P. Brunet (p. 289-312).

I

Il y a quatre ans, que les deux clercs dampérois se sont séparés à la côte-au-Gril, ainsi nommée, parce que le soleil y grille à l’aise les hauts ajoncs qui sont la parure de ses talus. Il est entre huit et neuf heures du matin, et la petite voiture qui fait le service de la poste s’arrête aux premières maisons de la ville sur l’ordre de son unique voyageur qui en descend.

C’est un homme qui n’est ni très-vieux ni très-jeune, mais qui n’a pas la vigueur propre à la maturité de la vie. Son teint bilieux, sa maigreur, lui donnent quelque chose de maladif ; une barbe rousse couvre la partie inférieure de sa figure, ses cheveux sont rares et gris.

Il s’avance vers la maison de M. Després ; mais, au lieu d’aller soulever le lourd marteau qui, sous la forme d’un anneau bronzé, pend à la porte principale, il ouvre une petite porte peinte en vert qui donne dans une cour intérieure, et se dirige vers la cuisine où Suzanne, sur laquelle ces six années n’ont laissé aucune trace apparente, soigne le pot-au-feu, tout en entretenant une conversation très-suivie avec une toute petite fille qui va, glissant partout un petit œil interrogateur et un petit doigt non moins curieux.

— Monsieur et madame Després ? demande-t-il.

La vieille servante le regarde et lui répond poliment qu’ils viennent de sortir.

— Rentreront-ils bientôt ? reprend-il en s’asseyant sans invitation sur l’escabeau placé près de lui.

— Il faudra les attendre un peu, monsieur, c’est aujourd’hui la clôture des exercices de l’adoration, et, comme il est juste, toute la famille est à l’église.

Comme Suzanne disait cela, l’enfant, qui avait commencé par regarder l’étranger de loin et qui s’était peu à peu rapprochée de lui, posa sa main potelée sur son bras avec la familiarité naïve de son âge.

— À qui est cette jolie petite fille ? demanda-t-il en caressant sa tête blonde.

— Ah ! monsieur, pouvez-vous le demander ? c’est tout le portrait de son père. Mais que je suis sotte ! vous ne le connaissez peut-être pas, vous n’êtes peut-être jamais venu à Damper ?

L’étranger fixa ses yeux gris sur Suzanne.

— Est-ce que vous ne vous rappelez pas m’y avoir vu ? demanda-t-il d’une voix rauque.

— Ma foi non, monsieur, votre figure ne me revient pas du tout. Mais aussi ma vue baisse un peu, ce qui n’est pas surprenant. À la prochaine foire de Saint-Georges, j’aurai soixante-six ans. Je ne suis plus une jeunesse, comme vous voyez. Cette jolie petite fille-là n’est-elle pas la fille d’un homme que j’ai vu plus petit qu’elle n’est déjà !

— Ainsi, c’est la petite fille de M. Després ? dit l’étranger en enlevant l’enfant et en l’asseyant sur son genou.

— Oui, monsieur, c’est la fille à M. Olivier, qui a épousé mademoiselle Mélite Bonnelin, et si vous avez connu son père, vous devez trouver qu’elle lui ressemble trait pour trait.

La ressemblance en question existait surtout dans l’imagination de la vieille Suzanne. Cette petite fille blonde et blanche, aux traits gracieux, qui levait avec tant de confiance vers l’étranger de jolis yeux d’un bleu pervenche ressemblait beaucoup plus à la blonde Mélite qu’au brun Olivier.

— Le jeune ménage demeure donc toujours ici ? reprit l’étranger sans répondre à la demande de Suzanne.

— Non, monsieur, mais il n’y a guère que huit jours qu’ils ont délogé. Le docteur Derbal est mort et a laissé à M. Olivier la clientèle et la maison. Il a, Dieu merci, des malades plus qu’il ne peut en soigner ; la maison a été remise à neuf, et c’est même aujourd’hui qu’on pend la crémaillère. Seulement la petite Aline, qui est habituée ici, y reste. Elle est folle de sa grand’mère, ce qui n’est pas étonnant : madame est si bonne !

— Oui, bien bonne, ajouta l’étranger avec un soupir.

Il embrassa longuement Aline, la remit sur ses petites jambes, et se levant :

— Je reviendrai, dit-il ; au revoir, ma bonne.

Et il sortit.

