Mon second voyage autour du monde/01

Traduction par Wilhelm de Suckau Voir et modifier les données sur Wikidata.
Hachette Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 1-26).

MON
SECOND VOYAGE
AUTOUR DU MONDE

CHAPITRE PREMIER


Arrivée à Londres : — Comfort. — Célébration du dimanche. — Genre de vie et habitudes des Anglais. — Les églises. — Curiosités de la ville. — Environs. — Grande exposition de l’industrie.

Aujourd’hui le voyage de Vienne à Londres est une promenade qui se fait aisément en quatre jours ; mais je m’arrêtai quelque temps chez des amis et des parents à Prague et à Hambourg, et je mis presque un mois à le faire. Partie le 18 mars 1851 de Vienne, je n’arrivai à Londres que le 10 avril. Il faisait jour quand notre vapeur toucha le port de cette ville immense. Une forêt de mâts qui de loin semblait infranchissable se dressa soudain à nos regards, et des navires sans nombre, depuis le grand vaisseau des Indes orientales jusqu’au plus petit yacht, immobiles sur leurs ancres, ou déployant leurs voiles, ou remorqués avec bruit par des bateaux à vapeur, offraient un spectacle animé et imposant. Le mouvement du port m’impressionna moins. Je m’attendais à y trouver un mélange de toutes les nations du monde, et je n’y vis que des matelots européens et des ouvriers anglais. Sous ce point de vue, le moindre port des Indes orientales, et surtout celui de Bombay, est infiniment plus intéressant, parce qu’on y trouve des hommes de tous les pays et de toutes les couleurs, et les costumes les plus variés et les plus étranges.

Nous abordâmes près de la Douane, où j’entrai avec une certaine anxiété, car on m’avait assuré qu’on visitait tout très-sévèrement, que pour la plus petite bagatelle qui était neuve on payait un droit ; que les poches même des voyageurs n’échappaient pas à l’examen des douaniers. Mais il n’en fut rien ; on se borna à visiter les effets d’une manière assez superficielle. On demanda aussi les passe-ports, mais on les rendit aussitôt après avoir inscrit les noms sur un registre. Depuis je n’eus pas plus à m’enquérir d’un permis de séjour qu’à montrer mon passe-port. Je m’embarquai pour l’Afrique sans avoir rien à démêler avec la police ou toute autre administration.

L’impression que fit sur moi l’animation des rues ne fut nullement agréable. Au milieu du mouvement et de la presse de la foule et de l’encombrement des voitures, on ne traverse pas la chaussée sans courir de véritables dangers ; et je bénissais le moment où j’arrivais saine et sauve chez moi.

C’est dans les rues de la City (Cité) que la foule était la plus compacte. C’est là que se trouvent les comptoirs des négociants, la Bourse, la Banque, Mansion-House (résidence du lord-maire), etc. Les négociants n’habitent pas la Cité : ils ne paraissent guère avant onze heures du matin à leurs comptoirs, et n’y restent que jusqu’à quatre ou cinq heures. Des moyens de communication sans nombre, tels que chemins de fer, bateaux à vapeur, omnibus, leur permettent de demeurer dans les parties les plus reculées de Londres, et même à la campagne, à plus de huit ou dix milles de la ville[1]. Il part des convois de chemin de fer tous les quarts d’heure ; des bateaux à vapeur se rendent, toutes les cinq minutes, d’une extrémité de Londres à l’autre ; quant aux omnibus, ils ne cessent pas un instant de rouler ; mais ils ne sont d’abord d’aucune utilité pour l’étranger qui ne connaît pas leur destination ; il faut qu’il fasse auparavant une petite étude pour savoir quel est celui dont il a besoin. Sans dote les principales stations sont indiquées à l’extérieur de la voiture ; mais un omnibus passe par une partie de la ville, tandis qu’un autre suit une direction tout opposée. Il n’est pas, non plus, toujours bon de s’adresser aux conducteurs ; lorsqu’on leur demande s’ils passent à tel où tel endroit, ils répondent souvent avec le plus grand flegme : Yes, et finissent ensuite par déposer le pauvre étranger à une place où il se trouve parfois plus éloigné de sa destination qu’il ne l’était d’abord. D’ailleurs une course en omnibus n’est pas précisément un des agréments de la vie de Londres. Les voitures ne sont ni très-larges, ni très-longues, et elles ont vingt-cinq places, treize en dedans, douze au dehors[2]. Il ne saurait donc être question d’un siége tant soit peu commode. Ajoutez-y les stations perpétuelles pour faire monter ou descendre les voyageurs ; et avec quelle précipitation ! Quand il pleut, vous avez les parapluies qui dégouttent, les habits mouillés, les souliers crottés… C’est, ma foi, un comfort sans pareil !

Comfort, comfort, c’est cependant là le mot que l’Anglais a toujours à la bouche, et c’est précisément en Angleterre où j’ai moins que partout ailleurs trouvé du comfort. Ainsi, je n’ai nulle part souffert autant du froid dans les appartements. Le feu chauffe bien celui qui est assis tout contre la cheminée et qui n’a rien autre chose à faire qu’à se chauffer ; mais le feu ne chauffe pas celui qui en est un peu éloigné et qui est occupé à écrire ou à coudre. La plume ou l’aiguille vous tombe bientôt de la main roide de froid. Quel beau comfort pour un pays où l’on a à combattre le froid durant six à sept mois de l’année ! Les Anglais aiment si passionnément la vue du feu, qu’ils ne comptent pas les désagréments qui en résultent, ou bien qu’ils les supportent sans peine.

Ils ont également des idées à eux sur la manière de se loger. Toute famille, quelque restreintes que soient ses ressources, tient à avoir une maison à elle, une maison qui ne se compose souvent que d’un étage et n’a que deux croisées de façade. Les gens plus aisés n’ont d’ordinaire que des maisons à deux ou trois étages avec trois croisées. Est-ce du comfort que d’avoir toujours à voyager d’un étage à l’autre ? Il est bien entendu que je ne parle pas ici des habitations des riches, ni des riches en général, car il leur est facile de se donner toutes leurs aises en Angleterre ; mais ils le peuvent aussi dans tous les autres pays ; et presque partout à bien moins de frais. Mes observations ne portent que sur la classe moyenne.

