Mon roman/Partie 1/Livre 5

Traduction par H. de l’Espine.
Hachette (tome Ip. 306-364).
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PREMIÈRE PARTIE


LIVRE V.


CHAPITRE I.

Une grande vente de livres devait avoir lieu dans une maison de campagne, située à une journée de distance de Londres. M. Prickett avait l’intention d’y aller et d’y faire des achats pour lui et pour plusieurs gentlemen qui lui avaient donné des commissions ; mais, le matin du jour où il devait partir, il reçut la visite de sa vieille et terrible ennemie, la goutte. Il pria Léonard de le remplacer à la vente. Léonard y alla et resta absent pendant les trois jours qu’elle dura. Il revint assez tard le troisième jour, et se rendit immédiatement chez M. Prickett. La boutique était fermée ; il frappa à la porte des appartements particuliers ; une personne étrangère lui ouvrit, et, en réponse à la question de Léonard, qui demandait si M. Prickett était chez lui, lui dit avec un visage lugubre :

« Jeune homme, M. Prickett senior est parti pour son éternel séjour ; mais M. Richard Prickett vous recevra. »

En ce moment, un homme à l’air grave, aux cheveux rares, ouvrit une porte en disant :

« Entrez, monsieur ; vous êtes le commis de feu mon oncle, monsieur Fairfield, je suppose ?

— Feu votre oncle ! Quoi donc ? M. Prickett serait-il mort depuis que j’ai quitté Londres ?

— Mort subitement, monsieur, hier soir, d’une maladie de cœur. Le docteur pense que la goutte a atteint cet organe. Mon oncle n’a eu que fort peu de temps pour faire ses préparatifs de départ, et ses livres de comptes sont dans un grand désordre. Je suis son neveu et son exécuteur testamentaire. »

Léonard avait suivi le neveu dans la boutique. Le bec de gaz y brûlait toujours ; elle paraissait plus triste et plus sombre encore qu’à l’ordinaire. La mort fait toujours sentir sa présence dans la maison qu’elle visite.

Léonard fut vivement affecté, surtout en voyant le peu de chagrin manifesté par le neveu. Il faut dire que le défunt ne vivait pas en fort bons termes avec ce neveu, son héritier, qui était aussi libraire.

« Vous n’étiez engagé qu’à la semaine, d’après ce que je vois dans les papiers de feu mon oncle. Il vous donnait une guinée… c’est exorbitant ! Je n’ai plus besoin de vos services. Je transporterai ces livres chez moi. Vous aurez la bonté de m’envoyer le catalogue de ceux que vous avez achetés et de me faire connaître vos dépenses de voyage. Ce qui vous est dû vous sera envoyé à votre domicile. Bonsoir. »

Léonard rentra chez lui frappé et consterné de la mort subite de son bon maître. Il ne pensa pas beaucoup à lui-même, ce soir-là ; mais le lendemain, quand il se leva, il sentit tout à coup que Londres, cet immense univers, s’ouvrait devant lui sans un ami, sans un emploi au moyen duquel il pût gagner son pain.

Cette fois, ce n’était plus un chagrin de l’imagination, le désillusionnement d’un rêve poétique. Devant lui se présentait, décharnée et palpable, la faim dans toute son horreur.

S’en aller, oui !… retourner au village, rentrer dans la chaumière de sa mère, dans le jardin de l’exilé, retrouver ses radis et sa fontaine. Pourquoi ne le pouvait-il pas ? Demandez pourquoi la civilisation ne peut se soustraire à ses maux et revenir à l’état sauvage et au wigwam.

Léonard n’aurait pas pu revenir à la chaumière, lors même que la faim, qui était en face de lui, l’eût eu déjà saisi de sa main de squelette. Londres ne lâche pas si facilement ses victimes.


CHAPITRE II.

Un jour trois messieurs se tenaient devant la vieille échoppe d’un bouquiniste, située dans un passage qui conduisait d’Oxford-Street à Tottenham Court Road ; deux d’entre eux étaient des gentlemen, le troisième appartenait à cette classe de gens qui flânent habituellement le long des étalages de libraires.

« Tenez, dit l’un des gentlemen à l’autre, j’ai découvert ici ce que je cherchais inutilement depuis dix ans : l’Horace de 1580, l’Horace aux quarante commentateurs, un trésor complet d’érudition, qui n’est coté que quatorze shillings.

— Chut ! Norreys, dit l’autre ; regardez quelque chose de plus remarquable encore. »

Et il indiqua du doigt le troisième personnage, dont la figure fine et amaigrie était penchée avec l’attention d’un homme absorbé et pour ainsi dire affamé sur un vieux volume rongé des vers.

« Quel est ce livre, milord ? » demanda tout bas Norreys.

Son compagnon sourit, et lui répondit par une autre question :

« Quel est l’homme qui lit ce livre ? »

M. Norreys avança de quelques pas et regarda par-dessus l’épaule du lecteur. Il revint vers son ami en disant :

« C’est une traduction de Boèce, les Consolations de la philosophie, par Preston.

— Il a bien l’air d’avoir besoin de toutes les consolations que peut donner la philosophie, le pauvre garçon ! »

En ce moment, un quatrième personnage s’arrêta devant la boutique, et reconnaissant le jeune lecteur à la figure pâle, il lui mit la main sur l’épaule en disant :

« Ah ! ah ! jeune homme, nous nous retrouvons donc. Eh bien ! ce pauvre Prickett est mort ? Mais vous êtes toujours attiré par vos anciennes occupations. Les livres ! les livres ! véritables aimants dont se rapprochent involontairement les esprits. Qu’est-ce que celui-ci ? Boèce ? Ah ! un livre écrit en prison, peu avant l’arrivée du seul philosophe qui révèle à l’intelligence la plus simple, les mystères de la vie.

— Et ce philosophe, quel est-il ?

— C’est la Mort ! dit Burley. Comment êtes-vous assez simple pour me faire cette question ! Le pauvre Boèce, riche, de noble naissance, consul, père d’enfants consuls, le monde entier souriant au dernier philosophe de Rome. Puis soudain, en face de ce dernier type de la sagesse de l’ancien monde, se dresse, sévère, le sombre génie du nouveau, la Force. Théodoric, l’Ostrogoth, condamne Boèce le savant, et Boèce, dans sa prison de Pavie, engage un dialogue avec l’ombre de la philosophie athénienne. C’est le plus beau tableau sur lequel les rayons dorés de l’occident projettent une dernière lueur avant que les ténèbres n’envahissent le monde.

— Et, dit M. Norreys en se mêlant tout à coup à la conversation, Boèce nous revient avec un faible reflet du retour des lumières, traduit par Alfred le Grand ; il reparaît de nouveau, lorsque le soleil de la science brille de tout son éclat, traduit par la reine Élisabeth. Enfin Boèce exerce encore son influence sur nous en ce moment et nous retient dans ce passage, et c’est là la meilleure des Consolations de la philosophie. Qu’en dites-vous, monsieur Burley ? »

M. Burley se retourna et salua.

Les deux hommes se regardèrent. Il eût été impossible d’imaginer un plus grand contraste. M. Burley dans son habit vert déjà râpé, taché et déchiré, avec sa figure trahissant de fréquentes orgies ; M. Norreys, au contraire, propre et soigné dans sa mise, avec une figure maigre et ferme, dont le regard exprimait une énergie calme et contenue.

« Si un pauvre diable comme moi, répliqua M. Burley, peut se permettre de raisonner avec un gentleman qui impose ses prix aux libraires, je dirai, monsieur Norreys, que ce n’est pas là du tout une consolation. Je serais curieux de voir l’homme qui consentirait à accepter la condition de Boèce dans sa prison avec le bourreau attendant derrière la porte, sur la promesse que plusieurs siècles après il serait traduit par des rois et des reines, et contribuerait ainsi indirectement à civiliser des barbares du Nord, bavardant sur son compte dans un passage, et coudoyés par des gens qui n’ont jamais entendu prononcer le nom de Boèce et ne se soucient pas davantage de la philosophie. Votre serviteur. Allons, jeune homme, venez et causons. »

Burley passa son bras sous celui de Léonard et emmena celui-ci, qui se laissa faire.

