P. Brunet (p. 276-279).


XXXIII

Mélite à René.
Damper coat.

Depuis la réception de ta lettre, mon cher René, je cherche en vain ce qu’est devenue la sage et tranquille petite ménagère de Damper-Coat, je ne trouve plus qu’une petite affolée qui rit à tout propos ; qui ne peut rester en place, qui chante comme si elle avait quarante loriots dans la tête.

L’excès d’inquiétude engendre l’excès de gaieté et, pour moi, je ne suis plus que rires et chansons. Je chante en frictionnant la main rhumatisée de tante Marie, je chante aux oreilles de mon vénérable oncle, même en lui versant son café, je me sens des envies de faire pirouetter la solennelle Fantik, j’embrasse les soyeuses oreilles de Tack qui aboie de joie, instinctivement, enfin je suis heureuse, presque aussi heureuse que toi, ce qui n’est pas peu dire. Ta précieuse lettre dans ma poche, j’ai pris à grands pas après dîner le chemin de la Brise. J’avais besoin de mouvement et il est si doux de porter une nouvelle heureuse. En route j’ai rencontré l’éternel Colomban. Notre juif errant dampérois cassait une croûte, assis sur la pierre enguirlandée de la fontaine Verte, dans les eaux limpides de laquelle il plongeait comme une coupe de bronze sa main calleuse, quand la soif venait. J’ai épanché dans ce cœur fidèle le trop plein de ma joie et afin que ce jour fût aussi pour lui un jour de fête, je lui ai demandé d’aller finir de dîner au presbytère. Il ne s’est pas fait prier, apprenant que notre cidre est bon, ce que je n’avais garde de lui laisser ignorer, et il est parti emportant comme un talisman un billet au crayon destiné à adoucir les airs d’ogre de Fantik qui, connaissant la faiblesse de mon oncle pour ses chers pauvres, s’imagine de les rebuter personnellement par des physionomies qu’on n’inventerait pas.

À la Brise j’ai été reçue à bras ouverts. Ma figure avait annoncé que j’apportais de bonnes nouvelles. Dans la lecture émue que j’ai faite de certains passages de ta lettre, j’ai manqué de prudence et le motif de ton indifférence pour toutes les jolies parisiennes m’a échappé. Cette simple phrase a couvert les joues de Fanny d’une rougeur bien étrange. Mme Anne m’a aussitôt regardée d’un air d’intelligence. Ou je me trompe grossièrement, ou l’on est bien près de rendre justice à mon cher frère sur toute la ligne. C’est qu’il est bon à connaître, à voir de près mon cher René. Il ne lui manquait qu’un peu de cette élégance parisienne qui est tout chez Charles Després. S’il revenait maintenant, s’il parlait maintenant, qui sait si, un jour ou l’autre je n’aurais pas pour belle-sœur la plus charmante des Dampéroises.

Je crois voir sortir de cette nouvelle complication d’événements, toutes sortes d’épisodes providentiels. Monsieur Brastard aura certainement à cœur de réparer son injustice involontaire et j’attends avec impatience ta première lettre.

Nous te félicitons, nous t’embrassons et nous sommes avec toi et par toi, mon cher frère, les plus heureuses gens du monde.

Mélite.