La vaste étendue de la ville offre encore un autre grand inconvénient : toute visite, toute affaire, toute entrevue, entraîne une grande dépense de temps et d’argent, car elle exige d’ordinaire une voiture. Quand c’est pour affaire, on peut à la rigueur recourir aux omnibus et aux chemins de fer ; mais lorsqu’on se rend à une invitation à dîner, à un thé, à une soirée ou à un rout, où il faut arriver en toilette, on est forcé de louer un cab (cabriolet), qu’on paye un schelling par mille[3], ce qui ne laisse pas que de revenir assez cher lorsque, comme cela se voit souvent, on a dix milles et plus à parcourir pour aller et revenir. Quant à l’Opéra italien, il n’est guère abordable qu’aux riches, puisque la loge à elle seule coûte trois ou quatre livres sterling, et qu’on ne peut s’y présenter qu’en grande toilette.

Les frais qu’entraînent les déplacements, les difficultés qu’on a de se réunir, doivent en grande partie être la cause de ce qu’on ne trouve pas dans les maisons anglaises cette douce vie de société à laquelle nous sommes si bien habitués dans l’Allemagne du Sud. Il y a bien à Londres des soirées, et ce qu’on nomme des réceptions, mais les réunions cordiales y sont rares.

La vie des femmes des classes moyennes est excessivement uniforme : le jour, les occupations domestiques absorbent tout leur temps ; le soir, elles sont réduites à la compagnie de leurs maris, qui, rentrant chez eux fatigués de leurs affaires, aspirent au repos et sont rarement disposés à causer avec leurs femmes ou bien à se laisser déranger par des visites. D’ordinaire, ils s’étendent dans un fauteuil, près de la cheminée, prennent un journal et s’endorment au milieu de leur lecture.

Les dimanches, jours consacrés chez les autres peuples à la prière, mais aussi aux plaisirs et aux distractions, sont en Angleterre d’un ennui à donner le spleen à l’habitant du Sud le plus enjoué.

Dans les anciennes familles anglaises, cela va si loin, que le dimanche on ne laisse pas même les enfants jouer à la balle ou se livrer à d’autres amusements de leur âge. Quelquefois on fait apprêter la plupart des mets la veille, pour laisser à la cuisinière tout le temps d’aller visiter les églises. Avant et après midi, on passe plusieurs heures au temple, et de toute la journée il n’est pas permis de prendre à la main autre chose qu’un livre de dévotion. Si je ne puis que louer la noble habitude établie chez certaines familles, de réunir autour d’elles, le matin et le soir, tous leurs serviteurs pour faire en commun une courte prière, je trouve, d’un autre côté, souverainement ridicule de passer toute la journée à prier. Il s’en faut de beaucoup que je sois le moins du monde un esprit fort ; mais pour prier du matin jusqu’au soir, je m’en sens incapable. La prière doit être faite avec attention et avec recueillement, et il faut comprendre et sentir ce que l’on dit. Par l’exagération on est amené involontairement à ne plus prier que des lèvres, et cela, à mon avis, est sans effet et n’a aucun mérite.

Nulle part dans le monde, si l’on excepte peut-être la Chine et la Perse, on ne court plus facilement qu’en Angleterre risque de choquer le prétendu bon ton.

Celui qui, par exemple, prend la fourchette de la main droite au lieu de la main gauche, qui découpe un petit morceau de viande qu’on lui a servie, au lieu de couper chaque bouchée l’une après l’autre, qui, servant un poulet, offre à une dame autre chose que le blanc ou l’aile, qui conduit une personne dans sa chambre à coucher (faute grave, considérée presque comme un délit), ou bien qui se rend coupable d’inconvenances semblables, est rangé dans la catégorie des hommes qui ne sauraient prétendre à une éducation comme il faut.

Les choses les plus insignifiantes choquent les Anglais, tandis que des choses bien autrement graves, que nous autres traiterions d’inconvenantes, leur paraissent toutes naturelles. Telle est la coutume de faire coucher ensemble deux sœurs ou deux amies ; et cet usage est tellement général, que dans certaines occasions où l’on passe la nuit dans une maison, deux amies et même souvent deux femmes étrangères l’une à l’autre partagent le même lit[4]. Peut-il y avoir quelque chose de plus inconvenant et de plus malsain ? Je sais bien que si cette observation que je me permets de faire tombait sous les yeux d’une dame anglaise, elle me condamnerait sans appel… Mais mon observation n’en est pas moins vraie, et je me trouverais amplement récompensée de ma franchise, si elle pouvait engager au moins une seule famille à renoncer à cette affreuse coutume.

Ce qui ne m’a pas semblé moins choquant, c’est l’usage des nouveaux mariés, de monter dans une voiture dont l’attelage, le cocher et les domestiques sont ornés de bouquets de fleurs, de commencer ainsi un voyage de noce, et d’aller descendre à l’auberge… Étrange manière de comprendre les convenances !

La fierté et la morgue de l’aristocratie et des riches dépassent, sans contredit, en Angleterre, les dernières limites. Pour être admis au rout d’un seigneur anglais, il faut être de haute naissance, ou se distinguer par un mérite incontestable, où bien imaginer quelque ruse pour s’y introduire. La vanité est ici, comme partout ailleurs, l’aiguillon qui pousse les gens à faire jouer au besoin tous les ressorts de l’intrigue, pour s’ennuyer pendant quelques heures dans une société aristocratique ; car ces routs sont, au delà de toute expression, froids, roides et guindés. Le maître de la maison met son orgueil à voir ses salons remplis de manière que personne ne puisse y bouger ; il pénètre avec peine au milieu des groupes, adresse quelques paroles banales à l’un ou à l’autre, et c’est là toute la fête. Mais le lendemain, la description remplit de ses splendeurs un quart de colonne dans le Times, et quel honneur de voir son nom figurer sur la liste brillante des élus !

On croit généralement que, dans un pays constitutionnel d’une date aussi ancienne que l’est l’Angleterre, la cour et la noblesse ne jouissent pas d’une aussi haute considération que dans un pays absolument monarchique. Cependant on se trompe. À Londres on parle de la cour avec un respect plus humble qu’en Allemagne, et presque puéril. Souvent je ne pouvais m’empêcher de rire de l’importance qu’on attachait à la question : « Avez-vous vu la reine ? et le prince Albert ? et le prince de Galles ? » Plusieurs rues et places de Londres portent les noms de rois, de souverains, de princes et autres grands personnages.