« Voilà un homme intelligent, dit Harley L’Estrange ; mais je suis fâché de voir ce jeune lecteur, avec ses yeux brillants et sa lèvre frémissante de passion et d’enthousiasme, s’appuyer sur le bras d’un guide qui paraît désenchanté de tout ce qui peut faire rechercher la science, et ne rattache la philosophie qu’au besoin qu’on en a dans le monde. Quel est donc cet homme ?

— C’est un homme qui serait devenu illustre s’il avait daigné se rendre respectable. Ce jeune homme qui nous écoutait si attentivement tous les deux m’a intéressé aussi. Je voudrais savoir ce qu’il fait. Mais il faut que j’achète cet Horace. »

Le libraire qui, du fond de son antre, guettait les chalands comme une araignée fait les mouches au centre de sa toile, parut aussitôt. Lorsque M. Norreys eut acheté l’Horace et dit à quelle adresse il fallait l’envoyer, Harley demanda au bouquiniste s’il connaissait le jeune homme qui tout à l’heure avait lu Boèce.

« De vue seulement, répondit-il. Il vient ici tous les jours depuis la semaine dernière, et passe des heures entières à l’étalage. Une fois qu’il s’acharne sur un livre, il le lit d’un bout à l’autre.

— Et il ne l’achète jamais ? dit M. Norreys.

— Monsieur, dit le bouquiniste avec un sourire, ceux qui achètent lisent rarement. Le pauvre jeune homme me donne deux sous par jour pour lire tant qu’il veut. J’aurais voulu ne pas accepter, mais il est fier.

— J’ai connu des hommes qui avaient amassé un grand fonds d’instruction par ce moyen, dit M. Norreys. Oui, je voudrais avoir ce jeune homme entre les mains. Et maintenant, milord, je suis à votre disposition ; allons à l’atelier de votre artiste. »

Les deux gentlemen se dirigèrent vers une rue voisine de Fitzroy-Square.

Quelques instants après, Harley L’Estrange était dans son élément : à demi assis sur une table de jeu et fumant son cigare, il discutait sur l’art avec le goût d’un homme qui l’aime passionnément et le comprend parfaitement. Le jeune artiste, en robe de chambre, ajoutait lentement quelques teintes ; il s’arrêtait souvent pour mieux écouter. Henry Norreys, qui jouissait du court repos que lui laissait une vie de rudes labeurs, se souvenait avec bonheur des heures inoccupées qu’il avait passées sous un beau ciel ; ces trois hommes s’étaient liés en Italie, dans ce beau pays où les nœuds de l’amitié sont formés par les mains des Grâces.


CHAPITRE III.

Léonard et Burley se dirigèrent vers les faubourgs ; M. Burley s’offrit à procurer à Léonard de l’occupation littéraire, et cette offre fut avidement acceptée.

Ils arrivèrent dans une taverne située sur un des côtés de la route. Burley demanda un cabinet particulier, une plume, de l’encre et du papier ; mettant tout cela devant Léonard, il lui dit :

« Écrivez en prose ce qu’il vous plaira, remplissez cinq feuilles de papier à lettre à raison de vingt-deux lignes par page, ni plus ni moins.

— Je ne puis pas écrire ainsi.

— Bah ! songez qu’il s’agit de gagner du pain. »

La figure du jeune homme devint pourpre.

« Il faut que j’oublie cela, dit-il.

— Il y a un berceau dans le jardin, sous un saule pleureur, reprit Burley. Allez-y et tâchez de vous croire en Arcadie. »

Léonard fut trop heureux d’obéir. Il découvrit le petit berceau au bout d’un gazon abandonné. Tout était silencieux ; la haie cachait la vue de la taverne ; le soleil dardait ses chauds rayons sur l’herbe et pénétrait agréablement à travers le feuillage du saule ; ce fut là que Léonard écrivit son premier essai comme auteur de profession. Qu’écrivit il ? ses rêves de Londres ? quelque anathème sur les rues de cette cité, au cœur de marbre ? des murmures contre la pauvreté ? de sombres élégies sur la destinée ?

Oh non ! vous connaissez mal le génie, si vous m’adressez de semblables questions, ou si vous croyez que, sous ce saule pleureur, il se souvint qu’il travaillait pour gagner du pain, si vous croyez enfin que le soleil n’éclairait pour lui que les objets vulgaires et sordides qui l’entouraient. Léonard écrivit un conte de fée… l’un des plus gracieux qui se puisse imaginer, avec un enjouement mêlé de délicatesse et dans un style nourri de toutes les ressources d’une heureuse et féconde imagination. Il sourit en écrivant le dernier mot ; il était heureux. Une heure s’était déjà écoulée, lorsque Burley vint à lui et le trouva avec ce sourire sur les lèvres.

Burley tenait un verre de grog à la main. C’était son troisième. Il souriait aussi. Il lut le manuscrit à haute voix. Il se montra prodigue de compliments envers Léonard.

« Vous irez loin, dit-il en lui frappant sur l’épaule, quelque jour, peut-être, vous attraperez ma perche borgne. »

Là-dessus, il plia le manuscrit, griffonna une note, mit le tout sous enveloppe ; puis tous deux rentrèrent à Londres.

Burley disparut dans un bureau noir et obscur proche de Fleet Street, sur lequel étaient inscrits ces mots : « Bureau de la Ruche. »

Il en ressortit bientôt avec un souverain dans la main ; c’était le premier salaire de Léonard. Celui-ci crut voir le Pérou devant lui. Il accompagna M. Burley dans son logement de Maida-Hill, et, quoique le trajet fût long, ne se sentit pas fatigué. Lorsqu’ils furent arrivés au domicile de Burley, que celui-ci eut envoyé chercher le dîner, qui fut payé sur le souverain, Léonard sentit renaître sa fierté et, pour la première fois depuis bien des semaines, il se mit à rire de tout son cœur. Les deux écrivains devinrent de plus en plus intimes, de plus en plus affectueux l’un pour l’autre.

Léonard, pendant plusieurs jours, vécut presque complètement chez Burley. Il écrivait continuellement, excepté quand la conversation magique de Burley l’entraînait à la paresse ; et encore, n’était-ce pas de la paresse, ses connaissances s’étendaient en écoutant, mais le cynisme de cet homme opérait lentement son travail démoralisateur, ce cynisme qui ne connaît ni la foi, ni l’espérance, ni le souffle vivifiant de la gloire, de la religion. Le cynisme de l’épicurien plus dégradé dans son étable que ne le fut Diogène dans son tonneau. Et toutes ces idées étaient présentées avec une telle facilité, une si vive éloquence, une ignorance si entière de son avilissement !

Étrange et terrible philosophie ! qui se fait une maxime de gaspiller follement les dons de l’esprit en glorifiant la matière, d’habituer l’âme à ne vivre qu’au jour le jour et à dire dédaigneusement : « Qu’importe l’immortalité ! »


CHAPITRE IV.

Odieuse cette triste Ruche ! Sans doute, on y gagnait son pain ; mais la réputation, mais l’espérance de l’avenir ; tout cela était hors de question. Le Paradis perdu de Milton eût péri sans bruit, s’il avait paru dans la Ruche.

Elle publiait de jolis morceaux, à l’état de fragments, et composés par Burley lui-même. Au bout d’une semaine, ils étaient morts et oubliés ; ils n’étaient jamais lus par un seul homme de goût ; on les englobait indifféremment entre des articles de politique superficielle et de mauvais essais : cela se vendait à vingt ou trente mille exemplaires… peut-être… débit immense… et de tous ces travaux on ne pouvait retirer que du pain et de l’eau-de-vie !