— Cet individu-là n’a pas grand’mine, dit Suzanne en se parlant tout haut selon son ordinaire ; il a l’air d’une manière de fou, mais sa voix m’a fait un drôle d’effet dans l’oreille quand il a dit, comme les gars : ma bonne.

Pendant qu’elle se faisait ainsi ses réflexions, Charles Després, que le lecteur, plus clairvoyant que Suzanne, a certainement reconnu, s’éloignait lentement par les allées du jardin. L’effet qu’il avait produit sur celle par qui il avait été élevé, et pour laquelle il était devenu méconnaissable, lui causait une irritation sourde qui n’était pas sans douleur. Il était donc bien changé, et pourtant comme c’était un peu en enfant prodigue qu’il revenait, il avait hâte d’entendre une parole d’affection ou tout au moins de bienvenue. Il marchait toujours, se dirigeant vers le verger, et le cerveau assailli par mille souvenirs. En arrivant sur la limite, il s’arrêta court. Un peu à droite, les débris moussus, à moitié pourris d’un hêtre, étaient couchés dans l’herbe. On avait pris la saine partie de l’arbre et la racine avait été oubliée là. En revoyant les restes de ce tronc d’arbre qui lui avait servi de banc rustique pendant ses promenades solitaires, chacune des paroles de la conversation qu’il avait eue en cet endroit avec sa mère lui revint soudain à la mémoire. Hélas ! qu’étaient devenus ses rêves ? qu’avait-il trouvé de mieux que ce tranquille bonheur dont elle lui avait vanté la solidité ? Qui, d’elle ou de lui, avait eu raison ? Le bruit stérile avait-il valu le silence, l’agitation, le repos, l’existence hasardeuse, oisive, fiévreuse, la vie calme et pourtant active ?

Le soupir qu’il poussa en se remettant en marche fut l’éloquente réponse donnée à ces questions qu’il s’adressait mentalement. Dans la promenade qu’il continuait un peu au hasard, un mur vint bientôt lui barrer le chemin. C’était celui qui enfermait le jardin de mademoiselle Bonnelin. Il se rappela ce que venait de lui dire Suzanne, chercha la porte par laquelle Mélite s’échappait si souvent et entra dans la nouvelle propriété de son frère. Là il y avait des améliorations. Le terrain assez vaste avait changé d’aspect ; il y avait des pelouses dont l’herbe encore jeune se moirait sous le vent, les allées étaient larges et propres, quelques vieux cerisiers encore chargés de leurs fruits éclatants formaient çà et là des oasis d’ombre.

À quelques pas de la maison, Charles s’arrêta. Par une porte vitrée ouverte à deux battants, il voyait s’ouvrir devant lui un vaste appartement de plein pied avec le jardin. Une table ronde recouverte d’une nappe en occupait le milieu, et une jeune femme y rangeait des couverts. Dans cette femme souriante, au teint frais, il reconnut du premier regard Mélite devenue sa belle-sœur. Par un mouvement instinctif, il se glissa derrière un acacia dont le large tronc dissimulait sa présence, et il devint ainsi le spectateur invisible de la petite scène de ménage qui allait se passer.

Mélite fredonnait en mettant son couvert, ce qui n’annonçait pas que le mariage eût nui en rien à la gaieté naturelle de son caractère. Elle se tut en voyant la porte s’ouvrir devant un homme chargé de vaisselle.

C’était Olivier, dont la mâle beauté n’avait subi aucune altération. Il déposa son fardeau sur une petite table de service.

— Est-ce que mon couvert n’a pas bonne mine ? dit Mélite en promenant avec contentement ses yeux sur la table. Nous avons juste assez de couverts d’argent, Olivier. Toi et moi, aurons seuls du ruolz, ajouta-t-elle en riant.

— Il nous manque encore bien des choses, dit Olivier.

— Sans doute, mais petit à petit, comme dit ta mère, nous nous monterons, et puis en famille on ne se gêne pas. Pousse donc ce petit plateau contre la carafe. Bien, maintenant regardons si rien ne manque.

Ils firent lentement, gravement, le tour de la table, et Olivier s’écria tout à coup :

— Où sont les salières ?

Mélite leva les bras au ciel, et ils partirent tous deux d’un grand éclat de rire.

— Ah ! mon Dieu, dit-elle, je n’y ai pas pensé.

— Je vais aller en prendre.

— Où ?

— Chez ma mère, donc.

