P. Brunet (p. 78-84).

VIII


Pendant que Perrine cherchait à résoudre son problème, René avait remonté la place et enfilé deux ruelles montueuses. À la porte d’une des vieilles maisons qui bordaient la dernière, il s’arrêta, prit une clef dans la poche de son gilet et la glissa dans la serrure. La lourde porte s’ouvrit et il entra. Dans un grand salon nu et sombre, filait au rouet une vieille femme mise avec la plus grande simplicité. Cette maison et sa propriétaire présentaient à Damper l’arriéré, le rococo, l’antédiluvien ; la maison Després, en comparaison, était tout ce qu’il y avait de plus moderne. Cette vieille femme était pourtant la représentante d’une des honorables familles de Damper, dont la richesse s’était évanouie à la suite de nombreux malheurs.

Elle vivait dans une pauvreté voisine de la misère avec Mélite et René, qui étaient ses petits-neveux et pour l’éducation desquels elle avait sacrifié ce qui lui restait d’aisance. En voyant entrer René, son pied et sa main s’arrêtèrent et elle le regarda de son œil réfléchi.

— Qu’as-tu ? demanda-t-elle.

Elle pouvait le demander. La figure énergique du jeune homme avait une singulière expression, il était pâle, et pourtant la sueur mouillait ses tempes.

— Ma tante, l’étude est à vendre, dit-il d’une voix dont il ne pouvait régulariser les inflexions émues.

— Comment ! à vendre ? Doublet ne l’avait donc pas léguée au fils de Després, comme on disait ?

— Si, mais Charles refuse de devenir notaire à Damper.

La vieille demoiselle joignit ses mains sèches.

— Est-ce possible ! exclama-t-elle.

— C’est possible, et vous comprenez quelle idée m’est venue, ma tante ?

— Celle de l’acheter ; cela a été ton rêve depuis que tu y es entré comme clerc. Qui aurait cru que tu aurais aimé le notariat, que tu détestais tant ? Mais tu parles d’acheter, et l’argent, où le prendre ?

— M. Doublet n’avait pas plus d’argent que moi quand il a acheté son étude.

— Oui, mais le père de Fanny, qui faisait de la banque et qui était riche alors, s’était porté sa caution. On ne trouve plus d’amis comme cela, mon enfant.

— Il y aurait bien un moyen, dit le jeune homme, en hésitant.

— Lequel ?

René soupira, devint pourpre, et dit en baissant les yeux :

— Si j’avais seulement à proposer une hypothèque sur la maison !

Mais en voyant le nuage qui assombrit le visage vénérable de la vieille femme il reprit vivement.

— Non, mais je crois pouvoir me procurer une garantie hypothécaire. Ceci ne m’arrêtera pas.

J’avais d’autres plans, d’autres espérances, aujourd’hui je consens à les abandonner, je suis prêt à me faire notaire ; mais, pour en avoir le courage, il me faut la perspective d’un peu de bonheur. C’est pour l’amour de mademoiselle Fanny que je me suis fait à l’idée de ne jamais quitter Damper. Aujourd’hui je désire qu’elle le sache.

— Comment ! René, tu songerais à l’épouser ? s’écria mademoiselle Bonnelin.

— Je songe à lui faire savoir que par mon travail j’aurai à lui offrir dans un avenir prochain une position suffisante. À Damper on peut faire cela. Ne m’avez-vous pas dit cent fois que le mariage de mon père et de ma mère, arrangé depuis longtemps, n’avait eu lieu que quand mon père était arrivé aux appointements de 1800 fr. ?

— Autrefois cela se faisait ainsi, mais aujourd’hui !

— Aujourd’hui, cela peut se faire encore.

— Est-ce sérieusement que tu parles ?

— Très-sérieusement, ma tante. La vie de notaire avec cette étude dont je ne puis payer le premier sou me semblerait impossible sans l’espoir de me voir agréé par mademoiselle Fanny. S’est-elle aperçue que je pensais à elle, je ne le crois pas. Mais qu’elle me donne l’ombre d’une espérance, qu’elle m’assure qu’elle est libre de tout autre engagement, et je fais de cette étude un levier pour arriver à l’aisance, sinon à la fortune.

Il parlait avec feu sans prendre garde à l’air assez désapprobateur de la vieille demoiselle.

— Nous reparlerons de cela, mon enfant, dit-elle. Te marier, mon Dieu ! y as-tu songé ? nous avons du temps devant nous.

— Du temps ! ma tante ; je vous supplie d’aller la voir aujourd’hui même, à l’instant.

— Aujourd’hui ! répéta mademoiselle Bonnelin avec stupéfaction.

— Oui, si vous m’aimez, ce ne sera ni dans huit jours ni demain, ce sera aujourd’hui.

Mademoiselle Bonnelin garda le silence. Elle ne pouvait se tromper sur l’expression de la physionomie du jeune homme, ni douter que l’affection qu’il éprouvait pour la pupille de son patron ne fût un sentiment profond et vrai, mais elle le trouvait imprudent. L’hésitation de sa prévoyance ne dura pourtant qu’un moment ; Fanny, avec la petite fortune qu’elle possédait maintenant lui paraissait à la réflexion un parti sortable. D’ailleurs, elle ne désirait qu’une chose en ce monde : le bonheur de René et celui de Mélite.

Elle arrêta brusquement son rouet, se leva, secoua son tablier de mérinos noir, et jeta sur ses épaules courbées un châle aux dessins antiques posé sur le dossier d’une chaise, près d’elle.

Puis elle se tourna vers René.

— Ainsi donc, commença-t-elle, je lui dirai que…

René pâlit, et, d’une voix ferme, il ajouta

— Que je lui ai donné ma vie, que je n’aurai d’autre femme qu’elle.

— C’est bien. Où te retrouverai-je ?

— Ici.

Mademoiselle Bonnelin sortit, René s’approcha de la fenêtre, la vit remonter la ruelle de son pas lent et mesuré, et la suivit des yeux tant que cela lui fut possible, puis il se mit à arpenter le silencieux appartement comme pour calmer son impatience, sans daigner, prêter l’oreille à une joyeuse chanson, que la voix harmonieuse de sa sœur lui envoyait du verger.