« Que vous faut-il de plus ? s’écriait John Burley. L’austère Samuel Johnson ne disait-il pas qu’il ne pouvait écrire que lorsqu’il était pressé par le besoin ?

— Il a pu dire cela, répondit Léonard, mais il n’a jamais pensé que la postérité le croirait. Et il serait mort de faim, je présume, avant que d’écrire Rasselas pour la Ruche. Le besoin est une grande chose, continua le jeune homme, d’un air pensif, c’est la source de grandes choses. La Nécessité est forte et nous communique sa force ! Mais le besoin devrait briser les murailles de notre prison et ne pas se contenter de la ration que la geôle nous alloue en échange de notre travail.

— Il n’y a pas de prison pour un homme qui fait appel à Bacchus. Attendez ; je vais vous traduire le Dithyrambe de Schiller. « Alors je vois Bacchus, alors viennent Cupidon et Phébus, et les hôtes célestes remplissent ma demeure, etc., etc. »

Burley, improvisant aussitôt des rimes capricieuses, donna à Léonard une traduction grossière mais animée de cet hymne divin.

« Ô matérialiste ! s’écria le jeune homme, dont les yeux étincelaient ; Schiller prie les dieux de l’élever jusqu’à eux, et vous voudriez, vous, qu’ils s’abaissassent jusqu’à descendre dans une taverne !

— Oh ! oh ! s’écria Burley, avec son rire homérique. Buvez, et vous comprendrez le Dithyrambe. »


CHAPITRE XXX.

Un matin, pendant que Léonard était chez Burley, un élégant cabriolet, attelé d’un fort beau cheval, s’arrêta soudain devant la maison. On frappa à la porte un coup assez fort, puis des pas rapides se firent entendre dans l’escalier, et Randal Leslie entra. Léonard le reconnut et tressaillit. Randal le regarda d’un air surpris, puis avec un tact témoignant qu’il avait déjà su profiter de la vie de Londres, après avoir serré la main à Burley, il s’approcha de Léonard et lui dit d’un ton de voix assez dégagé : « À moins que je ne me trompe, monsieur, ce n’est pas la première fois que nous nous voyons. Si vous vous souvenez de moi, j’espère que vous avez oublié notre querelle. »

Léonard s’inclina, et il avait encore si bon cœur que ces paroles suffirent à l’adoucir.

« Où donc avez-vous pu vous rencontrer ? demanda Burley.

— Sur une place de village, en combat singulier, » répondit Randal en souriant. Et il raconta l’histoire de la bataille des ceps, avec quelques plaisanteries de bon goût sur le rôle qu’il y avait joué. Cette histoire fit rire Burley. « Mais, dit-il, mon jeune ami aurait mieux fait, je crois, de continuer à être gardien des ceps de son village que de venir à Londres pour y chercher fortune au fond d’un encrier.

— Ah ! dit Randal avec ce secret dédain auquel les hommes qui ont reçu une éducation très-complète sont disposés envers ceux qui cherchent à s’instruire eux-mêmes. Ah ! monsieur, la littérature est votre profession. Dans quelle école vous a-t-on inspiré pour les lettres un goût qui n’est pas très-général dans nos grandes universités ?

— Je suis à l’école maintenant pour la première fois, répondit sèchement Léonard.

— L’expérience est en effet la meilleure maîtresse, dit Burley. C’était la maxime de Goethe, qui, en bonne conscience, ne manquait pas d’érudition. »

Randal haussa légèrement les épaules, et, sans perdre son temps à s’occuper davantage de Léonard, il prit un siège et se mit à causer avec Burley d’une importante question politique qui divisait alors le parlement. Burley montra à ce sujet beaucoup de connaissances générales, et Randal, qui paraissait différer de lui, étala aussi toute sa science. La conversation dura plus d’une heure.

« Je ne puis être d’accord avec vous, dit Randal en prenant congé de Burley ; mais il faut que vous me permettiez de revenir vous voir. La même heure demain vous conviendrait-elle ?

— Oui, » répondit Burley.

Le jeune homme remonta dans son cabriolet. De la fenêtre Léonard le regarda partir.

Pendant cinq jours consécutifs Randal examina et discuta la question sous toutes ses faces, et Burley, à partir du second jour, prit intérêt à l’affaire, vit ses auteurs, se rafraîchit la mémoire et passa même une heure ou deux à la bibliothèque du muséum.

Le cinquième jour, Burley avait réellement épuisé tout ce qui pouvait se dire de son côté de la question.

Léonard, pendant ces colloques, demeurait assis à l’écart comme absorbé par sa lecture : au fond il était vivement blessé du peu d’attention que Randal faisait à sa présence. Ce jeune homme orgueilleux, tout entier à ses ambitieux projets, n’éprouvait pas même de curiosité en voyant Léonard au-dessus de son ancienne condition, et le regardait comme un scribe aux gages de Burley. Léonard avait remarqué que Randal semblait jouer un rôle et non discuter franchement et sérieusement, et qu’il se retirait toujours de l’air triomphant d’un plaideur qui a gagné sa cause. Mais notre auditeur, silencieux et inaperçu, était en même temps frappé du talent qu’avait Burley de généraliser les faits et de l’étendue incroyable de ses connaissances ; en sorte qu’au moment où Randal quitta la chambre, Léonard, regardant le littérateur déguenillé et insouciant, s’écria :

« Non, la science n’est pas le pouvoir.

— Certainement non, dit Burley ; c’est au contraire ce qu’il y a de plus faible au monde.

— La science est le pouvoir, » murmura Randal Leslie tandis qu’il s’éloignait le sourire sur les lèvres.

Quelques jours après cette dernière entrevue parut un pamphlet de peu d’étendue, qui, bien qu’anonyme, fit néanmoins une grande impression sur le public. Il traitait le sujet qu’avaient discuté Burley et Randal. Il fut cité tout au long dans plusieurs grands journaux, et Burley bondit un matin en s’écriant : « Ce sont mes pensées !… mes propres paroles ! Qui diable peut être l’auteur de ce pamphlet ? »

Léonard prit le journal des mains de Burley. Les éloges les plus flatteurs précédaient les citations, et ces citations étaient comme stéréotypées sur les paroles de Burley.

« Pouvez-vous méconnaître l’auteur ? s’écria Léonard avec un ton de dégoût et de mépris. C’est le jeune homme qui est venu s’introduire dans votre cerveau et transformer votre science…

— En pouvoir, interrompit Burley avec un éclat de rire, mais un éclat de rire douloureux. Vraiment, c’est là de la bassesse ; je le lui dirai quand il reviendra.

— Il ne reviendra plus, » dit Léonard ; et Randal ne revint plus en effet, mais il envoya à Burley un exemplaire du pamphlet avec un billet fort poli, dans lequel il reconnaissait négligemment qu’il avait beaucoup profité des remarques et des avis de M. Burley.

Bientôt on lut dans tous les journaux que le pamphlet qui avait fait tant de bruit était l’œuvre d’un tout jeune homme, parent de M. Audley Egerton. On concevait les plus grandes espérances de la future carrière de M. Randal Leslie.

Burley voulut rire encore, mais son chagrin était visible.

Léonard méprisait et haïssait cordialement Randal, et il se sentit porté à plaindre Burley avec une noble et compromettante pitié. Dans son désir de calmer et de consoler l’homme qu’il croyait frustré de sa renommée, il céda de plus en plus à l’attrait de cette intelligence déchue. Il accompagna Burley dans les antres où son ami passait ses soirées ; et peu à peu, malgré lui et tout en se faisant des reproches, il arriva à partager le mépris de son cynique compagnon pour la gloire, sa dégradante et insouciante philosophie.

