P. Brunet (p. 317-325).


III


Charles Després, qui n’avait pas entendu ces paroles, continua, après cette première visite à Francis, de fréquenter l’étude avec une assiduité dont le jeune notaire s’étonnait lui-même. Les semaines suivantes il ne manqua pas de lui faire quotidiennement une visite, et un jour que sa mère, en allant voir Francis, annonçait son intention de monter chez Fanny, il l’y suivit.

Depuis son arrivée, il avait cependant formellement refusé de se représenter dans la société dampéroise.

— Je ne tiens pas à ressusciter pour ce monde-là, avait-il dit ; ma sauvagerie sera incurable : qu’on s’y habitue dès à présent, qu’on me laisse vivre tranquillement à ma guise.

En allant chez Fanny il dérogeait donc à son parti pris, et sa mère trouva que sa toilette, qu’il négligeait maintenant beaucoup, était plus soignée ce jour-là. Au fond de son cœur une ombre d’espoir s’éleva.

Fanny, en définitive, était libre encore ; cependant tant de choses s’étaient passées, tant de changements étaient survenus, qu’elle n’osa pas trop s’arrêter à l’idée qui s’emparait de son esprit.

Ils furent reçus gracieusement, et, une vieille parente de Fanny se trouvant là pour causer avec madame Després, Charles put se rapprocher de mademoiselle Bourgeauville.

Pénétré de son indignité, mais se rappelant les confidences de ses parents, il la remercia d’avoir bien voulu conserver de lui un souvenir tel, que malgré son changement physique elle l’eût reconnu sur-le-champ.

C’était une transparente allusion au passé ; mais, si Fanny comprit l’intention, elle ne le fit point paraître.

— J’ai vraiment la mémoire des figures à un degré étonnant, monsieur, répondit-elle sérieusement. Vous vous rappelez sans doute le saute-ruisseau de mon tuteur, ce malin petit Jules qui jouait tant de tours à ma vieille Perrine ? Après une absence qui a duré à peu près autant que la vôtre, il est revenu à Damper, et j’ai été la seule à le reconnaître au premier coup d’œil. Cependant, ajouta-t-elle avec bonté, le changement qui s’était opéré en lui était beaucoup plus grand que celui qui s’est opéré en vous.

Charles, dominant l’impression pénible que cette réponse indifférente lui causait, demanda si ce jeune homme n’était pas employé à l’usine. Il croyait se rappeler qu’un de ses frères l’avait dit devant lui.

— Il compte, en effet, au nombre des employés de M. Bonnelin, répondit Fanny.

— Qui est lui-même en train de devenir un riche industriel, assure-t-on, continua Charles. Je n’oublierai pas le jour où nous nous sommes séparés au haut de la côte-au-Gril, il y a bientôt cinq ans, je n’oublierai pas la tristesse de sa physionomie ce jour-là, il avait vraiment l’air désespéré. Je ne croyais pas qu’il aimât Damper à ce point.

Fanny jeta à Charles un étrange regard, dont il ne comprit pas l’expression ; il continua :

— Au reste, il paraît que, comme moi, il n’a pas trouvé ailleurs le bonheur qu’il cherchait, puisqu’il est revenu à Damper, et pour toujours, assure-t-on.

— Pour toujours, oui, dit Fanny.

— Il faut avouer que nous étions deux clercs qui n’avions guère la vocation du notariat, reprit Charles. J’aurai maintenant un certain plaisir à rappeler à René notre temps de stage, que ses brillantes affaires ont bien pu lui faire oublier.

M. Bonnelin me fait l’effet d’avoir une très-bonne mémoire, monsieur ; il n’a jamais oublié Damper, où d’ailleurs il revenait tous les ans, ni ses habitants.

Charles la regarda fixement.

— Mais il n’est pas le seul, mademoiselle, dit-il.

Il se tut un instant, et il reprit plus bas d’une voix pénétrante :

— D’autres que lui s’en sont souvenus, alors même qu’on pouvait les accuser de les oublier.

Fanny baissa les yeux et ne répondit pas. Enhardi par son silence, il continua :

— On peut se tromper de route et revenir sur ses pas. Il y a des cœurs indulgents. Me serait-il défendu d’espérer ? je suis encore libre et…

Fanny leva les yeux, et l’interrompant d’un geste :

— Mais moi, je ne le suis plus, monsieur, répondit-elle d’une voix basse et ferme. Je regrette que vous ne m’ayez pas épargné de vous dire que le passé entre nous est détruit, irrévocablement détruit, et un peu par vos propres mains, je n’ai pas à vous l’apprendre. Ce n’est pas que je veuille vous adresser l’ombre d’un reproche. Je l’avouerai même, j’ai fait fausse route, moi aussi, en m’abusant sur vos sentiments à mon égard. Maintenant il nous convient à tous les deux de l’oublier.

