P. Brunet (p. 219-228).

XXI.


Mélite à René.
Damper coat.

Ce Charles Després est vraiment né coiffé » mon cher René. Il lui tombe des nues un héritage auquel il n’aurait aucun droit, il va à Paris, jette l’argent par les fenêtres, ce qui ruine tout le monde, et s’enrichit et, pour couronner le tout, il obtient en mariage une femme douée de tous les avantages qu’on recherche en ce monde. C’est beaucoup de bonheur et il est temps qu’il jette comme ce fameux roi de je ne sais quel pays qui se trouvait trop heureux, son anneau à la mer. Mais, puisqu’il est en veine, peut-être lui serait-il rapporté, toujours comme au roi trop heureux. Madame Després, que j’ai aperçue un instant par les rues de Damper, a une figure radieuse qui livre son secret. Ce secret, d’ailleurs, se murmure déjà dans la société dampéroise et les exagérations vont leur train. M. Brastard devient un personnage très-haut placé dans les régions officielles, mademoiselle Berthe, une fille unique immensément riche.

On ne connaît pas encore trop bien les situations et on brode avec l’activité que tu sais. Le mariage, il paraît, ne se fera pas tout de suite. Un deuil menace la famille de l’ingénieur et on veut attendre une solution. Il ne s’agirait de rien moins que de la mère de M. Brastard et la noce pourrait se heurter à un enterrement. On attend la fin de cette crise subite pour fixer l’époque. Charles Després ne m’inspire pas non plus une très-grande confiance, mais sa mère est une sainte, et sainte Monique a bien obtenu la conversion d’Augustin.

Enfin laissons cette grosse affaire que mes voisines de la Brise ne soupçonnent pas encore, et viens avec moi au cottage de madame Anne que j’ai visitée il y a quelques jours et chez laquelle je suis retournée hier pour la promenade en mer. La maison, les jardins, la cour, tout est petit, simple, sans prétention, mais tout cela est bâti, dessiné, posé avec tant de goût que cette petite habitation vous laisse un souvenir plein de charme. Madame Anne et Fanny m’ont reçue avec une cordialité qui m’a mise parfaitement à mon aise. Comme tout marche vite quand les âmes se conviennent ainsi. Un regard suffit. Voici une de mes pareilles, une de mes semblables, je vois clair en elle, elle voit clair en moi, elle aura des, indulgences pour les ombres, des sympathies pour les clartés, c’est fait, nous sommes liées plus ou moins, mais liées pour la vie, nous nous souviendrons de nous être rencontrées, fussions-nous l’une ou l’autre transportée au Congo. Mais il n’est pas question du Congo et me voici bien confortablement installée dans la salle à manger de la Brise, un grand salon carré, éclairé par deux grandes fenêtres à quatre immenses carreaux. De ce côté c’est la campagne, on a vis à vis de soi un coteau planté de chênes, des montagnes de rochers moussus, des prairies de velours traversées par une rivière turbulente dont la voix claire, joyeuse, forme une note gaie au milieu du concert solennel que chantent le vent et les vagues. À ces larges fenêtres pendent des rideaux de damas vert, la nuance bois de la tapisserie se confond avec la nuance des meubles dont le principal est un buffet en chêne sculpté. Entre les deux fenêtres une table carrée sert de piédestal à un vase superbe où fleurit un bouquet gigantesque, au dessus est une jolie toile, un riant paysage dont le cadre est une loupe de frêne creusée, dans un coin s’élève une grande étagère verte où s’étalent de très-jolies fleurs de serres, un bel arum les domine, il y étale ses fleurs blanches en cornet et ses feuilles épaisses qui montrent leurs veines, leurs nervures transparentes dans lesquelles on croit voir couler la sève. Sur la cheminée des fleurs dans des vases de porcelaine, rien que des fleurs se mirant dans une haute glace ; sur un large guéridon couvert d’un velours vert frangé sont des livres, des albums, une foule d’objets agréables ou utiles.

J’ai passé dans ce salon les heures brûlantes de la journée, de ces heures charmantes auxquelles on aime tant à revenir par la pensée. Madame Anne m’a parlé très-longtemps, très-intimement de mon cher Parisien qu’elle a remarqué et dont elle désire vivement le succès. Elle s’intéresse dans sa solitude à tout ce qui est bien, beau, vrai. Elle a passé par des sentiers difficiles, elle connaît les mille souffrances de la vie et on le sent, elle suit maintenant d’un regard attendri ceux qui luttent, ceux qui aiment, ceux qui souffrent. À trois heures, nous avons pris le chemin de la grève. Un cutter de la marine royale stationne pour surveiller la pêche des huîtres dans le petit port voisin, madame Anne est parente du commandant qui lui a offert galamment une embarcation pour une promenade en mer et une visite à son bord. Nous sommes donc montées sur la légère embarcation que faisaient manœuvrer les matelots de la marine royale. Ces hommes silencieux au teint brun, à l’expression de figure forte et hardie, coiffés de leur petit chapeau de paille effrontément retroussé, parés de leur large collet bleu étaient d’un effet très-pittoresque dans le tableau. Le gouvernail était tenu par un vieux loup de mer à la figure dure et sombre, un jeune homme au teint halé mais très-beau de taille et de traits tenait l’écoute, un autre d’une laideur accentuée et puissante était accroupi devant nous, la drisse entre les mains, le quatrième qui commandait restait nonchalamment couché sur l’avant en plein soleil. L’horizon était bleu, la mer douce et brillante : c’était un plaisir de voguer sur ces flots souples et merveilleusement transparents.

