. Académie des Sciences de Paris, séance du 17 novembre 1845.
  9. Ces documents sont extraits du rapport de M. Abbene, pharmacien en chef de l'hôpital St-Jean, à Turin, sur la maladie des pommes de terre (Gazette de l'Association agricole, N° 43 et 51, 1845). Cet habile chimiste s'est assuré, par un examen comparatif, que la maladie des pommes de terre de Gènes, Coni et autres endroits du Piémont, était identique avec celle observée en Savoie et ailleurs.
  10. Les provinces de Gènes et de Chiavari sont les seules de la rivière de Gênes où la maladie se soit montrée.
  11. Académie des Sciences de Paris, séance du 1er décembre.
  12. Comptes-rendus de l'Institut Royal de France.
  13. Cette conclusion est en opposition avec ce qui a été remarqué ailleurs par la majorité des observateurs.
  14. Courrier des Alpes, 29 janvier 1816.
  15. Séance du 8 septembre.
  16. Séance du 15 septembre.
  17. On a dû s'apercevoir déjà que l'habile chimiste attribue la cause de la maladie des pommes de terre a un champignon criptogamique ; cette opinion sera discutée dans l'article suivant (75).
  18. Académie des Sciences de Paris, séance du 15 septembre.
  19. Académie des Sciences de Paris, séance du 15 septembre.
  20. Académie dus Sciences de Paris, séance du 15 septembre.
  21. Académie des Sciences de Paris, séance du 22 septembre.
  22. id. id.
  23. Académie des Sciences de Paris, séance du 22 septembre.
  24. Voyez le Courrier des Alpes, 20 septembre 1845.
  25. La présence de l'hydrogène sulfuré, dans les pommes de terre malades, à certain degré d'altération, que j'ai le premier constatée, a été confirmée depuis par MM. Girardin et Bidard, de Rouen (71).
  26. Les pommes de terre ainsi altérées ne peuvent servir, il est vrai, ni à l'alimentation de l'homme, ni à celle des animaux, ni à l'extraction de la fécule ; mais elles peuvent très bien être converties en eau-de-vie. (Voyez la troisième Partie de l'ouvrage).
  27. Académie des Sciences de Paris, séance du 29 septembre.
  28. Académie des Sciences de Paris, séance du 29 septembre
  29. Académie des Sciences de Paris, séance du 14 octobre.
  30. Académie des Sciences de Paris, séance du 22 septembre.
  31. Voyez le Compte-rendu de cette séance dans la Gazette de Lyon, Numéro d'octobre 1845.
  32. Académie des Sciences de Paris, séance du 29 septembre.
  33. Courrier des Alpes, 25 septembre et 14 octobre.
  34. Académie des Sciences de Paris, séance du 22 septembre. — Courrier de Lyon, 24 septembre. — Echo du Monde savant, 5 octobre, etc.
  35. Académie des Sciences de Paris, séance du 6 octobre.
  36. (S) id. id. du 20 octobre.
  37. Cette Commission était composée de MM. les chevaliers Despines, ingénieur en chef des raines ; Moris, professeur de botanique, et de MM. Tessier, médecin des hôpitaux, et Abbene, pharmacien-chimiste, rapporteur.
  38. Gazette de l'Association agricole des Etats Sardes, 24 octobre et, 19 décembre 1845.
  39. Académie des Sciences de Paris, séance du 3 novembre 1845.
  40. Académie des Sciences de Paris, séance du 22 décembre 1845.
  41. Académie des Sciences de Paris, séance du 22 septembre 1845.
  42. Mélanotique, de Mélanore, maladie noire.
  43. Académie des Sciences de Paris, séance du 13 octobre.
  44. Un horticulteur, M. Hogg, a fait connaître le moyen qu'il emploie pour en préserver ses fleurs, Ayant remarque que ces larves sont plus friandes de laitues, il répand sur le sol des tranches de la tige de cette plante, pour y attirer les vers, qui ne manquent pas de s'y rendre la nuit, et il n'a plus qu'à secouer ces fragments sur une toile, pour en faire tomber les larves, qu'il détruit ainsi avec facilité. On a remarqué que les faisans les recherchent avec avidité, et que l'estomac de plusieurs de ces oiseaux en était empli.
  45. Gazette de l’Association agric. des Etats Sardes, 19 déc. 1845.
  46. Académie des Sciences de Paris, séance du 1er décembre.
  47. Voyez aussi les Comptes-rendus des séances de l'académie des Sciences de Paris, 22 septembre. — Le Courrier de Lyon, 24 sept.— L'Echo du Monde Savant, 28 sept. — La Presse, 1 octobre, etc.
  48. Cette action pénible de la digestion que j'accuse ici, provient plutôt de l'espèce d'aliment dont je n'étais pas habitué à faire ma nourriture de la journée, plutôt que de sa nature même.
  49. Cette proportion est devenue moindre depuis cette époque, l'altération :iy ;iut continué à faire des progrès plus ou moins étendus.
  50. Immédiatement après la publication de cet article, M. le comte de Belgrano, Intendant Général à Chambéry, s'empressa d'en annoncer officiellement ces résultats à toutes les Intendances du Duché, pour être ensuite transmis aux Syndics de chaque commune. C'est d'après la lettre-circulaire de cet habile Administrateur, que MM. les Recteurs de chaque paroisse ont publiquement fait connaître, en chaire, à leurs paroissiens, l'usage qu'ils pouvaient faire des tubercules malades, soit pour l'alimentation de l'homme, soit pour celle des animaux. C'est ainsi qu'on est parvenu à profiter d'une grande quantité de pommes de terre malades, que des préjugés mal fondés voulaient faire sacrifier à pure perte. — Cette sage mesure a été suivie par tous les Gouvernements voisins, qui se sont bien trouvés de l'avoir mise en pratique. Je ne dois pas passer sous silence une proclamation faite dans ce but, par un maire de campagne (Isère), et affichée à la poile de sa commune dans l'intérêt de ses administrés. En voici la copie textuelle, telle que l'ont publiée plusieurs journaux français, et entr'autres la Presse du 26 octobre 1845 :
    Maladies Des Pome De Ter Arrête :