— Mais non, mais non, dit Mélite en posant sur l’épaule de son mari ses deux mains mignonnes. Tu sais qu’aujourd’hui nous recevons chez nous, et que nous nous sommes engagés à ne nous servir que de nos propres objets.

— Mais enfin, ma femme, il faudra du poivre et du sel.

— Attends, impossible que nous ne trouvions pas dans le buffet, ne fût-ce qu’une soucoupe.

Mélite ouvrit au large un buffet d’attache qui paraissait bien vide, et en explora tous les recoins.

— Rien ! dit-elle piteusement en se détournant vers son mari.

— Attends, je vais t’en faire, moi, des salières, s’écria gaiement Olivier.

Il disparut et revint tenant entre ses doigts un petit objet qu’il présenta à Mélite.

— Comment ! tu viens de faire cela ? s’écria-t-elle.

— Oui, un peu de carton m’a suffi : mais vas-y donc doucement, la colle n’est pas sèche.

— Là ! dit Mélite en posant la salière improvisée sur la table, mon couvert est complet maintenant, et il n’y a pas là un objet qui ne nous appartienne. Ton père et ta mère, qui ont maintenant tant de belles choses de ménage, n’en avaient pas tant que nous, à leur commencement.

— Tu oublies la salière en carton.

— Bah ! elle serait d’argent que nous n’en serions pas plus heureux.

— Non, ma foi ! dit Olivier en embrassant sa femme.

— Maintenant je vais donner un coup d’œil à mon dîner, continua Mélite. Va donc un peu voir ce que devient notre petite Aline, et en revenant rapporte-moi de la salade ; il y en a de très-belle dans le carré qui… Ah ! mon Dieu…

— Eh bien, quoi ? dit Olivier en se détournant vers le jardin.

Mélite en levant les yeux, avait aperçu derrière le tronc bizarrement tatoué de l’acacia des yeux fixes qui la regardaient.

Charles, se voyant découvert, s’avança et entra dans le salon.

— Mille pardons, Madame, de la frayeur que je viens de vous causer, dit-il en la saluant.

— Mais je ne sais en vérité pourquoi je me suis ainsi effrayée, dit Mélite en essayant de sourire.

— Votre position derrière cet arbre, monsieur, devait paraître au moins singulière à madame Després, dit assez brusquement Olivier, fort révolté intérieurement que cet indiscret étranger se fût permis de choisir un poste d’observation si près de chez lui.

Charles ne répondit pas sur-le-champ.

Son visage fatigué s’était empreint d’une expression douloureuse et violente.

Par un geste de découragement il laissa tomber ses bras, et dit avec un accent plein d’amertume :

— Il n’y aura donc que ma mère à me reconnaître ?

Ces paroles furent un trait de lumière pour Olivier qui, en regardant plus attentivement le nouveau venu, avait senti tout à coup comme un soupçon de la vérité lui traverser l’esprit.

Sa franche figure s’illumina. Il fit un pas en avant, entoura Charles de ses deux bras, l’étreignit contre sa poitrine, et puis il le poussa vers Mélite en disant :

— C’est elle, avec sa frayeur, qui m’a empêché de te reconnaître.

— Je sais que vous avez aujourd’hui votre premier embarras de maîtresse de maison, dit Charles à Mélite après l’avoir fraternellement embrassée ; je vous en prie, traitez-moi en frère, faites comme si je n’étais pas là.

— Puisque vous m’en donnez la permission, répondit Mélite, je vous laisse avec Olivier ; vous avez d’ailleurs tant de choses à vous dire ! Je suis vraiment enchantée de ce que vous soyez arrivé aujourd’hui même. Hier, quand je comptais nos convives devant ma belle-mère, je l’entendais soupirer ; maintenant je devine pourquoi ; Charles, elle pensait à vous, à votre absence de cette petite fête de famille. Est-ce qu’elle n’est pas morte de joie en vous revoyant ?

— Elle ne m’a pas revu. Suzanne, ma bonne Suzanne, qui ne m’a pas reconnu non plus et à laquelle je ne me suis pas fait connaître, m’a dit qu’elle était à l’église.

— C’est vrai ; c’est aujourd’hui la clôture de l’adoration. À ce propos, je vous prie de ne pas faire oublier l’heure à mon mari. Il doit assister à la messe, et vous avez une bonne demi-heure devant vous. Ce sera assez pour ce matin, n’est-ce pas ? Mais pourquoi donc n’écriviez-vous plus du tout, Charles ? Voilà un an qu’on n’a eu de vos nouvelles, au moins un an. Où étiez-vous ?