Burley retourna sur les bords de la Brent pour pêcher sa perche borgne, et Léonard l’accompagna. Ses sentiments étaient maintenant bien différents de ceux qu’il éprouvait lorsque, se reposant à l’ombre du vieil arbre, il causait d’avenir avec Hélène. Mais c’était chose touchante de voir combien la nature de Burley sembla changer, tandis qu’en se promenant sur les bords de la petite rivière il se mit à parler de son enfance. L’homme fait parut alors revenu à l’innocence de l’enfant. Il s’inquiétait réellement fort peu de la perche, qui persistait à être introuvable ; mais il respirait l’air, il jouissait de la beauté du ciel, du bruissement de l’herbe et du murmure des eaux. Ces excursions dans les lieux qu’avait visités sa jeunesse semblaient le régénérer. Alors son éloquence prenait un caractère tout pastoral, et Isaac Walton lui-même eût pris plaisir à l’entendre. Mais une fois de retour au milieu de la fumée de la capitale et sous les becs de gaz, qui lui faisaient oublier le coucher du soleil empourpré et la paisible étoile du soir, ses grossières habitudes reprenaient le dessus, et de son pas titubant, fanfaron et insouciant, il retournait à ces orgies, où son esprit gaspillé en pure perte n’étincelait un moment que pour s’éteindre bientôt honteusement.


CHAPITRE VI.

Hélène était plongée dans une profonde tristesse, Léonard était allé la voir trois ou quatre fois, et chaque fois elle avait vu en lui un changement propre à exciter toutes ses craintes. Il paraissait, il est vrai, plus habile, plus prudent, plus habitué aux usages du monde, plus fait peut-être pour marcher dans les rudes sentiers de la vie ; mais aussi sa fraîcheur et sa jeunesse s’évanouissaient graduellement. Ses aspirations retombaient vers la terre.

Hélène pâlit et frissonna quand Léonard lui parla de Burley, quand elle apprit qu’il passait les jours et presque les nuits dans une société qui, selon elle, n’était guère propre à l’aguerrir aux luttes quotidiennes, ni à l’aider à vaincre ses tentations. Elle gémit lorsque, l’ayant questionné au sujet de sa situation pécuniaire, elle vit que la terreur que lui causaient autrefois les dettes s’évanouissait, et que les solides et salutaires principes qu’il avait reçus au village l’abandonnaient. Il est vrai que sous tous ces défauts perçait quelque chose qu’une personne plus sage et plus expérimentée qu’Hélène aurait salué comme une espérance d’avenir ; ce quelque chose était la douleur, une douleur sublime de sa déchéance sentie, de son impuissance contre la destinée qu’il avait provoquée et ambitionnée. Tout ce qu’il y avait de grand dans cette douleur, Hélène ne pouvait le comprendre ; elle vit seulement que Léonard était malheureux et elle s’en affligea et excusa toutes ses fautes. Elle en devint plus désireuse de le consoler, afin de pouvoir le sauver. Dès le jour où Léonard s’était écrié : « Ah ! Hélène, pourquoi m’avez-vous quitté ! » elle avait conçu le projet de retourner près de lui ; mais quand le jeune homme, dans sa dernière visite, lui eut dit que Burley, persécuté par ses créanciers, se préparait à fuir son logement pour venir habiter dans la chambre qu’elle avait laissée vacante, toutes ses hésitations cessèrent. Elle résolut de sacrifier l’asile qui lui était assuré, d’aller retrouver Léonard, de partager ses embarras, ses luttes, mais de préserver cette ancienne chambre, où elle avait prié Dieu pour lui, de la présence du tentateur dangereux. Serait-elle un fardeau pour lui ? Non. Elle avait bien su assister son père par une foule de petites ressources ordinaires aux femmes, par des travaux d’aiguille et de fantaisie ; elle avait perfectionné ses talents pendant son séjour chez miss Starke ; elle pourrait fournir son contingent à la bourse commune. Tout entière à cette idée, elle se décida à la mettre à exécution la veille du jour où Léonard lui avait dit que Burley devait changer de logement. Elle se leva de très-bonne heure ; elle écrivit à miss Starke, qui était encore couchée, une lettre pleine de reconnaissance ; elle la laissa sur la table, et, avant que personne fût levé, elle sortit furtivement de la maison, emportant un petit paquet sous son bras. Elle s’arrêta un moment à la porte du jardin, comme en proie à un sentiment de remords. Elle se demanda si elle n’était pas ingrate envers miss Starke ; mais l’amour fraternel l’emporta ; elle ferma la porte du jardin en poussant un soupir et s’éloigna.

Elle arriva au logement garni avant le lever de Léonard, prit possession de son ancienne petite chambre, et se présentant au jeune homme au moment où il allait sortir, elle lui dit (la menteuse !) : « On m’a renvoyée, mon frère, et je suis venue réclamer votre protection. Ne nous séparons plus. Il faut que vous vous montriez gai et heureux, ou je croirai que ma présence vous gêne. »

Léonard, en effet, parut d’abord gai et heureux ; mais il songea bientôt à Burley, et puis à la difficulté de se charger d’Hélène, et il fut embarrassé. Il lui demanda alors s’il n’y aurait pas moyen de la réconcilier avec miss Starke. Hélène dit gravement :

« C’est impossible… ne me le demandes pas, je vous en prie. »

Léonard pensa qu’elle avait été humiliée, insultée ; il se rappela qu’elle était fille d’un gentleman, et il souffrit de sa blessure ; il était si fier lui-même ! Néanmoins, il était fort embarrassé.

« Serai-je encore dépositaire de la bourse, Léonard ? demanda Hélène d’un ton câlin.

— Hélas ! répondit Léonard, la bourse est vide.

— C’est fort mal à elle, car vous l’avez remplie.

— Moi ?

— Ne m’avez-vous pas dit que vous gagniez au moins une guinée par semaine ?

— Oui ; mais Burley prend l’argent ; et puis, ce pauvre garçon, je lui dois tout, je n’ai pas le cœur de l’empêcher de le dépenser comme il lui plaît.

— Monsieur, vous plairait-il de me payer le mois de loyer ? » dit la maîtresse de la maison rentrant tout à coup.

Léonard rougit.

« Je vous payerai aujourd’hui même, » dit-il.

Il enfonça son chapeau sur sa tête, et, écartant Hélène, il sortit brusquement.

« Adressez-vous à moi à l’avenir, ma bonne madame Smedley, dit Hélène d’un air de maîtresse de maison. Il est toujours absorbé dans ses études, et il ne faut pas le troubler. »

L’hôtesse, brave femme au fond, quoique tenant à son terme, sourit avec bonté. Elle aimait beaucoup Hélène, qu’elle connaissait depuis longtemps.

« Je suis bien aise que voue soyez revenue. Peut-être maintenant le jeune homme ne rentrera-t-il plus si tard. J’ai voulu l’avertir, mais….

— Ce sera un jour un grand homme ; il faut bien lui passer quelque chose maintenant. »

Et Hélène embrassa mistress Smedley, qui sortit tout attendrie.

Hélène s’occupa alors à ranger les chambres. Elle trouva la malle de son père que l’on avait exactement renvoyée. Elle en examina de nouveau le contenu, et pleura en touchant l’une après l’autre ces humbles et pieuses reliques. Mais le souvenir de son père semblait donner à cette pièce un caractère de pureté que l’autre n’avait pas. Elle recommença machinalement à y mettre de l’ordre ; elle soupira en voyant dans quel état d’abandon était toute chose. Elle revint à son rosier, qui seul paraissait avoir été l’objet d’un soin particulier.

« Cher Léonard ! » murmura-t-elle.

Et le sourire reparut sur ses lèvres.


CHAPITRE VII.