    Art. 1er. —Vu que les pommes de ter sont gates dan ce peis comme dan la France, la Glande, et les antres.

    Art. 2. — Attendu que la miser est grande et que la ilile maladie des pommes de terre est un gran malcur, vu que le blé est cher et le sarazin pas gréné.

    Art. 3.— Considérant quil fol vivre sans mangé vu que les habitant non ni lun ni l'autre cl quil lot voir.

    Art. 4. — Considérant (jue dans lin (erré de tout le mode jan ai nourri mais cochon pendant tout une scmain et que jan ai mangé moi même pour cscier et que r.ous navon pas ete inconiodcs.

    Art 5. — Considérant que la genice de M. B. est inorlc sans remede, attendu que la dite n'avait pas mangé de pome de ter gates vu que je man suis assuré.

    Art 6. — Vu que l'academi de Lyon la dit dans le journal que le maire rcçoi, vu aussi qun farmacien de Chamberi set nourri de bonlion de pomes de ter gates et quil nademal au queur qune fois.

    Art. 7. — Attendu tout cela que les pomes de 1er gates ne son pas malsain, ordonnons à tous les habilans, vache, bœu, chcvau et cochons de la présente commune de manger de pome de 1er gates car sa ne nui pas.

    Art. 8. — Ordonnons que les dites pome de ter soit triés, mise au four pour les faire séché et pas en tas dans les caves. Fait en Mairie 15 octobre 1845.

  51. Académie des Sciences de Paris, séance du 6 octobre.
  52. Rapport de M. Frémy père, séance du 19 septembre.
  53. Courrier des Alpes, 14 octobre. 1845.
  54. Courrier des Alpes, 9 octobre 1845.
  55. Séance de cette Société, 10 octobre 1845.
  56. Académie des Sciences de Paris, séance du 8 septembre 1845.
  57. Courrier des Alpes, 29 janvier 1846.
  58. Echo du Monde Savant, 11 janvier 1846.
  59. La Commission du Comice agricole de Turin, nommée à cet effet, pense que la chaleur ne doit pas dépasser 50 degrés centig. f Courrier des Alpes, 18 octobre 1845.
  60. Académie des Sciences de Paris, séances du 27 octobre et du 24 novembre 1845.
  61. Cette quantité de chaux paraît bien faible ; il serait au contraire préférable de se servir d'un lait de chaux assez épais, pour que les pommes de terre en soient recouvertes d'une légère couche lorsqu'on les en retire. On les étend ensuite pour les faire sécher.
  62. Courrier des Alpes, 1 octobre 1843.
  63. Le chlorure de chaux ne se dissout dans l'eau qu'en très petite quantité ; il suffit de le délayer dans ce liquide.
  64. Courrier des Alpes, 14 octobre 1845.
  65. Numéro du 18 octobre 1845.
  66. Courrier des Alpes, 14 octobre 1845.
  67. Académie des Sciences de Paris, séance du 22 septemb. 1845.
  68. Académie des Sciences de Paris, séance du 2 février 1846.
  69. id. du 6 octobre 1845.
  70. Académie dus Sciences de Paris, séance du 22 septembre 1845.
  71. Académie des Sciences de Paris, séance du 17 novembre 1845.
  72. M. Charvet, notaire à la Chapelle-Blanche et membre de la Société d'Agriculture de Grenoble, a eu occasion de faire fa même remarque ; il a de plus fait un grand nombre d'observations intéressantes, qui, toutes, sont venues confirmer ce qui a été dit et écrit relativement à la marche anormale suivie par la maladie, soit par rapport au sol et à l'exposition, soit par rapport aux diverses variétés de pommes de terre atteintes.