— En Californie, Mélite.

— Si loin, mon Dieu ! Mais je reste à jaser, je ferais mieux d’aller chercher notre petite fille que vous ne connaissez pas encore.

— Pardon, je viens de la voir ; elle est charmante, elle vous ressemble.

— Ah ! monsieur, vous n’avez pas désappris à flatter, dit Mélite en le menaçant du doigt ; m’en avez-vous fait des compliments autrefois !

— À me rendre jaloux, ajouta gaiement Olivier.

— Que veux-tu ? j’avais alors la fatuité de me croire le plus près du cœur. M’avez-vous regretté Mélite ?

— Comment ! j’ai pleuré une heure.

— Pas davantage ?

— C’était bien honnête, n’est-ce pas, Olivier ?

— Oh ! très-suffisant, dit Olivier qui riait.

Et il ajouta :

— En as-tu eu des histoires de mariages, Charles. 1o  Mademoiselle Brastard ; 2o  madame Hippolyte.

— Ne me rappelle pas cela, dit Charles fiévreusement. Ne dis pas ce dernier nom surtout.

Je sais bien que j’étais ruiné, endetté, poursuivi, et qu’elle avait de l’argent, beaucoup d’argent, et, fou que j’étais, je n’hésitai pas à me passer cette corde au cou.

— Mais les avantages qu’elle t’avait faits par contrat de mariage…

— Ce contrat était un mensonge ; elle n’avait pas le droit de disposer de cette fortune. Cela a été prouvé, trop clairement prouvé. C’était une affreuse coquine, te dis-je. En mourant, elle ne m’a laissé que sa malédiction, que je porte bien légèrement. Mais tiens, n’évoquons pas ces détestables souvenirs, ne remuons pas ces fraudes et ces hontes, soyez assez généreux pour ne pas m’en vouloir de mon silence et pour me laisser croire que tout cela n’a été qu’un affreux cauchemar.

Croyez-le, Charles, dit Mélite avec bonté ; nous tâcherons nous aussi de nous le persuader. À bientôt.

— Rapporte un couvert, cria Olivier.

Mélite revint sur ses pas.

— Non, dit-elle, le couvert de Charles est mis. Aline mangera avec son petit couvert d’étain. Entre nous, nous ne ferons pas tant de façons. Figurez-vous, Charles, que nous pendons la crémaillère aujourd’hui, et que nous nous sommes engagés à ne nous servir que de ce qui était notre propriété, à ne rien emprunter. Cela nous a fait donner beaucoup de cadeaux, nos parents sont si bons. Voilà Olivier qui me fait des yeux pour me renvoyer ; je pars, et tout de bon, cette fois.

Elle partit d’un pas leste, suivie par le regard des deux hommes.

— Tu ne me parais pas à plaindre, dit Charles en promenant ses yeux autour de lui : Mélite pour femme et cette agréable maison pour demeure.

— Me plaindre ! dit Olivier en attirant à lui deux chaises et en en offrant une à Charles, ce serait insulter la Providence.

Ils s’assirent à l’ombre.

— Et les autres ? demanda Charles.

— Les autres se débrouillent aussi. Marc a épousé, comme tu sais, la fille de son inspecteur, ce qui va le pousser. L’abbé est vicaire à B*** et nous vient voir souvent. Francis fait de l’argent comme notaire. Henri s’est mis à la tête de l’exploitation de la ferme. Il remplace mon père, qui a pris sa retraite, qui se fait vieux, mais qui est notre conseil à tous.

— Il a bien travaillé, dit Charles, d’un air pensif.

— Tant qu’il a pu. Quand il a passé l’étude à Francis, elle était, tu peux le croire, en bon état, et il est juste que maintenant il se repose. Mais parlons un peu de toi. Le soleil d’Amérique t’a joliment roussi. As-tu fait de bonnes affaires là-bas ?

Charles ôta son chapeau, passa la main sur sa figure basanée où, maintenant qu’il était découvert, on voyait l’empreinte de plusieurs cicatrices et répondit :

— J’ai réussi à ne pas me laisser écharper par les brigands des placers, voilà tout.

— Bon ! cela ne valait pas la peine d’aller si loin ; mais mon père l’avait prédit.

— Il doit bien m’en vouloir, n’est-ce pas ?