À cette occasion on me permettra de faire mention des Hambourgeois, qui aiment à se dire républicains, mais qui sont, du moins par le respect, et je dirai même le culte qu’ils portent à la noblesse et aux titres, les légitimistes les plus prononcés de l’Europe. À l’appui de ce que j’avance, je ne citerai qu’un petit exemple. Pendant mon séjour à Hambourg, dans l’hiver de 1848 à 1849, un second ou un troisième fils de la maison princière de Leiningen y vint accompagné de son gouverneur. On ne se fait pas d’idée de ce que ces républicains firent pour attirer chez eux ce petit prince ; des bals, des dîners, des soirées furent donnés en son honneur ; on organisa même une promenade en traîneau, mais qui manqua par l’impolitesse du dégel. Dans tous les cercles, on ne parlait que du prince ; chaque parole qui échappait de ses lèvres, on la trouvait ingénieuse, spirituelle et profonde, et toute mère dont il faisait danser la fille se sentait très-honorée et au comble du bonheur.

Comme les pauvres Hambourgeois sont assez malheureux pour ne pas avoir de noblesse, ils cherchent à s’en dédommager par des titres, qu’ils donnent même aux femmes, comme on le fait en Prusse et en Autriche. La femme d’un sénateur, ils l’appellent Mme la sénatoresse, la femme d’un consul, Mme la consule, et la femme d’un docteur, Mme la doctoresse. Quelqu’un est-il assez heureux pour avoir des parents nobles à l’étranger, jamais il n’en parlera sans ajouter leur titre. C’est ainsi qu’il dira : « Avez-vous vu ma tante de A… ? mon beau-frère le baron de B… ? » Un étranger seul est à même de sentir combien cette fureur des titres rend le commerce du monde insipide et fastidieux. Dans une société, à Vienne, à Berlin, ou à Hambourg, j’osais à peine adresser la parole à ma voisine, car j’avais oublié si on me l’avait présentée sous le titre de lieutenante, de feld-maréchale, de vice-présidente, de sénatoresse, ou de baronne. Je restais là, muette, en pensant qu’au bout du compte, les Chinois, tant méprisés, étaient beaucoup plus sensés de porter sur leur poitrine une tablette avec leurs noms et leurs titres. Dans ces occasions, je me rappelais toujours l’anecdote qu’on raconte sur notre empereur Joseph, d’impérissable mémoire. La veuve d’un employé pria un jour l’empereur de vouloir bien augmenter sa pension en faveur de ses enfants, qui grandissaient et dont elle avait à faire l’éducation. Joseph lui demanda : « Comment vous appelez-vous ? » Elle répondit : « Je suis la conseillère aulique N. N. — Si vous êtes la conseillère aulique N. N., dit l’empereur, je n’ai que faire de votre requête, il faut vous adresser à votre monarque. » La pauvre femme, tout abasourdie par cette réponse, put à peine faire entendre, en balbutiant, qu’elle était devant son souverain. « Vous êtes dans une grande erreur, lui répondit l’empereur ; j’ai bien des conseillers, mais non des conseillères. » Et il rejeta la demande.

Qu’on me pardonne cette petite excursion à Hambourg, à Vienne et à Berlin. Je reviens à Londres, chez les Anglais, où ce ridicule n’existe pas.

On ne blesse nullement les convenances quand on appelle la femme d’un ministre, comme la femme d’un simple artisan, madamemistress.

La visite des églises à Londres me fit une impression très-désagréable ; je croyais toujours entrer dans un théâtre. Tout l’intérieur, sauf quelques bancs sur les côtés, est divisé en loges et en stalles ; les loges sont garnies de tapis, de coussins et de tabourets, et des Bibles et des livres élégamment reliés sont étalés devant des personnes généralement mises avec la plus grande recherche.

Je demandais comment il se faisait que dans les églises on ne voyait pas de gens pauvrement vêtus ; on me donna cette réponse pleine de sens : « Celui qui ne peut pas s’habiller convenablement ne va pas à l’église[5]. »

Ainsi donc, les riches, les gens fortunés, seraient seuls agréables à Dieu ! Malheureusement, les catholiques de beaucoup de pays singent cette indigne coutume. Puissent Dieu et la raison les guérir aussi bien que les protestants de ce ridicule orgueil !

Il me semble inconvenant aussi que, pour entrer à l’église de Saint-Paul et à l’abbaye de Westminster aux heures où il n’y a pas de service, on soit obligé de payer. Je me rappelle qu’au moment où j’allai visiter cette dernière abbaye, trois matelots désirèrent entrer avec moi, ils ne furent pas admis, parce qu’ils ne voulaient ou ne pouvaient pas payer. On m’a affirmé que cet abus cesserait ; j’avoue que je ne comprends pas comment on a pu le laisser s’introduire.

Un autre abus est que le marché au bétail se trouve au beau milieu du West-End, de sorte que des troupeaux de bœufs, de vaches et de moutons, sont journellement conduits par les rues les plus fréquentées de la ville, ce qui cause naturellement des désordres, et souvent même des malheurs[6].

Il n’entre pas dans mon plan de faire la description détaillée des curiosités de Londres ; il y a tant d’ouvrages complets et excellents sur ce sujet, que réduite à mon faible talent, je ne pourrais que répéter imparfaitement ce qui a été dit souvent et d’une manière qui ne laisse plus rien à désirer. Je me borne donc à mentionner en peu de mots ce que j’ai vu.

Pour avoir une idée exacte de l’étendue de la ville, il faut monter en haut de l’église de Saint-Paul, ou bien de la colonne de Waterloo, où de celle qu’on a élevée en souvenir du grand incendie de Londres. Je montai sur cette dernière, mais j’avoue en toute sincérité que l’aspect de cette agglomération inouïe de maisons ne fit pas sur moi une impression bien agréable. Les beautés de détail se noient au milieu de cette immensité ; les petits squares. disparaissent entièrement, il n’y a que les beaux ponts jetés sur la Tamise qui attirent un peu l’attention. La ville est ceinte d’une vaste plaine dont les limites se perdent dans une atmosphère toujours nébuleuse.

