P. Brunet (p. 186-189).

XIV.


René à Mélite


Paris.

Je m’en doutais, ma chère Mélite, tu as répondu à mon gémissement par un sacrifice. Cette Djali si aimée est devenue soudain un embarras et on l’a échangée contre un peu d’argent dont ce pauvre René avait besoin pour son voyage. Le voyage est retardé, mais j’ai mis de côté ce que je puis appeler le prix d’une larme, je ne l’emploierai que pour aller vers toi.

Seulement je ne suis point encore parti, car je me suis relevé, ma chère Mélite. Étourdi du coup, je m’étais laissé tomber, mais j’ai ressaisi ma force et la Providence est venue à mon aide, toujours dans la personne de M. l’ingénieur Brastard.

Je n’avais pu dissimuler entièrement devant lui l’amertume de ma déception et pendant que je m’enfermais dans ma chambre pour y souffrir, en proie à un de ses découragements intimes, profonds, qui anéantissent tout notre être, il s’occupait de me trouver une position qui me permît du moins d’attendre. Hier matin il est venu lui-même m’annoncer qu’il avait réussi et en voyant mon changement il s’est estimé heureux d’avoir suivi la bonne inspiration qui l’avait porté à s’occuper de moi sur-le-champ.

Ceci est une fiche de consolation et peut me mener à quelque chose. Il s’est débarrassé d’un de ses employés et il me propose d’occuper cette place dans ses bureaux pendant deux ans. Malheureusement c’est un emploi des plus insignifiants et des moins rétribués, mais j’aurai occasion de m’instruire, je me trouverai en contact avec tous les grands industriels de Paris et son espoir est qu’à la première occasion un de ces hommes me voyant à l’œuvre m’honorera de sa confiance et me frayera la voie vers de plus hautes destinées. Il y a dans ce projet autre chose qu’une bienveillance banale, il y a certainement une foi sérieuse en mes aptitudes. Ce que je crois posséder m’est donc enfin attesté par un homme expert. D’un coup d’œil j’ai vu le parti que je pouvais tirer de cette situation et j’ai accepté avec transport. Mon enthousiasme a duré juste le temps de la visite de M. Brastard. Lui parti, la réflexion froide a élevé sa voix revêche, le chiffre dans sa laideur tortueuse s’est dressé comme un fantôme devant moi. Puis-je vivre à Paris pendant deux ans avec des appointements aussi insignifiants, et en me répandant un peu dans ce monde qui doit m’étayer pour monter ?

Évidemment non.

Voici donc encore la terrible pauvreté qui me prend à la gorge au moment de mettre le pied sur le premier échelon de cette échelle qui mène au succès. C’est dépitant. Mais c’est en vain que je roule dans ma tête mille combinaisons ingénieuses, c’est en vain que j’essaie de changer le langage des chiffres, ce langage est inflexible. Cependant renoncer à cette chance de salut est bien dur. Je ne vois qu’une chose à faire. M. et madame Dormans sont riches et n’ont pas d’enfants, tu as été une fille pour eux. Demande-leur, à titre de prêt, deux mille francs pour l’année prochaine. Leur promesse me suffira et j’embrasserai sur-le-champ un nouveau genre de vie. Nous n’avons encore rien demandé à personne, ma chère Mélite, et cette démarche coûte horriblement à ma fierté, mais il n’y a pas de déshonneur à demander un service et j’espère bien ne pas rester longtemps dans leurs dettes. La récente maladie de Mme Dormans t’ayant donné occasion de lui prodiguer des preuves d’affection désintéressée, elle n’en sera sans doute que plus disposée à accueillir favorablement ta requête. Pardon encore une fois, chère sœur, mais il y va vraiment de mon avenir et je connais ton dévouement.

Ton frère et ami
René.