Revue L’Oiseau bleu (p. 51-59).

SAULT-SAINTE-MARIE ET LAC SUPÉRIEUR.



Du 28 mai au 10 juin. — Aux brises tièdes du lac Huron avait succédé le calme plat de la rivière Sainte-Marie, si riche en paysages variées, en coups d’œil inattendus, et qui ne cessent de nous accompagner jusqu’aux deux villes sœurs du Sault Sainte-Marie, que les Anglais et les Américains aiment à appeler par abréviation The Soo.

Là, dans la matinée, j’ai été témoin de la plus belle des choses qui se puissent voir à la pêche, en été : une onde froide, fuyante, azurée, tirant sur le topaze, et si limpide qu’à dix pieds de profondeur on pouvait regarder très distinctement le poisson mordre à l’hameçon et se débattre dans le courant rapide.

Un petit Canadien-français qui, non loin de la ville bruyante, faisait ainsi la pêche sur un ponceau, m’offrit sa ligne, que je tendis avec enthousiasme ; et bientôt j’amenai à moi une superbe truite, qui ne cessa de frétiller jusqu’à ce qu’elle fût placée dans une chaudière pleine d’eau. Ma joie était si grande que je voulus mettre une pièce de vingt-cinq sous dans la main du garçonnet qui m’avait prêté si bénévolement sa ligne ; mais il refusa, tout en s’exprimant dans le meilleur français. Comme j’insistais pour qu’il prit cet argent, il m’indiqua un de ses camarades, pauvre orphelin avec qui je liai conversation, et qui accepta, tout en rougissant, ma petite pièce de monnaie.

Je devais bientôt faire la connaissance des intéressants compatriotes que nous avons dans la paroisse française du Sault-Sainte-Marie lorsque, le lendemain, nous allâmes saluer M. le curé, un jésuite, aussi charitable et instruit que causeur intarissable.

Bien que la population de langue française soit uniquement ouvrière, elle se compose de foyers où les vertus familiales sont en honneur, où résonne notre parler dans toute sa pureté, où les traditions de la race sont loin d’être méconnues ; les enfants surtout ont un langage, une bonhomie, une allure qu’envieraient plusieurs de mes jeunes amis de la province natale. « Vois, me dit mon père, ce que peuvent faire la fidélité à la foi religieuse, le respect des traditions. »

La ville canadienne est rouge, rouge comme du sang de bœuf, qui est la couleur même de la roche qui compose le sous-sol de la ville, et dont on a tiré la pierre pour en bâtir les maisons.

Le Sault-Sainte-Marie américain, en vis-à-vis, est bâti de pierre calcaire et de bois peint, ce qui lui donne une couleur uniformément grise. Cette ville est plus riche de souvenirs et mieux peuplés de monuments que le Sault-Sainte-Marie canadien. Ce que nous y avons admiré davantage est une obélisque évoquant le souvenir des missionnaires et des ambassadeurs français qui ont fait alliance avec les tribus sauvages des Grands lacs, en 1671. Le sieur de Saint-Lusson et Nicolas Perrot, comme interprète, sont envoyés à la recherche de mines de cuivre au lac Supérieur ; ils sont également chargés de prendre possession au nom du roi de France de tout le pays environnant.

Au Sault, nos voyageurs font la rencontre du père Allouez, fondateur des premières missions dans ces contrées. Des milliers d’Algonquins se trouvent bientôt rassemblés au Sault ; le missionnaire ayant enthousiasmé ses auditeurs, dont il parlait admirablement la langue, tous promirent de n’avoir plus à l’avenir d’autre chef que l’Onontio, c’est-à-dire le roi de France. Une croix aux armes de France fut érigée au chant du Te Deum, on fit force décharges de mousqueterie, il y eut grand festin et grand feu de joie. C’est ainsi que nos pères savaient conquérir l’amitié des Sauvages.

Ici comme en tant d’autres lieux, il n’est plus question de Sauvages, de fourrures, ni d’expéditions en canots d’écorce. Si leur souvenir vit encore, la navigation, l’exploitation des mines et des forêts occupent tous les bras. Rien ne manque à ces villes pour qu’elles restent pleines d’activité.