Quant à la foule qui s’agite dans les rues de Londres, particulièrement aux heures des affaires, on ne saurait s’en faire une idée que si on a visité les villes du pays de Naples et de Sicile, où le soir toute la population, excepté les malades et les misanthropes, se porte dans les rues. Mais si l’on voit en Italie le monde se promener gaiement et jouir des belles soirées, à Londres tous courent d’un air grave et sombre à la poursuite de l’argent et des affaires. La première fois que je pénétrai seule au milieu de cette foule, je ne pus pas me défendre d’une certaine peur, et à peine osai-je arrêter un de ces hommes affairés que la vapeur semblait emporter, pour lui demander mon chemin ; mais je dois dire, à la louange de ces messieurs, qu’au premier mot ils suspendirent leur pas de course pour répondre poliment à ma question. Plus d’un se détourna même de son chemin pour me mettre dans ma direction.

La plus belle partie de Londres est le West-End. C’est là que se trouvent les grands squares, les clubs et les palais, les parcs et les magasins les plus brillants. Parmi les rues, celles d’Oxford et Regent-street (ayant chacune plusieurs milles de long) occupent le premier rang ; les places et les squares qui méritent surtout d’être signalés sont ''Regent-cirque, Waterloo place, Charlestown-terrace, England-square, Portland-square et Trafalgar-square. Il est fâcheux que toutes ces belles places ne soient pas ornées de fraîches fontaines. Trafalgar-square seul est animé de deux cascades.

L’édifice public le plus remarquable est Westminster-hall, palais élevé dans le style gothique le plus pur, d’un goût incomparable, d’une légèreté et d’une élégance dont rien n’approche. La salle du couronnement, qui sert aussi de salle des séances, est malheureusement petite, et tellement surchargée de dorures et d’ornements de tout genre, qu’elle offre un aspect lourd et peu gracieux.

Somerset-house, sur le Strand, avec sa façade principale sur la Tamise, a un air imposant et grandiose. Construit en pierres de taille, il est orné des arcades et des colonnades les plus élégantes. Le palais de Buckingham, résidence de la cour, est certainement plus grand que Somerset-house, mais il n’est pas construit avec autant de goût. Les théâtres, Drury-Lane, Haymarket, l’Opéra-Italien etc., sont des édifices ordinaires, qui ne frappent que par leur grandeur. Le Colosseum, près du Regent-square, est une rotonde entourée de colonnes. Comment on a pu donner à ce petit édifice le nom prétentieux de Colosseum, c’est ce que je ne m’explique pas : car qui voudrait ou oserait le comparer avec le Colisée de Rome ? Ce qu’il y a de plus beau à voir dans l’intérieur de cet édifice, c’est un panorama de Londres, que je conseillerai de visiter à tout voyageur qui n’aurait pas le bonheur d’avoir un jour sans brouillard pour voir la ville elle-même de quelques-uns de ses points élevés. Parmi les autres édifices, citons l’Amirauté, le Palais de la Trésorerie, Whitehall, plusieurs clubs et quelques palais particuliers.

De tous les ponts remarquables par leur beauté, celui de Waterloo se distingue particulièrement par son extrême élégance et par sa chaussée unie et sans pente. Le pont suspendu de Hungerford, ouvrage magnifique et d’une grande hardiesse, ne sert qu’aux piétons.

Pour les églises, il y en a une grande quantité à Londres ; mais, à part celle de Saint-Paul, dans la Cité, et l’abbaye de Westminster, dans le West-End, peu méritent d’être visitées. La première est un temple en nouveau style romain, surmonté d’une haute coupole voûtée et entouré d’une double colonnade, dont l’une supporte l’extérieur, l’autre l’intérieur de l’édifice. Sur les murs de l’intérieur, de beaux monuments rappellent la mémoire des amiraux et des marins qui se sont illustrés par leur génie et leur bravoure. L’abbaye de Westminster, magnifique morceau d’architecture gothique, a la forme d’une croix oblongue. Ici encore beaucoup de statues ont été élevées pour perpétuer la gloire des hommes célèbres en tout genre. On y trouve, à côté d’hommes d’État illustres, de grands écrivains, des poëtes, des compositeurs et des acteurs, tels que Milton, Shakspeare, Hændel, Garrick et autres. On pourrait peut-être appeler cette abbaye le Panthéon anglais, s’il ne s’y était pas glissé aussi des hommes dont le seul mérite est d’être venus au monde avec des noms bien sonores.

L’hôpital des fous, Bedlam, est un édifice imposant, organisé d’une manière simple, mais convenable, et entouré de beaux jardins. Les dortoirs sont divisés par des cloisons sur toute la longueur, en trois parties, dont celle du milieu sert de promenoir aux malades et de demeure aux surveillants. Les deux parties latérales de la salle sont distribuées en petites cellules, juste assez grandes pour tenir un lit et un petit banc fixé au sol. Dans les tours il y a de petites ouvertures par lesquelles les gardiens peuvent surveiller les malades. En outre, chaque section a ses lavoirs, ses bains, ses réfectoires et ses salles de réunion. La différence qui existe entre les fous et les folles forme un contraste très-saillant. On lisait généralement sur le front des hommes que leur folie devait être une suite de la vie la plus abominable. Le gardien me fit traverser une partie du jardin, où se trouvaient plusieurs de ces malheureux ; je puis dire que je fus enchantée d’être sortie de là sans avoir reçu d’eux aucune insulte, et pour rien au monde je n’entreprendrais une seconde fois cette visite. L’aspect des fous m’a toujours inspiré un sentiment de pitié et de douleur ; à Bedlam, je ne fus pas seulement saisie de pitié, de dégoût, d’horreur, j’eus encore peur. Il en fut tout autrement des folles. Plusieurs de ces pauvres créatures se tenaient accroupies dans de petits coins et pleuraient ; d’autres restaient le regard fixe et immobile ; il y en avait une qui portait dans ses bras une grande poupée qu’elle caressait et embrassait comme si c’eût été un être vivant. Que ne doivent pas avoir souffert ces infortunées avant d’arriver là ! Quelles tristes histoires de misère, de chagrin et de désespoir doivent être ensevelies dans ce lieu de désolation !