Rien peut-être n’eût pu séparer Léonard de Burley que le retour d’Hélène. Il lui était impossible, quand même il y aurait eu une autre chambre vacante dans la maison (ce qui n’était pas), d’y installer ce turbulent et tapageur fils de Bacchus, parlant à tort et à travers et sentant l’eau-de-vie. Oui, il eût été impossible de l’installer dans la même demeure que cette jeune fille innocente, délicate et timide. Léonard ne pouvait pas non plus la laisser seule vingt-quatre heures. Elle lui refit un chez lui et lui imposa les devoirs d’un maître de maison. Il prévint donc Burley qu’à l’avenir il écrirait et travaillerait dans sa propre chambre, et il lui dit, en rougissant plus d’une fois et en employant les termes les plus délicats qu’il put trouver, qu’il pensait que tout ce qu’il gagnerait avec sa plume il devait le partager avec Burley, à qui il était redevable de son travail et qui l’aidait de ses livres et de sa science, mais que pour l’autre moitié il ne pouvait plus la dépenser en festins et en libations ; il lui fallait songer à l’existence d’une autre personne.

Burley refusa avec une noble générosité de prendre la moitié des bénéfices de son collaborateur ; mais il parla avec beaucoup d’humeur de la manière sérieuse dont Léonard comptait employer l’autre moitié de son argent. Quoique bon et affectueux, il éprouva une violente colère en voyant tout à coup intervenir la pauvre Hélène entre lui et Léonard. Cependant le jeune homme se montra inébranlable. Burley devint alors morose, et ils se séparèrent ainsi. Mais restait le loyer à payer. Comment faire ? Léonard pensa d’abord au mont-de-piété : il avait quelques vêtements et la montre de Riccabocca.

Il rentra chez lui dans l’après-midi et trouva Hélène à la porte de la rue. Elle aussi était sortie, et ses joues pâles avaient une animation causée par un exercice auquel elle n’était pas accoutumée et aussi par le sentiment de la joie. Elle avait conservé jusqu’à ce jour les quelques pièces d’or que Léonard lui avait rendues pendant sa première visite chez miss Starke. Elle les avait employées à acheter des laines et de petits ouvrages à l’aiguille ; puis elle avait payé le loyer.

Léonard ne dit rien des emplettes qu’elle avait faites, mais il rougit beaucoup quand elle lui parla du loyer et se mit en colère. Il lui rendit le soir même ce qu’elle lui avait avancé, et Hélène gémit en silence de son orgueil, et pleura bien plus encore quand le lendemain elle s’aperçut du vide fait dans sa garde-robe.

Mais Léonard travaillait maintenant chez lui et travaillait avec courage. Hélène, assise près de lui, travaillait aussi. Le lendemain et le surlendemain se passèrent ainsi tranquillement, et le soir du second jour, il lui demanda si elle ne voulait pas venir se promener dans les champs. Elle sautait de joie à cette demande, quand tout à coup la porte s’ouvrit toute grande, et l’on vit entrer, en vacillant, John Burley, et dans quel état !


CHAPITRE VIII.

En même temps que Burley entra un autre homme qui chancelait également ; c’était un de ses amis qui avait été commerçant et qui aurait pu réussir, mais qui, par malheur, avait le goût de la littérature, et aimait avec passion entendre parler Burley, si bien que depuis qu’il avait fait connaissance avec l’esprit, ses affaires avaient cessé, et il avait déposé son bilan. C’était un gaillard de fort mauvaise mine, et son nez était encore plus rouge que celui de Burley.

John manqua de tomber sur la pauvre Hélène.

« Ainsi donc vous êtes le Penthée en jupons qui défiez Bacchus, » s’écria-t-il.

Et il débita d’une voix rauque un vers d’Euripide. Hélène s’enfuit. Léonard s’interposa :

« Fi donc ! Burley.

— Il est ivre, dit M. Douce, complètement ivre… Ne faites pas attention… à lui… Je disais donc, monsieur… j’espère que nous ne vous gênons pas. Asseyez-vous, Burley… voyons, asseyez-vous… et causons… Là… vous êtes un bon garçon. Il faut l’écouter… l’écouter… pa… pa… parler… monsieur. »

Cependant Léonard avait fait sortir Hélène et, la priant de ne pas s’effrayer, il avait fermé la porte. Il était alors revenu à Burley, qui, assis sur le lit, avait toutes les peines du monde à se tenir sur son séant. M. Douce faisait de vains efforts pour allumer une grosse pipe qu’il portait attachée à sa boutonnière et qu’il avait oublié de bourrer ; comme il lui était tout naturellement impossible de réussir, il se mit à pleurer.

Léonard était vivement irrité et révolté de cette scène, à cause d’Hélène ; mais il n’y avait pas moyen de faire entendre raison à Burley. Et comment chasser de sa chambre l’homme auquel il devait tant ? Cependant des cris discordants, des rires stupides et des fragments de chansons bachiques arrivaient aux oreilles de la pauvre Hélène, qui tremblait de tout son corps. Puis elle entendit, dans la chambre de Léonard, la voix de Mme Smedley qui faisait des remontrances. Mais Burley riait plus fort qu’auparavant. Mistress Smedley, qui était fort douce, parut visiblement effrayée, et Hélène l’entendit se retirer précipitamment. La conversation recommença ; elle fut longue et animée ; la voix de Burley dominait les autres. M. Douce faisait sa partie dans ce concert avec un hoquet discordant. Cela dura plusieurs heures, et aurait duré plus longtemps encore, si le manque de liquide ne les eût forcés de s’interrompre. Peu à peu Burley lui-même commença à parler avec moins de chaleur ; puis on entendit M. Douce descendre l’escalier, et le plus profond silence suivit son départ. À la pointe du jour, Léonard frappa à la porte d’Hélène. Elle ouvrit aussitôt, car elle ne s’était pas couchée.

« Hélène, dit-il tristement, vous ne pouvez rester plus longtemps ici. Je vous trouverai une demeure plus convenable. Cet homme m’a aidé quand j’étais sans secours et sans ami ; il me dit qu’il n’a plus de gîte, que les huissiers le poursuivent. Je ne puis chasser celui qui m’a protégé, et il est impossible que vous viviez sous le même toit que lui. Mon bon ange ! il faut que je me sépare de vous. »

Il n’attendit pas la réponse d’Hélène, et descendit en toute hâte les escaliers.

L’aurore pénétrant à travers les fenêtres sans persiennes de la mansarde de Léonard, et les oiseaux commençaient à gazouiller sur le grand orme, quand Burley s’éveilla, se détira et regarda autour de lui en ouvrant de grands yeux. Il ne pouvait se rendre compte de l’endroit où il se trouvait. Il aperçut le pot à l’eau, qu’il vida en trois gorgées, et se sentit complètement rafraîchi. Il commença alors à reconnaître la chambre, regarda les manuscrits de Léonard, jeta un coup d’œil sur les tiroirs, se demanda où diable Léonard était passé, et finit par s’amuser à jeter par terre la pelle et la pincette, à agiter la sonnette, à faire tout le bruit qu’il pouvait, dans l’espoir d’attirer quelqu’un et de se procurer son petit verre du matin.

Au milieu de ce charivari la porte s’ouvrit doucement et la douce et calme figure d’Hélène apparut sur le seuil. Burley se retourna, et tous deux se regardèrent quelques instants en silence.

Burley (avec douceur). Venez ici mon enfant. Vous êtes donc la petite fille que j’ai vue avec Léonard sur les bords de la Brent, et vous êtes revenue vivre avec lui. Vous serez notre petite ménagère, et je vous raconterai l’histoire du prince Charmant, et beaucoup d’autres qu’on ne trouve pas dans les contes de la Mère l’Oie. En attendant, ma mignonne, voici six sous, courez bien vite m’acheter un verre de rhum.

