P. Brunet (p. 136-147).


VI


René à Mélite
Paris.

À quoi pense René ? Évidemment, ma chère Mélite, voilà la question que tes lèvres et celles de tante Marie ont dix fois formulée, et que Tack a peut-être formulée aussi dans son bon cœur d’animal. J’ai été un peu paresseux, ma sœur, c’est vrai, mais je l’ai été sciemment. J’entrevoyais l’aurore d’une bonne nouvelle à t’annoncer, et quand on se parle intimement, comment dissimuler une préoccupation ?

C’est impossible, et j’ai, sans balancer, prolongé à dessein mon silence. Mon espérance ne s’est pas pleinement réalisée. On marche si vite dans les sentiers de l’imagination qu’il est difficile de ne pas se heurter à la déception, quand, au sortir de ces fantastiques chemins, on reprend pied dans la vie réelle.

Cependant, il me semble que je suis hors de mon épouvantable solitude depuis qu’une main cordiale a serré ma main. Il me semble que le but que je poursuis est sorti du vague, de l’indéfini de mes spéculations personnelles, qu’il va prendre une forme arrêtée et que je ne marcherai plus au hasard dans ces ténèbres qui allaient s’épaississant de manière à étouffer une à une toutes les illusions caressées depuis si longtemps, hélas !

Mais pourquoi me perdre dans ces raisonnements, quand ton intérêt est excité, que ta curiosité de fille d’Ève est bien éveillée. Il vaut mieux te raconter simplement mon entrée dans la maison de M. l’ingénieur Brastard. Tu le sais, j’ai toujours compté sur cet homme distingué, né natif de Damper, comme dit notre chanson, parmi mes appuis parisiens, ces frêles appuis que la seule pression de ma rude main bretonne a fait ployer, et depuis notre première rencontre, je m’entretenais dans l’espoir d’arriver à être, sinon protégé par lui, au moins quelque peu connu. Je me suis donc présenté chez lui de nouveau. Il sortait. J’ai été obligé de décliner mon nom. Il avait déjà oublié ma figure. Ceci scandalise ma petite sœur qui trouve son frère tout à fait digne d’être remarqué, mais il passe tant et tant de figures dans la lanterne magique parisienne, qu’il n’y a pas de quoi se formaliser, je t’assure.

Je ressemblerais au beau Tristan des ballades que personne ici n’y ferai ! longtemps attention.

Donc, il m’avait oublié, mais il s’en est excusé avec beaucoup d’amabilité. Seulement, comme il était pressé, il ne pouvait me recevoir et il m’a quitté en me jetant cette invitation : Venez mardi soir, nous causerons. Son ton, son regard étaient encourageants, cette simple marque de bienveillance m’a donné un coup de fouet, et j’ai secoué bien vite l’engourdissement moral qui me gagnait un peu.

J’ai moins flâné, plus travaillé, et hier, vêtu à tout hasard de mes plus beaux habits, je me suis dirigé vers le no 156 de la rue Saint-Honoré. Bien m’en avait pris d’avoir mis mes souliers fins, ma cravate parisienne, et de m’être ganté de frais, car j’ai été introduit, non pas dans un cabinet d’affaires, mais dans un charmant salon tout bleu où se trouvaient les trois filles de M. Brastard, trois gazelles, trois femmes charmantes. Leur beauté n’est pas du tout régulière, mais elle est délicate, touchante en quelque sorte. Elles ont des traits allongés et fins, une peau d’une blancheur transparente, des yeux longs et largement cernés, des cous de cygne qui semblaient fléchir sous le poids de leur triple collier noir, des cheveux de soie dont toutes les petites boucles, très-avancées sur un front très-pur, formaient une sorte de diadème naturel d’un joli effet. Elles se ressemblent étrangement par la taille et les traits, mais la couleur d’yeux est dissemblable. Mademoiselle Claire a des yeux d’un bleu d’azur sous de larges paupières frangées, mademoiselle Gabrielle a les yeux d’un brun clair, mademoiselle Berthe a les yeux d’un noir bleu.

Elles se sont montrées fort gracieuses pour le sauvage de Damper qui leur était présenté. Malgré tout le brouhaha intérieur, je ne me suis pas montré trop gauche et tu m’as bien inspiré. Ceci t’étonne, ma chère Mélite, mais tu es devenue tout naturellement un sujet de conversation entre les trois poétiques habitantes du salon bleu et moi. Je t’ai dû quelques phrases heureuses qui m’ont valu trois jolis regards et trois jolis sourires. Je dois te l’avouer, si je n’avais en ce moment sur le cœur une triple cuirasse d’airain, j’en aurais pu laisser s’accrocher une partie à ces tentures couleur d’azur. Mais, Dieu merci ! je n’ai rien à craindre de ce côté, je n’ai garde d’amasser de nouveaux charbons ardents sur ma tête, et, secouant le charme, j’ai retrouvé tout mon aplomb, tout mon sang-froid, quand il m’a fallu prendre part à la conversation qui s’est tenue entre hommes dans un coin du salon.