À Bedlam il n’y à que des gens pauvres, sortis des dernières classes de la société. Pour les riches, il ne manque pas d’établissements particuliers.

Le Musée britannique, édifice superbe, contient beaucoup de salons richement dotés d’objets d’art, et c’est certainement, dans son genre, l’établissement le plus grandiose du monde. Il m’aurait encore frappé davantage, si je n’avais pas visité peu de temps auparavant le musée de Berlin, à loisir et avec une scrupuleuse attention.

La collection des antiquités de Ninive, dont Le fouilles ont été provoquées par le Musée lui-même, me semble la plus belle qui existe. Beaucoup de ces trésors sont déjà placés, et presque autant n’ont pas encore été déballés, parce qu’on ne sait où les mettre.

Le College of surgeons (l’École de chirurgie) renferme des squelettes d’hommes et d’animaux extraordinaires, des crânes des peuples de tout l’univers, une collection considérable des monstruosités les plus étranges, ainsi que beaucoup d’autres objets excessivement curieux. M. le professeur Owens, un des anatomistes les plus distingués | de l’Angleterre, est le directeur de ce collége, qui, sous ses auspices, est arrivé aujourd’hui au dernier degré de perfection. Je fus assez heureuse pour être mise en rapport direct avec ce savant. Il me permit de visiter les salles à toute heure, et il eut la bonté de me faire remarquer plusieurs choses qui sans lui m’auraient échappé. Je ne dois pas moins de reconnaissance à M. le professeur Wateshouse, du Musée britannique, que j’arrachais souvent à ses doctes études, surtout afin d’apprendre de lui les procédés utiles pour conserver les objets d’art. À cette occasion, je me rappelle le plaisir et l’honneur que me fit l’illustre directeur du Musée de Berlin, le conseiller privé Lichtenstein, qui me permit également de visiter le Musée à toute heure, et qui m’accompagna quelquefois dans les salles. Qu’il veuille bien recevoir, ainsi que les deux autres érudits dont je viens de parler, mes remercîments les plus sincères, pour la bienveillance et l’amitié qu’ils m’ont témoignées.

Indépendamment du Musée britannique, de l’École de chirurgie, il y a encore d’autres musées dont le plus important est le India-house, exclusivement affecté aux curiosités de l’Inde.

La Galerie nationale de tableaux n’est pas très-riche en chefs-d’œuvre. Trois tableaux de Murillo sont ceux qui me firent le plus de plaisir. On dit qu’il y a beaucoup de belles toiles dans les galeries des riches particuliers.

Parmi les parcs, les deux plus grands et les plus visités, Regent’s-park et Hyde-park, sont dans le West-End. C’est là qu’il faut aller pour voir le monde riche et élégant. Il y a foule d’équipages, de messieurs ; de dames et d’enfants, montés sur des chevaux de toute espèce, depuis l’arabe et l’anglais à la longue encolure, jusqu’au poney de la petitesse et de l’élégance la plus merveilleuse. On voit des dames conduire des voitures, sans que personne en soit étonné ni choqué. On ne trouve pas non plus à redire qu’une dame ou une jeune personne se promène seule à cheval avec un monsieur qui n’est pas de sa famille.

C’est dans Regent’s-park qu’on a établi le Jardin zoologique, qui est très-riche en animaux étrangers. On y voit des lions, des tigres, des léopards, des girafes d’une espèce et d’une grandeur toute particulières.

La ménagerie venait depuis peu de s’enrichir d’un superbe hippopotame. J’admirai surtout la collection des reptiles, parmi lesquels figurent les serpents et les boas les plus gros et les plus rares.

À Hyde-park se joint le parc de Kensington, qui est également assez grand et très-fréquenté. Il se distingue surtout par ses beaux vieux arbres au large ombrage.

Saint-James’s-park et Green-park appartiennent à la même catégorie.

Non-seulement les parcs publics, mais encore ceux des particuliers, sont tous dessinés sur le même plan : ils renferment de vastes pelouses, de grands et beaux arbres, surtout des chênes, des ormes ; des allées et des groupes d’arbustes ; quant aux fleurs, on ne les trouve d’ordinaire que dans les serres.

Une visite faite le matin à Covent-Garden, les jours de marché, surtout le samedi, n’est pas sans intérêt. On n’y trouve pas, il est vrai, de jardin, comme le nom semble le promettre, mais seulement une grande place avec des halles et des passages ; cependant la vue de cette immense provision de légumes, de fruits et de fleurs, pour les besoins de presque toute la ville de Londres, vaut bien la peine qu’on se dérange.

S’il y a moins à voir dans la Cité que dans le quartier aristocratique du West-End, on y trouve cependant des objets fort intéressants. Le plus curieux de tous est la Tour, l’édifice le plus ancien de Londres, monument gothique, à la fois simple et grandiose. Viennent ensuite la Banque, la Bourse, et Guild-hall, remarquable par un salon immense qui sert à des banquets et à des festins publics. Mansion-House, résidence du lord-maire, semble d’une structure un peu massive.

Les docks, qui forment à eux seuls un petit monde, se composent de canaux et de bassins très-profonds, très-larges et très-grands, construits généralement en pierres de taille, où les plus grands navires des Indes arrivent tout contre les magasins et peuvent décharger sur place. Les magasins ont de quatre à six étages de haut. Leurs caves renferment les dépôts des meilleurs vins du monde. Les docks, entourés de hautes et fortes murailles, sont fermés le soir.