Il n’y a pas ici qu’une seule écluse, mais cinq, gigantesques et elles sont construites côte à côte, quatre sur la rive américaine et une sur la rive canadienne. Depuis septembre jusqu’en décembre, le trafic est si intense que c’est un va-et-vient continuel de navires chargés de grains de l’Ouest qui descendent ces canaux, tandis que d’autres moins lourdement lestés les remontent. Les éclusiers travaillent jour et nuit afin de leur donner passage.

Les navires qui font le trafic du blé sur les Grands lacs sont de construction particulière. Une fois remplis de grain, ils se trouvent presque totalement enfoncés, — au point que les vagues peuvent déferler et les couvrir, en glissant sur le pont de fer arrondi, mais si bien fermé qu’elles ne peuvent pénétrer à l’intérieur. C’est à cause de leur gabarit curieux et imperméable, ainsi que s’est exprimé M. Séverin, qu’on les a surnommés les « dos-de-baleine ».

Tout en regardant l’animation des écluses, je n’ai pas manqué de noter cette observation de mon père : « Il passe plus de marchandises dans les canaux du Sault, reliant deux lacs, que dans celui de Suez, qui fait communiquer deux océans, deux mondes. »

Du 1er au 8 juin, M. Bernard va prospecter, dans les régions situées au nord de la ville. Armé de son marteau de géologue, il a interrogé la roche, au milieu des bois, au bord des rivières torrentueuses, et à son retour il nous a dit, tout radieux, qu’il avait trouvé plusieurs gisements d’or, de cuivre, de fer et d’argent.

À la suite de cette excursion, la mission a fait des commentaires sur les ressources minières du pays, qui sont un aspect de son souriant avenir. Il y a là un vaste champ ouvert à l’activité de nos fils, m’ont-ils dit. Mais pour que cela se réalise, il faut qu’ils aiment davantage la nature et qu’ils s’efforcent de la mieux comprendre, afin de savoir lui arracher les trésors qu’elle recèle.

Pendant que M. Bernard interrogeait les rochers du nord, nous étions allés visiter des établissements de pêche, au bord du lac Huron. L’un d’eux nous a permis de constater combien ces pêcheurs de poisson blanc sont ingénieux, et surtout l’adresse que les jeunes gens déploient à faire des filets. En hiver, nous a-t-on dit, la glace porte de véritables villages, occupés uniquement à pêcher. Et nous pouvions voir, hâlés sur le rivage, des maisonnettes où l’on s’était logé sur la glace, pendant trois mois, à plusieurs milles de la côte.

Dans l’après-midi du 9 juin nous prenons passage à bord du Manitoba, navire du Pacifique Canadien, à destination de Fort-William. Malgré la brume qui flotte sur les eaux froides nous apercevons, mais de temps à autre seulement, les bords sourcilleux du lac Supérieur qui porte bien son nom, puisqu’il est le plus profond et le plus vaste des lacs du monde. M. Bernard a fait un croquis que j’ai conservé et qui montre que le fond de ce lac descend plus bas que le niveau du golfe Saint-Laurent.

Le soir venu, en causant sur le pont, le capitaine vient se mêler à notre conversation. Il raconte quelques épisodes de sa vie de marin, qui disent la fureur des flots, en hiver surtout. Évoquant le passé de la navigation sur les Grands lacs, il croit que les villes bâties sur leurs bords ont devant elles un avenir plein de promesses ; c’est que, dit-il, nous avons maintenant un grand besoin de voyager.

Au point du jour, je quitte ma cabine pour admirer le fameux rocher du Tonnerre, où les orages sont fréquents et redoutables. Derrière nous il y a l’île de Michipicoten, d’où l’on tire du fer, et qui a servi à construire une partie du Pacifique Canadien, qui longe la côte nord du lac. Il passe à travers un pays qui n’a rien d’attirant, si ce n’est qu’il est couvert de petit bois où foisonnent le poisson et le gibier.

Comme nous allions nous engager vers le port de débarquement, nous vîmes de loin l’îlet d’Argent. On y exploitait autrefois une mine d’argent dont le puits s’enfonçait jusqu’à des centaines de pieds au-dessous du niveau du lac, à la poursuite de filons du blanc métal. Ainsi qu’il fallait s’y attendre, observa M. Bernard, un jour, l’eau s’infiltra et noya cette mine si riche, si productive : la crevasse était si large et le flot si abondant qu’il fut désormais impossible de la remettre à sec.