— Moins depuis que tu lui as annoncé ton intention de revenir après ton expédition d’Amérique, beaucoup moins. Au reste, il parle peu de ces affaires-là, et ce n’est que par notre mère que nous avons su quelque chose. Puisque nous sommes seuls, raconte-moi donc un peu tes aventures.

Cette demande ne parut plaire que très-médiocrement à Charles ; mais il fit cependant le récit succinct de sa vie depuis quatre ans. La première phase était toute dorée par ses succès parisiens. Il s’était lancé dans de hardies spéculations, qui avaient réussi. Entre ses mains l’argent de l’étude s’était multiplié ; pendant deux ans, sa vie avait été un étourdissement, un rêve, un enivrement. Et puis, au moment où, un peu dégrisé de sa propre bonne fortune, il songeait à fixer sur le sol par un mariage, par des acquisitions, cette idole d’or qui le fascinait, les revers étaient venus, et elle s’était en quelques mois fondue entre ses mains. Tout ce qu’il avait tenté pour la ressaisir avait été vain. Une phase indescriptible de misère, de maladie, d’abandon, avait commencé et s’était terminée par un mariage ridicule, odieux, qui ne lui avait apporté qu’un fantôme de richesse.

Après quelques mois d’une existence impossible, il était parti pour l’Amérique à la seule fin d’échapper à la Furie attachée à ses pas et dont la mort devait le délivrer peu de temps après. Il y avait souffert pendant deux ans, et, complètement découragé, affaibli dans sa santé, il s’était décidé à revenir.

— Entre nous, nous disions que c’était ce que tu avais de mieux à faire, dit Olivier en se levant, et mon père ne s’est fait prier que pour la forme quand il s’est agi de te rappeler. Mais j’entends la voix de Mélite, je suis obligé de te quitter. Tu vas tenir compagnie à ma femme.

— Non, cela la gênerait, je vais te conduire. Tu ne parleras pas de mon arrivée, n’est-ce pas ?

— J’aurais pourtant bien voulu glisser cette nouvelle-là dans l’oreille de maman.

— Non, non, je veux qu’elle, au moins, me reconnaisse.

Ils sortirent. Dans la rue Charles s’arrêta.

— La vue de Damper m’a produit un étrange effet, dit-il ; c’était à me demander si j’en étais vraiment parti, rien n’a changé.

— Cela te paraît ainsi ; il y a eu certaines améliorations. De l’autre côté de la place on a beaucoup bâti, nous avons une ferme-école, une usine. Tu as dû voir tout cela en arrivant, c’est à un demi-quart de lieue de la ville. Tiens, on aperçoit très-bien d’ici les cheminées de l’usine. Une très-heureuse idée pour le pays et pour celui qui a fondé cet établissement ! Mais son nom va t’étonner.

— Je me demande en effet quel est l’industriel qui a eu l’idée d’introduire l’industrie à Damper ?

— C’est mon beau-frère, René Bonnelin.

— L’ancien clerc de M. Doublet ? impossible !

— C’est pourtant lui. Il a toujours eu ces idées-là. Ce que c’est que la persévérance ! il a commencé par être un commis à douze cents francs et puis il a monté en grade, il a étudié, il a trouvé un associé, et un beau jour il est arrivé ici où les cours d’eau ne manquent pas, et l’usine a été bâtie. Ils font des affaires d’or, et on vient de nommer René adjoint de Damper. Pour lui, du moins, il a eu raison de jeter le papier timbré aux choux.

En causant ainsi ils arrivèrent sur la place de Damper ; les rares passants saluaient Olivier, pas un ne regardait Charles.

— Tu ne nous en veux plus, j’espère ? dit gaiement Olivier ; tout le monde, au premier moment, fait comme nous.

— Maman me reconnaîtra, répondit Charles d’une voix ferme.

Ils se quittèrent sur la place, qui était déserte, et Charles resta à s’y promener en attendant la fin de l’office.

Là, autour de lui, rien n’était changé. M.  Després, ayant conservé par une bonne mesure de politique l’étude dans la maison de M. Doublet, les panonceaux la désignaient toujours à l’attention.

Charles regardait cette maison, et machinalement son regard, chaque fois qu’il passait devant elle, s’arrêtait sur la fenêtre du salon du rez-de-chaussée où, quatre fois par jour, il apercevait, à travers le transparent rideau de mousseline, l’ombre élégante de Fanny. Il s’attendait presque à la voir y apparaître elle-même. Par une tendance toute naturelle, en revoyant cette maison, il se reportait à ces jours où il n’aurait eu qu’un mot à dire pour confondre leurs deux destinées en une seule.