C’est près de la cité qu’est la huitième merveille du monde, le fameux tunnel sous la Tamise. Cette construction prodigieuse fit sur moi une impression bien moindre que je ne me l’étais imaginé. L’entrée mesquine nuit à l’ensemble. Une maisonnette d’une pauvre apparence est construite au-dessus d’une large ouverture ronde, et ce n’est qu’après avoir descendu beaucoup de marches qu’on arrive à une galerie voûtée assez sombre, qu’on appelle le tunnel. À l’autre bout est une construction pareille, avec un escalier par lequel on remonte en haut. Deux rangées de piliers, qui soutiennent le plafond, divisent la galerie en trois parties, dont deux servent aux piétons, tandis que celle du milieu est occupée par des boutiques. Elle est splendidement éclairée au gaz, et produit un effet étrange et saisissant, quand on songe quel fleuve coule au-dessus, et comment des vaisseaux y passent sur la tête des hommes. Cet ouvrage gigantesque, qui a dévoré des sommes fabuleuses et coûté la vie à beaucoup d’hommes, n’est d’aucune utilité. Les actionnaires ont perdu entièrement leur argent, car le revenu du passage et des boutiques, dont un petit nombre seulement est loué, couvre à peine les dépenses courantes ; et si, ce qui est inévitable avec le temps, il fallait faire des réparations dispendieuses, il est à craindre qu’on n’abandonne tout à la ruine. La principale raison du peu d’emploi du tunnel est son éloignement, son grand isolement, et la fatigue de tous ses escaliers.

Je terminai mes pérégrinations dans la Cité en faisant une visite à la brasserie de Barkley, aux logements, lavoirs et bains publics pour les classes pauvres, et en me rendant au bureau de la poste. Dans la brasserie de M. Barkley et Cie, on emploie chaque jour de 1 000 à 1 500 sacs de drèche. Parmi les tonnes qui renferment la bière, il y en a qui contiennent jusqu’à trois mille muids. Le nombre des ouvriers employés à la brasserie est de 400, celui des chevaux de 160. À cette occasion, je dois remarquer que je n’ai vu nulle part de plus beaux chevaux de travail qu’à Londres ; ils sont d’une grandeur et d’une force extraordinaires, et généralement bien nourris et bien tenus.

Dans les logements, lavoirs et bains publics, je trouvai des dispositions très-convenables, qui mériteraient d’être imitées dans toutes les grandes villes de l’Europe. Ces logements, pour les hommes non mariés, se composent de grandes salles comme celles de Bedlam, divisées par des cloisons en petites pièces, dont chacune reçoit la lumière, le jour, du dehors, et la nuit, de grands becs de gaz suspendus au plafond de la salle. L’éclairage dure jusqu’à minuit. Chaque habitation a en outre un cabinet de lecture, une salle à manger et une cuisine spacieuse, où l’on entretient toujours du feu et de l’eau bouillante, de sorte que les pensionnaires peuvent préparer eux-mêmes leurs repas. Le prix de location est par semaine de trois schellings par personne. On doit faire prochainement des maisons semblables pour les femmes. Il en existe déjà pour des familles. Ces logements se composent de trois petites chambres, avec une cuisine et un petit réduit pour la provision de charbon. Dans chaque cuisine, il y a un conduit d’eau. Le prix est, pour la semaine, de cinq à six schellings.

Dans les lavoirs, chaque femme a sa petite place particulière, où elle peut blanchir son pauvre linge sans être vue de ses voisines. L’eau froide et l’eau chaude sont amenées par des tuyaux dans les auges. Le linge est séché au moyen d’une chaleur souterraine dans de petits carrés séparés et garnis de perches superposées. Une machine tire l’eau des grosses pièces, telles que couvertures, draps de lit, etc. Le prix est d’un penny par heure. Les bains publics sont toujours réunis aux lavoirs. Chaque cabinet a une grande baignoire en métal ou revêtue d’un vernis blanc et tenue très-proprement. Un bain de première classe coûte six pence ; un bain froid, trois ; un bain chaud de deuxième classe coûte deux pence, et un bain froid un penny.

Le bureau de la poste, il faut le visiter le samedi soir, à cinq heures et demie, et y rester jusqu’à la fermeture, qui a lieu à six heures précises. Pour pouvoir bien observer la foule des expéditeurs, dont le nombre augmente à chaque minute, il faut se placer sous le grand portique, cependant à un endroit sûr ; car, au milieu de cette presse toujours croissante, il n est pas rare qu’il arrive des accidents, et qu’on soit blessé plus ou moins grièvement. Chacun veut remettre son paquet de lettres avant le dernier coup de six heures. On reçoit bien les lettres jusqu’à neuf heures ; mais le prix du port monte avec chaque quart d’heure.

Quant aux environs de Londres, je les ai parcourus en grande partie. Je faisais des excursions aux endroits les plus remarquables, tels que Windsor, Woolwich, Kew, Chiswick, Greenwich, ou bien des visites me conduisaient à dix ou douze milles hors de la ville. Je trouvais confirmé tout ce qu’on m’avait dit et tout ce que j’avais lu sur la belle verdure plantureuse des prés, et sur la végétation riche et précoce des campagnes. C’était au commencement du mois d’avril, et déjà les buissons bourgeonnaient, les bosquets étaient couverts de feuilles, et les plus jolies fleurs émaillaient le vert d’émeraude des prairies. Le houx, le laurier du Portugal et d’autres arbustes gardent leur feuillage tout l’hiver, et charment la vue par l’éclat de leur vert foncé. On attribue cette fraîcheur de la végétation à la nature tempérée du climat, à l’humidité constante de l’air imprégné de sel. Malgré sa position élevée au nord et malgré le mauvais temps, qui souvent se fait déjà sentir dès la fin de septembre et dure jusqu’au mois de mai, l’Angleterre n’est cependant pas exposée à un froid sec et intense comme les pays de l’Europe centrale, situés plus au sud, où la gelée arrête toute végétation. La neige ne reste presque jamais sur la terre au delà de six à huit jours. Aussi, grâce à cette température de l’hiver, on laisse toujours les brebis dans les champs, comme en Espagne et dans le Portugal.