À bord nous avons été accueillis avec une courtoisie dont les officiers de marine n’ont pas perdu l’habitude. Une collation nous attendait et pas une femme n’en aurait mieux choisi le composé. On nous a offert des bouquets et toutes les plus belles fleurs ont été saccagées pour être offertes à Fanny, qui était d’une beauté tout à fait rayonnante ce jour-là. Madame Anne et moi avons visité le joli petit navire de fond en comble. Tout était luisant, propre, coquet à faire plaisir, j’étais émerveillée. La visite faite, nous sommes remontées sur le pont par de petites échelles qui demandent des pieds agiles et nous y avons trouvé tout une société dampéroise à laquelle le second faisait les honneurs. Fanny, entourée de petits aspirants et les mains pleines de fleurs, était au centre de ce groupe. Elle était très-pâle, si pâle que madame Anne s’est élancée vers elle pour lui demander ce qu’elle avait. Elle a essayé de sourire, a tendu la main vers la mer, touché sa joue comme pour accuser la fraîcheur de la brise et s’est voilée de ses bouquets. Mon oreille cependant avait saisi un nom qui m’avait expliqué tout de suite cette émotion subite ; on parlait du mariage de Charles Després ; on se l’annonçait entre soi. Qui donc se doutait que cette nouvelle détruisait un reste d’illusion dans un cœur dont ce fat de Charles n’était vraiment pas digne ?

Pendant le retour elle a été silencieuse mais beaucoup moins émue que je ne m’y serais attendue. Le temps était changé et nous étions toutes pâles. Un vent violent soulevait les vagues sur lesquelles dansait notre frêle bateau, la surface de la mer si bleue était verte et moirée et se teignait parfois de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. C’était une variété et une délicatesse de teintes impossibles à rendre.

Il était temps d’arriver et j’ai éprouvé un certain plaisir à me retrouver sur la terre ferme.

Nos matelots sont repartis gaiement, narguant le grain qu’ils voyaient venir, mais enchantés d’être débarrassés de passagères peureuses. Madame Anne et moi nous étions blotties à l’avant ; Fanny était restée debout contre le mât : on aurait dit la fée chargée de commander à la tempête, tant elle était calme et belle.

J’ai été plusieurs jours sans revoir ces dames, et puis mon oncle Jérôme ayant eu la pensée de me faire rafraîchir les guirlandes de mousses qui forment ses reposoirs les a appelées à mon aide. Elles sont venues très-obligeamment travailler aux guirlandes. Nous avons passé des après-midi charmantes dans la tonnelle de laurier. Nous lisions, nous chantions, nous travaillions. À propos d’un livre tout récemment écrit sur Paris, j’ai commis l’indiscrétion de lire quelques fragments descriptifs de tes lettres. Tu ne m’en voudras pas surtout quand tu sauras que j’ai vivement intéressé mon auditoire. On a encore parlé du mariage Després. C’est mon oncle Jérôme qui, comme un enfant terrible, est venu nous jeter bien mal à propos ce sujet de conversation. Fanny a écouté tout ce qu’on en a dit avec un sérieux glacé de très-bon augure. C’est une âme fière, ou je me trompe ou elle en a fini avec ce sentiment qui ne pouvait avoir sa source que dans l’habitude qu’elle avait de voir Charles Després tous les jours chez son oncle.

Cette semaine, ce ne sont pas des guirlandes de mousse qui m’occupent, mais une de nos plus importantes affaires de fermières. On tondait nos brebis et j’ai surveillé l’opération. Il a fallu peser la laine, la laver, la faire sécher. La tonnelle de laurier qui abritait nos babils de la semaine dernière sert maintenant de séchoir. Cette toison neigeuse sur cette verdure produit un bien joli effet. Tack tombe parfois en arrêt devant cette maison qu’on dirait revêtue de duvet de cygne et aboie étrangement en la regardant. Il ne reconnaît plus sa tonnelle.

Toutes ces occupations si diverses ne m’ont pas empêchée de griffonner beaucoup, mais il faut en finir et ne pas retarder davantage l’envoi de cette lettre. Tout le presbytère t’embrasse, mon cher René ; de la Brise te sont envoyés compliments et souvenirs. Pour moi, j’ai toujours à te redire que je t’aime bien et que je suis

Ta sœur dévouée,
Mélite.