Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 561-566).
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MONGE SÉNATEUR. — SA CONDUITE DANS LES CENT-JOURS.


Monge fut nommé sénateur à la première création, en 1799. Cinq ans après, il devint titulaire de la sénatorerie de Liége. Entre ces époques et celles des désastres de nos armées, je n’aperçois, dans la carrière de notre confrère, d’autre incident digne d’attention que les vifs débats dont j’ai déjà dit quelques mots, qui s’élevèrent entre Monge et l’Empereur au sujet de l’École polytechnique.

Les fonctions de sénateur étaient peu assujettissantes. Monge revint donc à ses études favorites sur la géométrie analytique. Les numéros du Journal de l’École polytechnique, où ses travaux paraissaient régulièrement, font foi que l’âge n’avait apporté aucune atteinte ni à la vigueur de conception de notre confrère, ni à cette rare qualité de l’esprit qui m’a permis de parler d’élégance à propos de Mémoires de mathématiques.

L’illustre géomètre continuait à donner de temps à autre des leçons à l’École polytechnique. Les élèves lui faisaient toujours un accueil où la vénération le disputait à l’enthousiasme.

Notre confrère prenait une part active aux discussions de la commission chargée de présider à la composition et à la publication du magnifique ouvrage sur l’expédition d’Égypte.

Monge était tout aussi assidu à nos séances qu’à l’époque où, jeune encore et peu connu, l’Académie l’enleva à l’école de Mézières pour se l’associer.

Presque tous les ans, l’auteur de la Géométrie descriptive allait prendre quelque repos dans son pays natal. Ce fut à sa terre de Morey, en Bourgogne, qu’il reçut le vingt-neuvième bulletin de la grande armée de Russie ; ce fut pendant qu’on lui en donnait connaissance que Monge vit se dissiper une à une les illusions dont il s’était bercé jusque-là sur les résultats de cette colossale expédition. Lorsque le lecteur arrivait à la dernière ligne du bulletin, Monge tomba frappé d’apoplexie !

Les sentiments qui se manifestent avec cette véhémence ont droit aux respects des hommes de cœur de toutes les opinions.

Quand notre confrère revint à lui, il dit avec douceur, avec le plus grand sang-froid à ceux qui l’entouraient : « Tout à l’heure, j’ignorais une chose que je sais maintenant ; je sais de quelle manière je mourrai. »

Dans les premières pages de cette biographie, je me suis étendu avec complaisance et bonheur sur l’enfance de Monge, sur ses succès précoces ; ma tâche sera maintenant moins douce : j’ai à vous montrer un homme de génie aux prises avec les passions politiques et succombant dans la lutte. Je puiserai dans le sentiment du devoir la force qui me sera nécessaire pour retracer avec détail cette courte et douloureuse période de la carrière de Monge ; je n’oublierai pas que l’utilité doit être notre but, que ces biographies ne mériteraient pas de fixer un seul moment l’attention des hommes sérieux, si elles ne devaient pas nous éclairer sur la marche de l’esprit humain, dans ses élans comme dans ses défaillances, et signaler à ceux qui nous suivront les écueils sur lesquels tant de brillantes renommées ont été se briser.

Vous venez de voir l’illustre académicien tombant comme frappé de la foudre à la lecture du vingt-neuvième bulletin de la grande armée. Par une rare exception, cette effrayante apoplexie ne porta pas une atteinte profonde aux facultés morales et intellectuelles de notre confrère. Les Cent-Jours le retrouvèrent encore plein de vivacité et d’ardeur.

L’Empereur se montrait très-irrité contre certains personnages qui lui semblaient avoir trop promptement, trop complétement oublié, pendant la première Restauration, les devoirs de la reconnaissance. Monge devint leur avocat. Il fit plus, Messieurs ; plusieurs fois notre confrère, violant les consignes formelles du palais des Tuileries, jeta résolument sur les pas de Napoléon des savants, des hommes de lettres en défaveur, et arriva ainsi à des rapprochements inespérés.

Pendant les Cent-Jours, on remarqua que Monge assistait régulièrement à toutes les revues du Carrousel. Arrivé le premier, il ne quittait la place qu’après le défilé. « C’est ridicule, » disaient les uns. — «C’est triste», s’écriaient les autres avec une feinte pitié.

Serait-il donc vrai, Messieurs, que l’amour de la patrie, dans ses exagérations, si en pareille matière l’exagération était possible, dût cesser d’exciter le respect ? Non, non ! dans cette enceinte, j’ose l’affirmer, de vives, d’honorables sympathies auraient été acquises à l’homme illustre, au vieillard septuagénaire, qui, se défiant des rapports des journaux, cherchait, en s’imposant de grandes fatigues, à s’assurer par ses propres yeux que l’armée française improvisée serait, je ne dis pas assez vaillante, mais assez nombreuse pour résister au choc de l’Europe.