Les plus beaux jardins à proximité de Londres sont ceux de Chiswick et de Kew. C’est à Chiswick qu’il y a tous les ans, aux mois de mai, de juin et de juillet, trois expositions de fleurs, mais dont chacune ne dure qu’un jour. Je ne me serais jamais figuré que, pour une promenade dans un jardin, la pluie, loin d’être un empêchement, deviendrait plutôt une cause de plaisir. Et cependant voilà ce qui eut lieu dans une visite que je fis à une des expositions citées plus haut. Quand il fait beau, tout le monde fashionable de Londres se donne rendez-vous dans ce jardin, on y vient moins pour les fleurs que pour se faire voir en brillante toilette ; des troupes de musiciens jouent dans plusieurs endroits, et les nombreux visiteurs qui vont et viennent ne vous laissent naturellement pas le loisir d’examiner les fleurs de près. Je ne fus donc pas, comme je l’ai déjà dit, favorisée par le temps… la pluie tombait sans relâche et par torrents. Aussi personne ne m’empêchait-il d’admirer tout à mon aise les superbes fleurs étalées dans des serres et sous des tentes. Il est impossible de se faire une idée de la magnificence de l’exposition, surtout de la partie exotique. Les plantes étrangères y sont plus belles et plus brillantes que sous le ciel des tropiques. L’exposition des fruits était moins remarquable. Les ananas seuls fixaient l’attention par leur grosseur énorme ; car il y en avait qui pesaient dix ou douze livres.

Kew est en partie jardin, en partie parc. On y voit de magnifiques prairies, de beaux bouquets d’arbres, des étangs à la surface unie comme une glace, des collines artificielles, des pavillons de plaisance et des parterres de fleurs. Mais ce qui fait surtout la célébrité de ce jardin, ce sont ses superbes fleurs et plantes exotiques, parmi lesquelles figurent des palmiers de plus de 25 mètres de haut. Ces fleurs sont rangées avec beaucoup de goût dans de grandes et nombreuses serres. Une de ces serres pourrait s’appeler avec raison un palais de cristal. Elle est flanquée de deux ailes, et la partie centrale en forme de coupole a plus de 30 mètres de haut. En la voyant, je compris facilement comment on avait pu concevoir l’idée de construire un pareil édifice pour la grande exposition de Londres. En haut de ce palais de cristal, on a pratiqué une galerie circulaire d’où l’on a une vue générale des palmiers, des plantes et des fleurs. Avec un peu d’imagination, on peut presque se faire, en petit, du haut de cette galerie, l’idée des forêts vierges du Brésil.

L’arsenal de Woolwich ne m’offrit rien de bien nouveau. Je ne vis là que ce que j’avais déjà vu à Venise sur une échelle plus petite. Ce qui m’intéressa le plus, ce fut le char qui avait servi à porter Napoléon au tombeau, à Sainte-Hélène. C’est la même voiture qui lui servait pour la promenade : on ne fit qu’enlever la caisse, et on mit à la place une carcasse en fer qu’on couvrit de drap noir.

Le trajet de Londres à Woolwich n’est guère agréable, car on passe par un tunnel d’environ deux milles de long, et ni le tunnel, ni l’intérieur du wagon dans lequel on est assis, n’est éclairé. On reste là pendant plusieurs minutes dans une obscurité complète qui n’a rien de bien rassurant. Il faut encore que je remarque à cette occasion combien les idées de ce qui est convenable ou de ce qui ne l’est pas sont singulières en ce pays. C’est ainsi que sur certains chemins de fer il est sévèrement interdit aux hommes de séjourner dans les salles d’attente des dames. Dans ces salles, où tout est éclairé et où tout est ouvert, on est choqué de la réunion des deux sexes, tandis qu’on la permet dans les ténèbres impénétrables du tunnel. Aussi les journaux sont souvent remplis de récits de vols et d’autres aventures qui ne sont pas précisément très-morales.

Windsor-Castle (à vingt milles de Londres) n’est pas seulement un des plus beaux édifices gothiques de l’Angleterre, mais aussi de toute l’Europe. Placé sur une petite hauteur et construit en pierres massives, il date du temps de Guillaume Ier ; mais le véritable fondateur de ce château, tel qu’il existe aujourd’hui, ainsi que de la jolie chapelle qui s’y trouve, est Édouard III. Quelques embellissements furent ajoutés par ses successeurs.

Le tout se compose de deux cours, du château et de la tour ronde. On admire particulièrement la magnificence des édifices, comme aussi la voûte hardie en forme de coupole qui est au-dessus de la tour. Les salons du château, par leur élévation et leur grandeur, ont quelque chose de vraiment royal ; la disposition intérieure est des plus simples. Chaque salle a son nom et ses souvenirs historiques. Dans un salon, on voit les portraits de souverains célèbres des temps anciens et modernes ; mais ces portraits ne paraissent pas précisément se distinguer beaucoup par la ressemblance. Je trouvai du moins au-dessous de toute critique les portraits des monarques que j’ai vus, tels que ceux de l’empereur d’Autriche, de l’empereur de Russie et du roi de Prusse. La chapelle renferme de beaux vitraux. Le sacristain demande six pence d’entrée par personne, quoique la carte qu’on nous avait délivrée pour visiter le château de Windsor portât expressément qu’on ne devait rien donner à personne.

La vue, du haut de la tour, est charmante. Le regard s’étend sur douze comtés, et suit au loin le cours de la Tamise. Autour de la colline sur laquelle est placé le château, se dessine le panorama de la jolie petite ville de Windsor. Au sud du château, il y a un parc magnifique, dont la longueur est de quatre milles et la circonférence de quinze milles. Des arbres séculaires y forment des allées superbes, et ombragent les chemins les plus beaux pour les piétons et les voitures. Dans ce parc, le lac Virginia (Virginia waters, eaux vierges) jouit d’une grande célébrité.

L’hôpital de Greenwich est un ancien palais d’été de la reine Élisabeth. Aujourd’hui, il sert, comme on sait, de retraite pour les invalides de la marine royale. Vingt-cinq mille hommes y trouvent un asile, et chacun a sa petite chambre à coucher, avec une chaise, un lit et une petite armoire dans le mur. Les réfectoires sont magnifiques, hauts et voûtés. Les invalides étaient assis à des tables longues et mangeaient quatre par quatre leur ration du dîner commun, composée d’une soupe et de trois livres de viande (alternativement bœuf, mouton, porc ou viande salée) et de quatre livres de pommes de terre, avec un beau grand pain blanc. On leur donne, en outre, des légumes. ou des poudings de farine, et pour boisson de la bière et du thé. Je visitai exprès l’hôpital à l’heure du dîner pour assister à la distribution. Je trouvai là, comme dans tous les établissements publics d’Angleterre que j’eus occasion de visiter, que tout n’est pas seulement suffisant, mais encore parfaitement bon et sain. Ce n’est pas comme dans certains pays, où l’on ne sert aux pauvres une nourriture saine et abondante que le jour où quelque grand personnage ou quelque inspecteur vient faire une visite comme par hasard, hasard dont l’établissement, chose assez surprenante, est toujours informé assez longtemps d’avance !