Par le plus heureux des hasards, les sujets qui intéressent mes plans d’avenir sont venus sur le tapis. Cela m’a permis de présenter quelques observations qui ont été très-courtoisement mais assez vivement combattues.

J’ai osé défendre mon opinion, et après une discussion animée, les hommes spéciaux m’ont donné raison. M. Brastard, qui ne s’était pas mêlé à cette lutte d’idées, n’en a pas perdu une phrase. Je l’ai surpris plusieurs fois m’examinant à la dérobée. Ce n’était plus l’indifférence du premier jour, et j’en étais intérieurement enchanté. Le reste de la soirée, ses manières ont été extrêmement cordiales, et, comme je prenais congé de lui, il m’a frappé légèrement sur l’épaule.

« Nous nous reverrons, jeune homme, m’a-t-il dit avec un bon sourire, allons, courage, piochez, piochez, et n’oubliez pas nos mardis. »

Je suis parti sur cette simple parole qui, par l’accent avec lequel elle était prononcée, est tout une promesse. Tu le vois, ma chère Mélite, je ne vis encore que d’espoir, mais au moins je puis me permettre d’en vivre maintenant. Par sa position, M. Brastard peut certainement me rendre d’immenses services, et je l’ai senti, il me protégera.

Ce récit t’apporte peut-être une déception, ma sœur. Que veux-tu, je ne vole pas, je marche. Il n’y a certes pas encore de quoi chanter victoire, tu ne peux encore songer à inspirer à Tack un hurlement triomphal, mais je crois que, raisonnablement, nous pouvons nous réjouir ensemble du résultat de cette soirée. M. Brastard est un homme trop sérieux pour se laisser aller à donner à un pauvre garçon sans expérience et sans fortune un encouragement tacite à poursuivre un but qu’il lui serait impossible d’atteindre, et quand je développais mes projets, il m’approuvait très-éloquemment du regard. Oh ! je le sens, l’ancre a mordu là, et mon bateau ne sera plus ballotté par tous les vents contraires. Or, je puis bien dire à Paris la prière du pêcheur breton en mer :

« Mon Dieu, protégez ma barque, elle est si petite et la mer est si grande. »

Ce qu’il y a de certain, c’est que ma confiance, qui se mourait, renaît, comme le phénix, de ses cendres.

Je suis sorti du salon bleu le cœur au large, et je suis revenu chez moi sans me presser, admirant un ciel magnifiquement constellé ou suivant de l’œil, sur la surface terne et agitée de la Seine, les lignes brillantes des becs de gaz dont la réverbération allume dans l’eau une série de feux du plus magnifique effet. Il ne manquait à cette belle nuit que la majesté suprême du silence, mais ce formidable Paris a un défaut capital, il ne se tait jamais. Endormi ici, il veille là. La mort, cette grande silencieuse, a beau faucher, abattre, la vie machinale surabonde toujours. Ce qui frappe, ce qui fatigue, ce qui plaît, ce qui use dans Paris, c’est cela, la surabondance du mouvement, l’excès de vie. Quand, dans ces rues presque trop encombrées de vivants, j’ôte mon chapeau devant un corbillard noir qui passe, emportant un être sans vie, je suis blessé du contraste. La mort, dans Paris, étonne comme quelque chose d’anormal. C’est comme la faiblesse et la maladie.

Cette foule, ce flot qui roule, n’est pas faite pour les faibles et les souffrants. On voudrait en écarter le vieillard, la femme maladive, l’enfant débile, le malheureux infirme ! Mais eux aussi aiment le vertige, ils s’y complaisent. Ma sœur, tu vis au milieu des visages doucement pétrifiés, ou simplement contents, ou franchement joyeux de Damper, tu ne te figures pas ce que c’est que l’aspect général des physionomies dans Paris.

Un mot le rend : fièvre, fièvre partout et toujours. Chaque machine humaine semble recevoir je ne sais quelle impulsion qui en fait marcher les mille ressorts. Chez les heureux, chez les forts, chez les jeunes, chez les étrangers, elle se dissimule, et quand elle se montre, elle ne déplaît pas, car elle s’appelle inexpérience, délire, joie, curiosité, vie. Chez les autres, ah ! chez les autres, à l’extrémité de l’échelle du bonheur, elle est navrante !