Comme elle finissait cette réponse, que Charles avait écoutée en pâlissant de dépit, la porte s’ouvrit et Perrine, dont la vieille figure était radieuse, introduisit un homme que Charles reconnut sur-le-champ. C’était René Bonnelin. Ces quelques années marquées par des veilles laborieuses et d’austères travaux l’avaient changé, mais sans beaucoup le vieillir. Si ses épais cheveux noirs s’étaient un peu éclaircis sur les tempes, cela ne servait qu’à faire ressortir davantage le développement intelligent de son front ; l’œil, plus enfoncé dans son orbite, était brillant et plein de feu, la physionomie calme et confiante.

Il sourit à Fanny en la saluant, et alla saluer Charles, qu’il n’avait pas encore vu.

Pendant qu’ils échangeaient debout quelques phrases embarrassées, Fanny, retirée un peu en arrière, les regardait curieusement, avec émotion.

Elle les revoyait dans le passé, Charles Després, l’élégant, le hardi, le séduisant jeune homme ; René Bonnelin le clerc pauvre et timide. Combien les rôles étaient changés ! Charles, avec ses cheveux gris, son visage ridé, son dos arqué, sa tenue négligée, paraissait de dix ans plus âgé que René, et dans ce qui rend la fraîcheur, la jeunesse et la force de l’âme, dans l’expression ! quelle différence !

La vive intelligence qui rayonnait autrefois sur le visage orgueilleux de Charles n’y jetait désormais qu’une pâle lueur ; ses yeux étaient caves, son front chagrin, sa bouche cerclée de plis amers. Le sourire galvanisait encore sa figure, mais ne l’éclairait plus. Chez René, au contraire, la force, l’intelligence et ce qu’on peut appeler l’aplomb de l’âme, étaient arrivés à leur plein développement, et cela se lisait dans l’expression heureuse et ferme répandue sur ses traits.

On ne saurait trop le redire après madame Swetchine : Le travail est encore ce qui use le moins la vie.

En voyant entrer René, madame Després s’était levée et s’était rapprochée de Fanny. Elle se préparait à prendre congé d’elle, quand la vieille parente s’écria gaiement :

— Allons, Fanny, exécute-toi. J’ai averti madame Després que tu as une grande nouvelle à lui annoncer.

Fanny parut contrariée, mais, prenant bravement son parti :

— Madame, dit-elle en baissant involontairement les yeux pour ne pas rencontrer le regard de Charles, je ne veux pas que vous appreniez par d’autres mon mariage avec M. Bonnelin.

Charles tressaillit, se mordit les lèvres jusqu’au sang et jeta un sombre regard à René.

Madame Després avait pâli, mais, se remettant aussitôt :

— Il est inutile que je vous complimente sur votre choix, ma chère Fanny, dit-elle avec sa bonté ordinaire, tout le monde connaît les excellentes qualités de M. René.

Elle l’embrassa affectueusement et ajouta avec une émotion involontaire :

— Puissiez-vous être heureuse, aussi heureuse qu’on peut l’être ici-bas !

René et Fanny échangèrent un rapide regard qui traversa comme un glaive le cœur froissé et jaloux de Charles Després.

— Il y a, je m’en aperçois, des traîtres ailleurs que dans les mélodrames, dit-il d’une voix stridente et en s’inclinant ironiquement vers René et vous vous êtes étrangement vengé, Monsieur. Je n’aurais pas cru qu’à Damper, vous m’eussiez fait l’honneur d’être mon rival.

— René, ne répondez pas, s’écria Fanny en voyant le jeune homme faire un pas vers lui, c’est à moi de vous défendre.

Elle tourna vers Charles son beau visage qu’une violente émotion intérieure revêtait d’un coloris éclatant, et arrêta sur lui son calme et lumineux regard.

— Monsieur, je n’ai plus qu’un mot à vous adresser, dit-elle avec une grande dignité. Ce n’est qu’après l’annonce officielle de votre mariage que M. Bonnelin m’a fait connaître que ses sentiments pour celle qui l’avait dédaigné n’avaient pas changé. Cet aveu, qui peut flatter votre amour-propre, ne me coûte pas à faire. Quand on est heureuse comme je le suis, on se sent disposée à se montrer généreuse.

Charles s’inclina profondément sans répondre et rejoignit sa mère qui, toute tremblante, l’attendait à la porte de l’appartement.