La distribution se fait de la manière suivante : les mets sont préparés dans deux marmites ; la viande, avant d’être mise dans la marmite, est coupée en morceaux de trois livres chacun ; les pommes de terre, divisées par lots de quatre livres, sont liées dans de petits filets. La viande cuite est placée dans une tonne, la soupe passe au moyen d’un conduit dans une autre tonne. Un homme met les portions de viande dans un plat creux, un autre puise la soupe avec un vase contenant juste la quantité déterminée pour quatre personnes, la verse sur la viande ; tandis qu’un troisième retire de la marmite, dans leur filet, les pommes de terre cuites par la vapeur. La distribution se fait, de cette manière, avec un ordre et une rapidité incroyables.

Un petit bâtiment latéral sert d’hospice aux malades, qui sont entièrement séparés des hommes valides, et qui ont même un jardin particulier pour s’y promener.

Un grand parc ombragé n’est pas seulement ouvert aux matelots, mais même affecté à l’usage du public. C’est dans ce parc que se trouve l’Observatoire, où les Anglais font passer leur méridien.

L’hôpital possède aussi une jolie petite galerie de tableaux, qui renferme des batailles navales célèbres et les portraits de marins illustres. On garde dans deux armoires à glaces quelques vêtements du grand Nelson, parmi lesquels se trouvent l’habit et le gilet percés par le coup de feu qui, à la bataille de Trafalgar, lui donna la mort.

Il me reste encore à mentionner une curiosité temporaire, mais la plus grande et la plus importante de Londres, c’est-à-dire l’Exposition de l’industrie. Je ne puis assez remercier M. Buschek, président de la partie de l’Autriche, qui me gratifia d’un billet avec lequel j’eus le droit d’assister à l’ouverture de l’Exposition et d’y faire cinq visites.

L’ouverture, comme on sait, se fit avec une grande pompe. La reine y parut avec le prince Albert et les deux aînés de ses enfants, accompagnée des ministres et des grands du royaume, des diplomates étrangers et des ambassadeurs de tous les États représentés à l’Exposition générale. Après un court discours du prince Albert adressé à la reine et un hymne en musique, tout le cortége traversa lentement le palais de cristal et s’arrêta auprès des objets les plus curieux. Des coups de canon annoncèrent au peuple, qui attendait au dehors, les principaux moments de la cérémonie.

La solennité commença à dix heures et elle était terminée à midi. Ce n’est qu’alors que les portes s’ouvrirent pour ceux qui étaient porteurs de billets de saison (billets pour tout le temps de l’Exposition).

Peu de temps avant le départ de la famille royale, je sortis du palais de cristal pour voir le cortége du dehors et pour observer l’attitude du peuple. Il y avait une grande quantité d’équipages, tous très-riches et très-brillants ; seulement la mascarade des cochers et des domestiques ne me plut pas : les premiers portaient des perruques bouclées et poudrées, sur lesquelles étaient posés des tricornes excessivement petits ; plusieurs avaient de gros bouquets de fleurs sur la poitrine. Les domestiques, derrière les voitures, ordinairement au nombre de deux, étaient, comme des portiers, munis de grands bâtons. La voiture royale était escortée de quelques soldats et de gardes. La troupe anglaise est une des plus belles qu’on puisse voir ; elle se compose d’hommes forts et de haute taille. La garde se distingue de plus par la richesse de son uniforme et par la beauté de ses chevaux, qui sont tous de la même couleur[7].

Le peuple se conduisit de la manière la plus exemplaire. Il n’y eut pas le moindre désordre ; nulle part on ne se pressait, on ne se poussait, et jamais on ne vola moins que ce jour-là ; il n’y eut que trois vols dénoncés à la police. Et, si incroyable que cela puisse paraître à certaines personnes de certains pays, il n’y avait pas un seul soldat en faction. Quelques policemen, avec des baguettes d’un pied de long à la main, suffisaient pour maintenir le peuple dans le plus bel ordre du monde ; ils n’avaient autre chose à faire que de frapper sur l’épaule des personnes qui allaient à des places auxquelles elles n’avaient pas droit, et de leur dire poliment : Move, if you please, « Avancez, s’il vous plaît, » et aussitôt chacun suivait son chemin.

Mes lecteurs m’excuseront si je leur épargne, ainsi qu’à moi, la description de l’Exposition. Des livres, des brochures et des feuilles périodiques sans nombre ont proclamé sa gloire dans tout l’univers, et il ne doit presque y avoir personne qui n’ait lu beaucoup sur ce sujet, et qui n’ait vu des copies du féerique palais de cristal, et des chefs-d’œuvre de tous les genres d’industrie et de tous les pays de l’univers. Je dirai seulement que la vue de l’ensemble était merveilleuse et produisait une impression ineffaçable, et que j’ai de la peine à croire que jamais un pareil spectacle soit de nouveau offert au monde.




  1. Je compte non-seulement pour l’Angleterre, mais pour tout mon voyage, par milles anglais, dont 4 1/4 font un mille allemand (environ deux lieues de France).
  2. Pendant mon séjour à Londres, on commençait à retrancher une place en dedans et trois au dehors.
  3. Depuis un an le prix a été réduit à six pence. (On sait que le penny anglais vaut 10 cent. de France, et le schelling, 1 fr. 25 c.)
  4. En Angleterre, les lits pour une personne sont chose rare.
  5. À Singapore, je demandai à une dame qui était à faire sa toilette pour aller à l’église si elle croyait bonnement que sa prière aurait plus de prix dans un beau costume que dans une simple robe. « Je ne le crois pas, me répondit-elle ; mais le gouvernement a intimé l’ordre, ou du moins donné l’avis, que les messieurs devaient paraître à l’église en habit, et les dames en toilette. »
  6. Cet abus n’existe plus.
  7. À Londres, on n’a pas souvent l’occasion de voir des militaires, ce qui surprend beaucoup quand où vient d’un pays où le quart presque des hommes porte l’uniforme.