C’est que personne ici ne marche à son pas, tout le monde court. Mais pour courir, il ne faut pas que l’haleine manque. Et elle manque à beaucoup, hélas ! Le mouvement, le bruit, l’agitation réveillent en eux la vie, les galvanisent, mais que cette vie factice est douloureuse ! Que d’hommes hâves, aux yeux sombres, à la barbe sale, au paletot troué ! Que de femmes aux traits flétris, au regard ardent, à la robe souillée ! Hier j’ai fait deux rencontres qui m’ont donné beaucoup à penser. Une jeune fille sale, déguenillée, s’était arrêtée devant un mur chargé d’affiches ; elle avait ramassé quelque part un chiffon de papier et elle comparait les lettres qui s’y trouvaient avec celles de l’affiche. Pauvre ! pauvre jeune fille, elle était sans doute allée au théâtre, elle avait pris la fièvre parisienne et elle désirait ardemment apprendre ce mystérieux langage imprimé qui frappait partout ses yeux.

L’autre était moins jeune. Elle se glissait tête nue et grelottante le long des murs humides, se parlant tout haut, gesticulant avec force. Hélas ! cette pauvre imagination battait la campagne, échauffée par cette vie parisienne qui allume des convoitises de tout genre chez les plus déshérités. Les élégants petits crevés et les dames absurdes qui arpentent les grands boulevards ne sont pas beaucoup plus divertissants à regarder longtemps et, dans mes courses de hasard, je finis toujours par regagner un jardin ou un square. De là on entend le bruit des voitures, mais, du moins, elles ne roulent pas sur vos épaules. Aujourd’hui j’ai relu ta lettre à l’ombre du branchage noir des marronniers des Tuileries. Je ne sais quel pâle soleil se jouait dans la gerbe vaporeuse qui s’élevait du bassin pour le plus grand charme des yeux. Ta lettre lue, j’ai arpenté pendant une heure l’allée que j’appellerais volontiers l’allée des Désespérés, d’après les statues qui en sont les muettes mais éloquentes sentinelles. Je ne sais si c’est le hasard qui en a décidé ainsi, mais cette allée me semble vouée à tout ce que les statuaires ont reproduit de plus poignant en fait de douleur humaine. Ugolin et ses enfants dévorés par la faim, le Laocoon se tordant sous la hideuse étreinte des serpents, Spartacus, l’esclave farouche qui rêve la liberté, Prométhée enchaîné et rageant sur son rocher, Philopœmen, aux traits crispés, arrachant le javelot de sa plaie béante, Daphné, qui sent monter l’écorce fatale du laurier et dont le beau visage douloureux levé vers le ciel s’empreint d’une indescriptible angoisse. Ce rendez-vous a quelque chose de solennel quand le jardin commence à devenir un peu désert. Autrement, on est distrait par les mille incidents ordinaires. Tantôt, je n’ai pas pu m’empêcher de sourire en apercevant, arrêtée devant un de ces beaux désespérés, une blonde petite fille aux joues roses et bien pleines. Elle mangeait à belles dents sa brioche en regardant d’un œil bleu très-compatissant le sombre Ugolin, qui enfonce dans sa bouche crispée par les tortures de la faim ses poings musculeux. J’ai cru deviner qu’elle aurait bien partagé sa brioche avec le malheureux enfant de marbre dont la figure est si hâve et qui embrasse avec un désespoir si vrai les genoux de son père. Plus loin, des garçonnets faisaient la nique à Spartacus, une ronde folle entourait le Laocoon, de gros hommes lisaient bien paisiblement leur journal, sans être troublés par les gémissements de Daphné, et les bonnes caquetaient joyeusement entre elles. Et les désespérés qui passaient, il y a toujours des désespérés dans une pareille foule, n’honoraient pas même d’un regard leurs ancêtres inanimés. Je garderai cette allée pour les bons jours, ma chère Mélite, pour les jours où, plein de confiance, je trouverai que mon horizon s’éclaire, pour les jours où je recevrai une longue et bonne lettre de toi. Ah ! j’aimerais à te promener dans ce Paris splendide, à découvrir une à une devant tes yeux ignorants mais intelligents toutes ses beautés. Ici les laideurs se voilent, les souffrances se cachent, les tristesses se dérobent, mais, comme tout bonheur, toute beauté, toute splendeur resplendit. Notre refrain à nous, c’est d’espérer, n’est-ce pas ? Espérons, espérons, même un voyage de Paris.

Toutefois, je te prie de ne pas bâtir de trop hauts châteaux en Espagne sur la soirée passée dans le salon bleu. C’est long à bâtir un avenir, un solide avenir, le terrain, pour moi, va commencer à se déblayer quelque peu, voilà tout encore. Adieu, ma chère, ma bonne, ma dévouée petite sœur, il y a dans ce Paris immense où tant de têtes pensent, où tant de cœurs flattent, quelqu’un qui t’aime de toute son âme.

René.

P. S. — Comment s’arrangent Tack et ta chère Djali ?