P. Brunet (p. 244-250).

XXVI.


René à Mélite
Paris.

Le sort en est jeté, ma chère Mélite, la neutralité ne m’est plus permise, il faut que je parle. Voici ce qui s’est passé : Hier soir, craignant de voir mal interpréter mon éloignement de la maison Brastard et, ayant même été interrogé là-dessus le matin par M. l’ingénieur, j’ai passé mon habit et me suis présenté dans le salon bleu, où je n’ai pas mis les pieds depuis la révélation qui me tourmente.

Charles Després n’était pas là, et comme en ces temps de deuil les réunions du mardi ne sont plus composées que des intimes, le cercle était très-restreint. M. Brastard et ses filles m’ont très-amicalement reproché ce qu’ils appellent ma sauvagerie et la conversation a repris son cours. On parlait d’un de ces mariages étranges qui peuvent prendre place parmi les escroqueries parisiennes. Un homme a été assez adroit pour épouser une héritière grâce à un nom qui n’était pas le sien, grâce à un titre qu’il avait usurpé et à une fortune qu’il s’était fabriquée. Il a berné tout une famille honorable et sa fourberie n’a été découverte qu’un mois après, trop tard, par conséquent.

« Quelle horreur ! s’est écriée mademoiselle Berthe, je ne me consolerais jamais d’être la femme d’un homme qui m’aurait menti un jour.

— Les tribunaux devraient avoir des peines spéciales pour ces élégants faussaires, a ajouté M. Brastard en fronçant les sourcils. Il est permis de ne rien avoir, il est possible de tout perdre, mais tromper, cela ne se pardonne pas. »

C’était à n’y pas tenir, j’ai prétexté une petite affaire, je suis sorti, j’ai pris une voiture et je me suis rendu chez Charles qui occupe toujours son élégant appartement rue Vivienne. Il y avait nombreuse compagnie chez lui, et de l’antichambre j’ai reconnu qu’il n’avait pas même brisé avec le monde dans lequel il vivait avant de se faire recevoir dans la famille Brastard, une indignité de plus. Je me suis fait introduire dans un petit appartement qui lui sert de bureau et je l’ai fait mander pour une affaire importante. Je connais mon homme. Pour lui échapper et ne pas me laisser entortiller moi-même dans quelque fable bien ingénieuse, mon parti était pris de l’intimider un peu. Quand il est entré j’ai marché vers lui et, le regardant en face :

« Charles, je sais tout, » lui ai-je dit. Il a pâli, évidemment il a cru que j’étais un envoyé de M. Brastard.

— « Fatalité ! » a-t-il murmuré en se laissant tomber sur une chaise.

Et, relevant la tête, il a ajouté :

« Sais-tu comment il a appris ce que j’ai pris tant de peine à lui cacher ? »

Il fallait le détromper, je lui ai dit que je n’étais l’envoyé de personne.

Sa figure livide s’est empourprée.

« Que ne le disais-tu plus tôt ? s’est-il écrié en se levant impétueusement. Eh ! que m’importe que tu le saches. Bien d’autres le savent, il ne m’a pas été possible d’en faire un mystère. Seulement les morts vont vite à la Bourse et, M. Brastard n’ayant rien appris dans le premier moment, j’ai tout lieu d’espérer que mes projets ne seront pas anéantis. Or, le lendemain de mon mariage j’aurai soixante mille francs dans la main et, avant un an, il ne restera plus trace de mon désastre actuel. »

Comme tu le vois, ma chère Mélite, on descend vite la pente dans les bas-fonds de la dégradation parisienne.

J’ai pris la parole à mon tour et je lui ai dit crûment ma façon de penser en ajoutant que j’étais venu vers lui pour le décider à un aveu pénible, mais nécessaire à son honneur.

Il a souri ironiquement et m’a demandé de ne pas me mêler de ses affaires. Je lui ai développé les raisons qui me forçaient à m’en mêler, je lui ai parlé de la reconnaissance que je dois à M. Brastard, j’ai mis en avant son propre bonheur, je lui ai redit la conversation qui avait en quelque sorte dicté la démarche que je faisais près de lui. Je lui ai répété que me taire me serait impossible, mais que je voulais lui laisser l’honneur d’une sincérité qui lui ferait peut-être beaucoup pardonner.

Il s’est levé et s’est mis à se promener avec agitation en me parlant ou plutôt en se parlant à lui-même.

Il était impossible qu’il perdît de gaieté de cœur sa dernière chance de salut, il avait bâti sur cette dot tout un échafaudage d’opérations qui devaient immanquablement le mener à une très-brillante fortune. Ce mensonge n’était après tout qu’une peccadille bien permise, M. Brastard avait des yeux pour voir et des oreilles pour entendre.

Je sentais l’indignation m’agiter le sang et les nerfs, car parmi tous ces plans, tous ces projets, tous ces regrets, toutes ces espérances, le nom de celle qui se croit aimée et qu’il a feint d’aimer n’a pas été prononcé une fois. Il s’est beaucoup attendri sur son désastre financier, sur ce que lui réserve l’avenir s’il manque l’affaire de son mariage, il n’a pas trouvé une parole d’attendrissement pour celle qui peut lui échapper par une révélation. Il lui faut soixante mille francs, c’est son idée fixe, le reste échappe à son attention. J’ai encore essayé de le ramener à des sentiments d’honneur, je lui ai parlé avec un calme et une amitié dont je ne me serais pas cru capable en ce moment où tout me portait au mépris. Il n’a pas cédé et il m’a lâchement supplié de laisser les choses. Me voyant rester inébranlable il a menacé, il s’est emporté. Sans m’émouvoir, je lui ai déclaré que le silence m’était impossible, qu’il m’était insupportable de me faire son dénonciateur, mais que dans huit jours s’il n’avait pas parlé je parlerais.

Et je suis parti sur cette déclaration catégorique, il était temps que nous nous séparassions. Nous maîtrisions avec peine les sentiments si divers qui nous agitaient et s’il n’avait pas encore l’insulte et la haine aux lèvres, il les avait dans les yeux.

Voilà où nous en sommes, ma chère Mélite.

Je me figure être tout près d’une poudrière dans laquelle je dois, à un moment donné, lancer une étincelle. Ah ! qu’il est parfois pénible de faire son devoir, de suivre les inspirations de sa conscience ! Il me faudra beaucoup de courage pour agir, mais j’agirai. Je veux encore espérer que, prenant ma menace au sérieux, il aimera mieux se dénoncer lui-même. Enfin, je lui répéterai mon avertissement, j’attendrai le dernier jour, la dernière heure, la dernière minute, je ne puis mieux faire n’est-ce pas ? Ma première lettre t’apprendra la fin de cette triste affaire et t’apportera peut-être l’écho d’une explosion.

Je t’embrasse bien cordialement.

Ton frère et ami,
René.