Hélène (se rapprochant lentement de M. Burley et le regardant sérieusement en face). Ah ! monsieur, Léonard dit que vous avez un bon cœur, que vous l’avez aidé, qu’il ne peut pas vous dire de quitter cette maison… et moi, qui ne l’ai jamais aidé, je vais partir pour aller vivre toute seule.

Burley (touché). Vous en aller, ma petite amie ? Et pourquoi cela ? Ne pourrions-nous pas vivre tous trois ensemble ?

Hélène. Non, monsieur. J’ai tout quitté pour venir trouver Léonard ; car nous nous sommes rencontrés pour la première fois au tombeau de mon père. Maintenant vous me l’enlevez, et je n’ai pas d’autre ami sur la terre.

Burley (décontenancé). Expliquez-vous. Pourquoi faut-il que vous le quittiez parce que je suis là ? »

Hélène adresse de nouveau à M. Burley un long et triste regard, mais elle ne répond pas.

Burley (embarrassé). Est-ce parce qu’il croit que je ne suis pas une bonne société pour vous ? »

Hélène baissa la tête.

Burley tressaillit, mais dit après un moment de silence :

« Il a raison. >

Hélène, obéissant à l’impulsion de son cœur, s’élança vers Burley et lui prit la main.

« Ah ! monsieur, s’écria-t-elle, avant qu’il vous connût il était si différent ! Il était gai alors… même quand il éprouva un premier désappointement ; j’étais triste, je pleurais ; mais je sentais qu’il en triompherait, car son cœur était bon et pur. Oh ! monsieur, ne croyez pas que je veuille vous faire des reproches… mais que deviendra-t-il, si… si… Ce n’est pas pour moi que je parle ; mais je sais que si j’étais ici, s’il m’avait près de lui, il rentrerait de bonne heure, il travaillerait avec résignation… enfin je sens que je le sauverais. Mais quand je ne serai plus ici et que vous demeurerez avec lui…. vous pour qui il se sent de la reconnaissance, vous à qui il cède contre la voix de sa conscience (vous devez vous en apercevoir, monsieur), que deviendra-t-il ? »

La voix d’Hélène s’éteignit dans les sanglots.

Burley fit trois ou quatre grandes enjambées dans la chambre ; il était en proie à la plus vive agitation.

« Je suis un démon, murmura-t-il ; je ne m’en étais jamais aperçu auparavant, mais c’est vrai ! Je finirais par causer la ruine de ce jeune homme ! »

Des larmes mouillèrent ses yeux ; puis il s’arrêta tout à coup, et, prenant son chapeau, se dirigea du côté de la porte.

Hélène lui barra le chemin et, le prenant doucement par le bras, lui dit :

« Oh ! monsieur, pardonnez-moi ! je vous ai fait de la peine. »

Elle leva vers lui des regards d’affectueuse compassion qui donnaient à sa figure enfantine une expression véritablement angélique.

Burley se pencha comme pour déposer un baiser sur son front ; puis recula… Peut-être pensa-t-il que ses lèvres n’étaient pas dignes de toucher ce front innocent.

« Si j’avais eu une petite sœur… une enfant comme vous, chère petite, dit-il à voix basse, peut-être eussé-je été sauvé aussi. Maintenant…

— Ah ! maintenant, monsieur, vous pouvez rester ; je n’ai plus peur de vous.

— Non, non ; vous auriez encore peur de moi ce soir, et je ne serais peut-être pas toujours d’humeur à écouter une voix semblable à la vôtre, chère enfant. Votre Léonard a un noble cœur et de rares talents. Il s’élèvera tôt ou tard dans le monde, je ne veux pas l’entraîner dans la fange. Adieu ! vous ne me reverrez plus ! »

Il quitta brusquement Hélène, descendit d’un bond l’escalier, et en un instant fut hors de la maison.

Quand Léonard revint, il fut surpris d’apprendre que son malencontreux visiteur était parti… Hélène ne se risqua pas à lui parler de son intervention. Un instinct lui disait que ce zèle officieux blesserait l’orgueil du jeune homme ; mais elle ne parla plus jamais avec sévérité de ce pauvre Burley. Léonard supposa qu’il reverrait son ami dans le courant de la journée, ou qu’il en entendrait parler. Ne le voyant pas, il alla le chercher dans les endroits que Burley fréquentait habituellement. Ce fut en vain. Il alla s’informer à la Ruche ; mais il n’y put obtenir aucun renseignement.

En rentrant chez lui, désappointé et inquiet, car cette disparition de son sauvage ami lui causait quelque peine, il rencontra à la porte mistress Smedley qui lui dit :

« Vous aurez la bonté, monsieur, de chercher un autre logement. Je ne veux pas dans ma maison de chants et de tapage, comme j’en ai entendu cette nuit. Et cette pauvre jeune fille ! Vous devriez vraiment rougir ! »

Léonard fronça le sourcil et passa outre.


CHAPITRE IX.

En quittant Hélène, Burley s’éloigna à grands pas et, comme poussé par un meilleur instinct, car il n’avait pas conscience du chemin qu’il suivait, il se dirigea du côté des vertes campagnes, séjour de son enfance. Quand il s’arrêta, il était devant la porte d’une petite maison solitaire au milieu des champs, avec une petite ferme par derrière ; au loin, à travers les arbres, on apercevait les sinuosités de la Brent.

Le cottage était habité par un vieux ménage que Burley connaissait depuis longtemps. C’était là qu’il déposait ordinairement ses perches et ses lignes ; c’était là que pendant les intervalles de sa vie bruyante, il séjournait parfois deux ou trois jours, s’imaginant le premier jour qu’il était dans le paradis, et convaincu le troisième que c’était un enfer.

Une vieille femme, d’un extérieur propre et avenant, vint le recevoir.

« Ah ! monsieur John, dit-elle en serrant l’une contre l’autre ses mains décharnées ; la campagne est agréable en ce moment ; j’espère que vous voilà venu pour quelque temps ? cela vous fera du bien ; vous avez perdu vos belles couleurs d’autrefois dans la ville de Londres.

— Oui, je resterai près de vous, ma bonne dame, dit Burley avec une douceur inaccoutumée ; puis-je avoir mon ancienne chambre ?

— Oh ! oui, venez la voir. Je ne l’ai jamais donnée à personne depuis que la chère belle jeune fille aux yeux d’ange est partie. Pauvre enfant, que peut-elle être devenue ? »

En parlant ainsi, l’hôtesse entraînait Burley, qui ne l’écoutait pas, et le conduisit au premier étage de la maison, vers une chambre meublée avec goût et même avec élégance. Un petit piano était placé en face de la cheminée, la fenêtre avait vue sur de belles prairies entourées de haies touffues, et sur les capricieux détours de la petite rivière aux eaux transparentes. Burley, épuisé, se laissa tomber sur un siège, et regarda tout pensif par la fenêtre.

« Vous n’avez pas déjeuné ? dit l’hôtesse avec sollicitude.

— Non.

— Eh bien ! j’ai des œufs tout frais, et une tranche de jambon qui ne vous déplaira sans doute pas, monsieur John ? Si vous voulez de l’eau-de-vie dans votre thé, j’ai encore celle que vous avez laissée il y a longtemps dans votre bouteille. »

Burley secoua la tête. « Pas d’eau-de-vie, mistress Goodyer ; donnez-moi seulement du lait. »

Ce jour-là, Burley sortit avec sa ligne, et il se mit à pêcher, toujours dans l’espoir d’attraper sa perche borgne, mais ce fut en vain. Alors il erra le long de la rivière, les mains dans ses poches, en sifflant. Il revint à la maisonnette au coucher du soleil, prit sa part du repas qu’on loi avait préparé, s’abstint d’eau-de-vie, et se sentit fort abattu. Il demanda une plume, de l’encre et du papier, et voulut écrire, mais il ne put achever deux lignes. Il appela Mme Goodyer.

