P. Brunet (p. 164-169).

IX


Mélite à René.
Damper.

La patience, mon cher René, est une vertu particulière aux hommes. Tu as admirablement supporté mon silence inaccoutumé qui a été dû à la maladie de madame Dormans, notre voisine. Elle a été assez sérieusement malade et je l’ai peu quittée en souvenir de notre mère dont elle était, tu le sais, l’amie intime. Or, elle m’a prise en gré, les tisanes que je lui faisais étaient exquises, mes cataplasmes chauds à point, mon pas, ma voix lui convenaient, et comme elle est d’un caractère assez difficile, son bon mari, qui est souvent aux abois, arrivait sans cesse me chercher. J’ai là trois lettres sur lesquelles je n’ai pu jeter que ces mots : mon cher René. Heureusement que mon cher René est patient et qu’il a su attendre.

Madame Dormans est hors de danger, ce qui ne l’empêche pas de me faire chercher plusieurs fois par jour.

Maintenant ces visites sont pour moi une véritable distraction, j’ai bien de la peine souvent à m’empêcher de rire aux larmes. Comme on devient original en vieillissant, surtout dans nos petites villes dont l’absolue stagnation permet aux caractères un peu égoïstes de se replier entièrement sur eux-mêmes ! La vie intime de cette pauvre femme n’est plus qu’un tissu de manies. Le matin c’est une bouillotte d’une certaine forme et d’une certaine grandeur qui doit être au feu et non une autre, l’eau de l’autre bouillotte ne vaudrait rien ; ceci doit être invariablement placé à sa droite et cela invariablement à sa gauche ; un pli de rideau, une attitude, un chant de coq, un son de voix, tout la gêne, lui déplaît. Elle fait redresser, arranger, elle vous oblige même à des grimaces qui ne sont pas du tout dans votre physionomie. Et quand l’égoïsme s’incarne ainsi dans toutes les petites choses, quand on en vit, comme on s’amoindrit !

Avant-hier je la trouve en larmes. Inquiète, je la questionne. Elle se trouvait plus souffrante et son imagination marchait. Ce n’était rien moins qu’une rechute, sans doute, c’était la mort, et ce qu’il y avait d’étourdissant, c’est que, par extraordinaire, elle ne déplorait aussi amèrement sa propre perte qu’à cause de son mari. Que deviendrait-il après elle ?

Elle se posait en sanglotant cette question.

Mais voilà que cette tendre inquiétude se termine par une évolution faite pour me regarder en face et elle m’adresse ces mots :

« Oh ! ma chère, que deviendra-t-il ? »

Pense, je ne savais que dire.

« Croiriez-vous, reprend-elle avec larmes, que quand je l’ai épousé il n’avait pas un col bien empesé ? »

Il m’a fallu prendre un air navré.

Pauvre M. Dormans ! Le bonheur pour lui est une question d’empois ! J’avais souvent remarqué sa tenue soignée, je n’ignorais pas qu’il est un des hommes les mieux cravatés de Damper, mais le pauvre homme, paie bien cher cet élégant collier-là.

Je me suis rencontrée plusieurs fois dans cette chambre de malade avec mademoiselle Fanny Bougeauville, que tante Marie qui aime tout le monde, critique un peu, je ne sais pourquoi. Elle gagne beaucoup à être vue de près. Notre sol breton ne produit pas toujours des fleurs aussi éclatantes. Elle m’a beaucoup divertie en me racontant sa visite à l’Harpagon dampérois qui est son parrain et près duquel elle a été enfin admise. Tu t’en souviens, nous avons bien ri de lui ensemble, mon cher René, de son maigre dos voûté, de sa démarche fuyante, de ses grandes mains crochues, de sa sordide toilette. Tout ce qu’on racontait sur ce pauvre vieux maniaque est vrai. Il y a quinze ans que le balai n’a pas paru dans la chambre où est son argent. Maintenant, comme il est assez fréquemment indisposé, il a fait tracer dans la poussière un sentier qui conduit de son lit à son secrétaire et il se traîne d’un meuble à l’autre. Cette chambre, il parait, est un lieu parfaitement indescriptible. C’est à craindre de rester vieillir à Damper, nous disions-nous en riant.

Je te remercie de vouloir bien t’intéresser à la petite mésange qui avait jugé à propos de venir picorer à ma chandelle. Elle a vécu quelques jours parmi nous, à la grande stupéfaction de Tack qui n’en revenait pas de voir sautiller un oiseau par la maison et qui aurait bien pu mettre la patte dessus si je ne lui avais fait comprendre que c’était une bestiole sacrée. Quand la neige a fondu, elle s’est envolée et elle a bien fait. Toutes les douceurs dont j’aurais pu l’entourer ne valent pas un coup d’aile donné en liberté.

Madame Després, que j’ai rencontrée hier, m’a demandé de tes nouvelles et m’a, pour la première fois, parlé de Charles. Il se plaît beaucoup à Paris, il s’y trouve très-heureux. Elle soupirait en me disant cela. Ce n’est guère bon signe, n’est-ce pas, d’entendre une mère comme celle-là soupirer en parlant du bonheur de son fils. À quoi tient la tranquillité humaine ! Voilà une famille qui formait au milieu de nous une sorte de clan dont chaque membre tenait à honneur de contribuer au bonheur commun, et d’un jour à l’autre il y a un transfuge et la paix générale est compromise. Je ne suis qu’une pauvre orpheline, je n’ai qu’un frère et sa destinée l’entraîne loin, bien loin de moi, mais je n’ai pas d’autre douleur que celle de la séparation et aucune crainte secrète ne vient en augmenter l’amertume. Mon bon René, je te remercierais volontiers d’être aussi fort et aussi fidèle.

As-tu vu M. Brastard ? Je rêve de lui. Dis aux trois charmantes que ta villageoise de sœur serait bien enchantée de faire leur connaissance, et qu’elle se berce de l’idée qu’un jour ou l’autre elles feront une apparition dans le pays natal de leur père.

Je te quitte pour aller coudre. Depuis quelque temps ma plume fait chômer mon aiguille, ce qui déplaît à tante Marie.

Elle t’aime profondément, elle pense à toi toute la journée, mais elle ne comprend guère qu’il soit nécessaire de t’écrire si longuement. Elle a tout à fait la vieille manière d’aimer, un peu concentrée, très-silencieuse. Personnellement j’aime mieux donner plus de vie à mes sentiments, et quand ma plume se pend à mes doigts, elle s’y collerait volontiers. Mais les reprises, mais les chaussettes, mais la vie réelle, pratique ! À l’aiguille donc, à l’aiguille, Dampéroise bavarde, ton frère sait, du reste, que tu l’aimes de tout ton cœur.

Mélite.