Monge était préparé par ses revues du Carrousel à la catastrophe de Waterloo. « J’avais, disait-il, acquis la certitude que, pour exciter la confiance de la capitale, les mêmes troupes paradaient plusieurs fois sous des dénominations différentes. » Monge se faisait illusion, sans doute, mais son erreur était excusable : n’avait-il pas vu, après la campagne de Syrie, le retour de notre petite armée au Caire transformé en une marche triomphale, dans laquelle, par ordre, chaque soldat s’était couvert de palmes ? Des évolutions de toute nature, très-habilement combinées, n’eurent-elles pas pour but de tromper la population égyptienne sur la force de l’armée française ?

Quoi qu’il en puisse être, Monge fut plus assidu encore auprès du général trahi par la fortune qu’il ne l’avait été auprès du vainqueur de Marengo, d’Austerlitz, d’Iéna, de Friedland, aux époques de sa toute-puissance. Les palais de l’Élysée et de la Malmaison, alors presque complétement déserts, reçurent le grand géomètre matin et soir.

Que ne m’est-il permis, Messieurs, de citer ici par leurs noms des personnages qui, entièrement privés, sans doute, du sens moral, croyaient simplement faire preuve d’une gaieté spirituelle en présentant des devoirs assidus rendus au malheur comme une preuve irrécusable d’affaiblissement dans les facultés intellectuelles ?

Le vaincu de Waterloo habitait l’Élysée. Dans un de ses entretiens intimes avec Monge, Napoléon développa les projets qu’il avait en vue. L’Amérique était alors son point de mire ; il croyait pouvoir s’y rendre sans difficulté, sans obstacle, et y vivre librement. « Le désœuvrement, disait-il, serait pour moi la plus cruelle des tortures. Condamné à ne plus commander des armées, je ne vois que les sciences qui puissent s’emparer fortement de mon âme et de mon esprit. Apprendre ce que les autres ont fait ne saurait me suffire. Je veux, dans cette nouvelle carrière, laisser des travaux, des découvertes, dignes de moi. Il me faut un compagnon qui me mette d’abord et rapidement au courant de l’état actuel des sciences. Ensuite, nous parcourrons ensemble le nouveau continent, depuis le Canada jusqu’au cap Horn, et dans cet immense voyage nous étudierons tous les grands phénomènes de la physique du globe, sur lesquels le monde savant ne s’est pas encore prononcé. » Monge, transporté d’enthousiasme, s’écria : «Sire, votre collaborateur est tout trouvé : je vous accompagne ! » Napoléon remercia son ami avec effusion ; il lui fit comprendre, non sans peine, qu’un septuagénaire ne pouvait guère se lancer dans une entreprise si pénible, si fatigante.

On s’adressa alors à un savant beaucoup plus jeune[1]. Monge exposait à son confrère, sous les plus vives couleurs, tout ce que la proposition avait de glorieux pour son objet, et plus encore à cause de la position du personnage illustre au nom duquel elle était faite. Une somme considérable devait dédommager le jeune académicien de la perte de ses places ; une autre forte somme était déjà destinée à l’achat d’une collection complète d’instruments d’astronomie, de physique, de météorologie. La négociation n’eut point de résultat. Elle avait lieu dans un moment où l’armée anglaise et l’armée prussienne s’avançaient à marches forcées sur la capitale. Or, le confrère de Monge s’imaginait, à tort ou à raison, que Napoléon avait commis une immense faute en venant à Paris s’occuper des questions oiseuses, intempestives de la Chambre des représentants, au lieu de rester à la tête des troupes pour les rallier, et faire, sous les murs de Paris, un dernier et solennel effort ; or, il déclara n’avoir pas, lui, assez de liberté pour s’occuper du cap Horn, des Cordillères, de températures, de pressions barométriques, de géographie physique, dans un moment où la France allait peut-être perdre son indépendance et disparaître de la carte de l’Europe.

Jamais l’amour de Monge pour Napoléon ne s’était montré plus à nu. Le refus catégorique d’accompagner l’Empereur en Amérique, de devenir collaborateur d’un si grand homme dans des recherches scientifiques variées frappa de stupeur l’illustre géomètre. Jamais il n’aurait placé d’avance une telle résolution dans le cercle des possibilités ; il la regarda comme l’effet d’une aberration momentanée dans l’intelligence de son jeune confrère, et alla demander de nouveau à partir. Dans l’intervalle, les événements avaient rapidement marché ; les pensées étaient tournées sur d’autres combinaisons. Le projet aurait d’ailleurs été s’ensevelir dans les flancs du vaisseau le Northumberland.



  1. M. Arago.