« Dites à votre mari de venir causer un peu avec moi. »

Le vieux Jacob Goodyer monta, et l’homme d’esprit le pria de lui raconter toutes les nouvelles du village. Jacob obéit de grand cœur, et à la fin Burley s’endormit. Le lendemain se passa de même ; seulement, au dîner, Burley prit la bouteille d’eau-de-vie et l’acheva ; mais il n’appela pas Jacob et essaya d’écrire.

Le troisième jour la pluie ne cessa de tomber.

« N’avez-vous point de livres, madame Goodyer ? demanda le pauvre Burley.

— Oh ! oui, j’en ai quelques-uns que la chère dame a laissés ; et aussi peut-être ne seriez-vous pas fâché de lire quelques feuilles écrites de sa main ?

— Non, non pas les feuilles ; toutes les femmes griffonnent, et elles griffonnent toutes de même. Donnez-moi les livres. »

Les livres furent apportés. C’étaient des poésies, des essais : John les savait par cœur. Il regarda tomber la pluie ; mais le soir, la pluie ayant cessé, il sauta sur son chapeau et s’élança dehors.

« Nature, nature ! s’écria-t-il quand il fut en plein air et qu’il se trouva au milieu des haies toutes dégouttantes d’eau, tu ne seras pas l’objet de mes adulations. Je t’ai honteusement méprisée, je le confesse ; tu es une femme, et par conséquent tu ne pardonnes pas. Je ne me plains pas ; tu es peut-être la plus jolie compagne que j’aie jamais rencontrée, mais aussi la plus stupide et la plus ennuyeuse. Dieu merci, nous ne sommes pas mariés ensemble ! »

Ce fut dans ces dispositions que John Burley rentra à Londres. Il s’arrêta au premier cabaret, en sortit avec un air ragaillardi, et continua sa promenade jusqu’à ce qu’il se trouvât dans Leicester-Square. Tandis qu’il regarde les étrangers qui se promènent dans ce quartier, tout en fredonnant un air, deux personnages, sortis d’une ruelle, semblent suivre la trace de ses pas insouciants ; il enfile une série de passages du côté de Saint-Martin, et, flairant d’avance une orgie à mesure qu’il approche de son théâtre favori, il fait sonner l’argent dans ses poches : les deux personnages qui le guettent sont derrière lui.

« Salut à toi, ô liberté ! murmure John Burley ; ta demeure est dans les cités, ton palais est une taverne.

— Au nom du roi ! » dit une voix rude ; et John Burley sent sur son épaule une main avec laquelle il a déjà fait connaissance.

Les deux gardes, qui le suivaient, ont saisi leur proie.

« À la requête de qui ? demande Burley.

— De M. Cox, le marchand de vin.

— De Cox ! Un homme à qui j’ai donné un bon sur mon banquier il n’y a pas trois mois.

— Mais ce bon n’a pas été payé.

— Qu’est-ce que cela fait ? l’intention était la même. L’intention est réputée pour le fait. Cox est un monstre d’ingratitude, et je lui retire ma pratique.

— Vous aurez bien raison. Votre Honneur veut-il un fiacre ?

— Je préfère dépenser mon argent à autre chose. Tenez, donnez-moi le bras ; je ne suis pas fier. Après tout, grâce au ciel, je ne coucherai pas à la campagne. »


CHAPITRE X.

Miss Starke était une de ces personnes qui passent leur vie dans la plus terrible des luttes de la vie civile : je veux parler de la guerre contre les domestiques. Elle considérait les membres de cette classe comme les ennemis nés des malheureuses ménagères qui sont obligées de les employer. Miss Starke était du reste fort malheureuse. Elle n’avait ni parents ni amis qui s’intéressassent assez à elle pour partager les combats qu’elle livrait à ses ennemis intérieurs ; son revenu, quoique assez rond, devait s’éteindre avec elle : aussi ses neveux, nièces et cousins se renfermaient, en présence de ces luttes, dans les limites d’une stricte neutralité. La pauvre demoiselle avait donc pris le parti d’élever quelque jeune fille dont le cœur, comme elle le disait, fût encore neuf et pur ; dont elle pût attendre de la reconnaissance. En somme, Hélène l’avait satisfaite, et son intention était de garder cette jeune fille chez elle tant qu’elle vivrait : encore une trentaine d’années, peut-être, et, l’ayant soigneusement préservée du mariage et de toute autre affection, de ne lui rien laisser que le regret d’avoir perdu une aussi généreuse bienfaitrice. Dans cette intention, voulant s’assurer l’affection de l’enfant, miss Starke s’était un peu relâchée de la froide sévérité de son maintien et s’était montrée bonne à l’égard d’Hélène, autant que le lui permettait sa nature rigide. Elle avait consenti à lui laisser voir Léonard, conformément à la demande de M. Morgan, et avait déboursé dix sous pour lui acheter des gâteaux lors de leur première entrevue. Elle se croyait, en retour de pareilles bontés, tous les droits possibles sur la personne et l’âme d’Hélène ; aussi, quelle fut son indignation, lorsqu’un beau matin, en se levant, elle vit que la jeune fille avait disparu ! Comme l’idée ne lui était pas venue de demander l’adresse de Léonard, quoiqu’elle soupçonnât Hélène d’être allée le rejoindre, elle ne savait que faire, et, pendant vingt-quatre heures, elle demeura plongée dans le plus profond abattement. Mais le regret d’avoir perdu cette enfant lui rendit toute son énergie, et elle se persuada que le plus simple sentiment de bienveillance lui faisait un devoir d’arracher à l’abîme du monde une pauvre enfant qui en ignorait les dangers. Elle fit donc publier dans le Times une annonce dont les termes ressemblaient à ceux qu’elle avait employés plusieurs années auparavant pour recouvrer une chienne favorite.

« Deux guinées de récompense. A été perdue une jeune fille d’Ivy-Cottage ; elle répond au nom d’Hélène ; yeux bleus, cheveux bruns, robe de mousseline blanche ; chapeau de paille à rubans bleus. La personne qui la ramènera à Ivy-Cottage recevra la récompense ci-dessus indiquée.

« N. B. On ne donnera rien de plus. »

Or, il se trouva que mistress Smedley avait elle-même fait mettre une annonce dans le Times ; il s’agissait d’une nièce à elle qui était venue de la campagne, et pour laquelle elle désirait trouver une place. Contrairement à ses habitudes, elle envoya donc chercher le journal, et, à côté de son annonce, elle vit celle de miss Starke.

Il était impossible de se méprendre sur le signalement d’Hélène. L’annonce fut lue par elle le lendemain même du jour où toute la maison avait été mise en émoi et scandalisée par la tapageuse visite de M. Burley, et où mistress Smedley avait résolu de se débarrasser d’un locataire qui recevait de pareils hôtes. Aussi la brave femme fut tout heureuse de penser qu’elle pouvait rendre Hélène à des gens paisibles et respectables. Pendant qu’elle faisait ces réflexions, Hélène entra, et mistress Smedley eut l’imprudence de lui montrer l’annonce.

Vainement Hélène la supplia avec larmes de ne pas répondre à cet avis. Mistress Smedley regardait la chose comme un devoir, et résista à toutes les instances de la pauvre enfant, et, peu de temps après, mit son chapeau et sortit. Hélène présuma qu’elle se rendait chez miss Starke et songea aux moyens de fuir. Léonard était allé au bureau de la Ruche avec son manuscrit ; lorsqu’il revint, elle avait déjà fait un paquet de tous leurs effets. Elle lui apprit la nouvelle, et lui déclara qu’elle serait très-malheureuse si on la forçait à rentrer chez miss Starke. Elle le supplia d’une manière si touchante de lui épargner un pareil chagrin, qu’il consentit immédiatement à la proposition qu’elle avait faite de fuir. Profitant donc de l’absence de mistress Smedley, ils s’échappèrent sans bruit ni discussion, laissant dans la chambre l’argent qui lui était dû. Les effets furent portés par Léonard dans un bureau de messageries, et ils se mirent à chercher un logement. Il était prudent de choisir un quartier nouveau et complètement retiré ; avant la nuit, ils avaient élu domicile dans une mansarde de Lambeth.