— Ceci du moins ne devrait pas me donner des regrets, pensait-il ; nous étions du même âge et dans cette vie emmaillotée de Damper les femmes vieillissent si vite !

L’insuccès, les déceptions, avaient bien pu abaisser son orgueil, mais non déraciner entièrement son égoïsme.

Mais toutes ces pensées ne parvenaient pas à tromper son impatience. Dans son cœur desséché un sentiment tendre, désintéressé, s’était conservé intact ; l’amour filial avait survécu à tout le reste. C’était pour sa mère qu’il avait le courage de revenir à Damper, porter au milieu de la ruche industrieuse et prospère son cerveau fatigué, son corps usé, son cœur flétri et ses mains vides. Son souvenir lui était revenu à chacune des souffrances éprouvées, et quand le terrain avait tout à fait manqué sous ses pieds, un seul désir avait pu le rattacher à la vie, celui de la revoir, de la retrouver avec son inépuisable indulgence et son inépuisable tendresse.

Il consultait pour la vingtième fois le cadran enchâssé dans le fronton du collège, quand il tressaillit et se détourna.

Les chants voilés, qui lui arrivaient vaguement tout à l’heure, retentissaient tout à coup à ses oreilles. L’assistance à l’office étant très-grande, le degré de chaleur s’élevant, le bedeau venait d’ouvrir à deux battants le portail nord de l’église. Charles, de l’endroit où il était, vit de loin l’autel resplendissant et la foule agenouillée qui chantait d’une seule voix un de ces pieux cantiques qui, en Bretagne, restent vainqueurs de la mode.

Arrêté contre les pilastres intérieures du portail, il darda son regard vers l’endroit bien connu où se trouvait le banc occupé par sa famille, et ses yeux ardents se ternirent soudain. Elle était là au complet, lui seul manquait. Dans le fond du banc, à demi cachée par ses fils, madame Després priait agenouillée. Les autres étaient debout et c’était un spectacle qui avait bien son intérêt, en notre temps de division où la famille elle-même se dissout, que celui de ce père au milieu de ces quatre hommes qui étaient ses fils.

Il y avait dans ce hasard qui groupait ainsi toute sa famille sous son regard dans l’accomplissement d’un des actes contre lesquels il s’était le plus révolté intérieurement, une leçon d’un à-propos saisissant.

Le cœur agité par mille sentiments contraires, l’âme saisie par une émotion indéfinissable, mais puissante, il resta cloué à cette place sans pouvoir détacher ses regards du banc où priait sa mère.

On était à la communion, le banc se vida et dans la foule compacte Charles suivit sa mère d’un œil ému. Elle reçut la communion des mains de son fils Jean, qui officiait, et revint vers son banc les mains jointes et les yeux baissés. Quand son visage recueilli, sur lequel il crut voir rouler des larmes, lui apparut dans son auréole de cheveux blanchis, son cœur se fendit, et, pâle, défaillant, il tomba à genoux.

Une demi-heure plus tard les fidèles quittaient l’église, et la famille Després traversait la place pour se rendre chez Olivier. Olivier précédait le petit groupe et avait l’air de chercher des yeux quelqu’un dans la foule.

— Voilà quelqu’un qui entre chez toi par la porte du jardin, Olivier, dit tout à coup Francis ; si c’est un client, j’espère que Mélite va le congédier. Ces malades-là n’ayant plus d’appétit ne laissent jamais les autres dîner en paix. Allons, l’abbé, dépêche-toi.

Ce dernier avis était à l’adresse de l’abbé Jean qui accourait. Olivier ouvrit la porte, et, sans paraître apercevoir un personnage qui se tenait auprès, il redescendit dans la rue pour laisser passer ses convives. L’allée était étroite ; M. Després et ses fils passèrent l’un après l’autre devant l’étranger en lui rendant le salut qu’il adressait à chacun d’eux : pas un d’eux ne s’arrêta. Mme Deprés entra la dernière suivie de près par Olivier. L’étranger fit vivement un pas en avant et se découvrit. Elle leva sur lui son tranquille regard, s’inclina à demi, et, se redressant violemment :

— Charles ! cria-t-elle d’une voix vibrante.

Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

Charles avait bien dit que, méconnu de tous, il ne pouvait l’être par sa mère.