CHAPITRE XI.

Léonard ne put naturellement retrouver aucune trace de Burley : l’écrivain avait cessé toute relation avec la Ruche. Léonard en était affligé à cause de Burley et pour lui-même ; il regrettait les causeries de cet esprit étendu et paradoxal. Mais peu à peu il s’habitua à la société de sa naïve et affectueuse compagne, et sa présence lui apporta le calme. Les heures de la journée qu’il ne consacrait pas au travail, il les passait comme auparavant, à s’instruire aux étalages des libraires. À la tombée de la nuit, Hélène et lui allaient faire un tour de promenade : souvent ils s’échappaient du long faubourg pour aller respirer l’air de la campagne ; plus souvent ils allaient et venaient sur le pont qui conduit à la célèbre abbaye de Westminster, terre classique de Londres. Ils regardaient les lumières se refléter dans les eaux du fleuve. Cet endroit convenait à la mélancolie rêveuse du jeune homme. Il demeurait longtemps debout et appuyé sur le parapet, plongé dans un morne silence.

La Ruche venait de faire paraître des articles de politique très-avancée, des articles semblables aux brochures qui s’étaient trouvées dans le sac du chaudronnier. Léonard n’y fit pas grande attention, et cependant ils produisirent dans le public de la Ruche plus de sensation que ses articles à lui, quoique ces derniers eussent fait concevoir de grandes espérances. Ils contribuèrent puissamment à augmenter la vente du journal dans les villes manufacturières, et commencèrent à éveiller la vigilance assoupie du gouvernement : on fit à l’improviste une descente dans les bureaux de la Ruche ; on y examina tous les papiers ; l’éditeur, menacé d’une poursuite criminelle, au bout de laquelle il voyait poindre deux années d’emprisonnement, ne put endurer cette triste perspective et disparut. Un soir que Léonard, ignorant ces fâcheux événements, arrivait à la porte du bureau, il la trouva fermée. Une foule séditieuse stationnait sur la voie publique, et une voix qui n’était pas inconnue au jeune écrivain haranguait les assistants et vomissait mille imprécations contre les tyrans. À son grand étonnement, il reconnut dans l’orateur M. Sprott, le chaudronnier.

La police se présenta en nombre pour disperser l’attroupement, et M. Sprott disparut prudemment. Léonard apprit alors ce qui était arrivé, et se trouva de nouveau sans emploi et sans ressources.

Il se retira lentement.

« Ô science ! ô science ! tu es vraiment impuissante, » murmura-t-il.

Comme il prononçait ces mots, une affiche imprimée en gros caractères et apposée sar un mur frappa ses regards. On demandait quelques jeunes gens vigoureux pour aller aux Indes.

Un racoleur l’aborda : « Vous feriez un bon soldat, mon garçon lui dit-il ; vous me paraissez solide. »

Léonard continua son chemin.

Il en était donc revenu à la force physique ! « Ô esprit, désespère ! Ô paysan, redeviens une machine ! « 

Il rentra sans bruit dans sa mansarde, où Hélène, assise à travailler près de la fenêtre, malgré le déclin du jour, s’efforçait d’y voir encore. Il la contempla avec l’expression d’une tendre et profonde compassion. Elle ne l’avait pas entendu entrer. Elle était là, résignée et tranquille ; ses doigts agiles se mouvaient sans relâche. Ses joues étaient pâles et creusées, ses mains amaigries ! Léonard fut profondément ému, et en ce moment il oublia ses désappointements de poète : il n’eut pas une seule pensée d’égoïsme.

Il s’approcha doucement de l’enfant et lui posant la main sur l’épaule : « Hélène, dit-il, mettez votre châle et votre chapeau ; allons faire un tour de promenade. J’ai beaucoup de choses à vous dire. »

Ils se dirigèrent bientôt vers leur endroit favori, le pont de Westminster.

« Hélène, dit Léonard, il faut nous séparer.

— Nous séparer ! Oh ! mon frère !

— Écoutez-moi. Je n’ai plus de travail. Je ne puis revenir au village et dire à tout le monde : Mes espérances n’étaient que de la présomption, et mon intelligence une illusion. Non, cela n’est pas possible. Je ne puis me faire domestique ou crocheteur dans cette sordide cité. J’étais né peut-être pour ces occupations ; malheureusement, mon esprit m’a élevé au-dessus de ma condition. Que vais-je faire maintenant ? Je ne le sais pas encore ! Servir comme soldat ou me diriger comme émigrant vers quelque lointain désert. Quelle que soit ma décision, il faut que je sois seul. Je n’ai plus d’asile, mais j’en ai un à vous offrir, Hélène, bien humble, sans doute, pour vous qui êtes la fille d’un gentleman, mais du moins vous y serez en sûreté… c’est le cottage de ma mère. Elle vous aimera pour moi, et… et… »

Hélène s’attacha à lui en tremblant et sanglotant : « Oh ! non ! non, Léonard ! s’écria-t-elle. Je puis travailler, je puis gagner de l’argent. J’en gagnerai assez pour vous et pour moi, jusqu’à ce que vous soyez plus heureux. Ne nous quittons pas !

— Moi ! Hélène ! moi, un homme né pour travailler, vous voulez que je doive ma subsistance à une enfant ! »

Elle recula en voyant son front rougir, baissa timidement la tête et murmura le mot : Pardon.

« Ah ! reprit-elle après un moment de silence, que je voudrais donc retrouver l’ami de mon pauvre père !

— Oui, il vous viendrait en aide.

— À moi ! » répéta Hélène avec un accent de doux reproche ; et elle se détourna pour cacher ses larmes.

« Vous le rappelleriez-vous si nous venions par hasard à le rencontrer.

— Oh ! oui ! il ressemblait si peu à tous ceux que nous voyons dans cette terrible ville ; ses yeux étaient limpides et brillants comme des étoiles ; et son chien… qu’il appelait Néron…, je ne l’ai pas oublié non plus.

— Son chien n’est peut-être pas toujours avec lui.

— Oui, mais ses yeux limpides, il les a toujours. »

Ils marchèrent longtemps en silence : la foule passait à côté d’eux sans les remarquer. La nuit se faisait plus noire sur le fleuve : mais le reflet des lumières sur les vagues était plus visible que celui des étoiles. Ces rayons lumineux éclairaient le sombre abîme du rapide courant, et la barque qui se dirigeait vers l’est avec ses mâts sans voiles, et sa noire et sinistre carène, avait un air de mort au milieu du calme de la nuit.

Léonard abaissa ses yeux vers le fleuve, et le terrible suicide de Chatterton lui revint à l’esprit. Une figure pâle, au sourire dédaigneux, aux yeux brillants et fascinateurs, lui sembla surgir du fleuve et laisser échapper de ses lèvres livides ces mots : « Cesse de lutter contre les vagues de la surface ; tout est calme et repos au fond de l’abîme. »

Secouant avec terreur cette affreuse rêverie, le jeune homme adressa de nouveau la parole à Hélène : il essaya de la consoler en lui décrivant l’humble demeure qu’il lui avait offerte.

Il lui parla des petites occupations qu’elle aurait à partager avec sa mère, car c’est de ce nom qu’il continuait à appeler la pauvre veuve ; il fit ressortir avec une éloquence qui empruntait toute sa puissance et toute sa vérité au contraste de son existence actuelle, le bonheur de la vie champêtre, les bois aux ombrages épais, les champs de blé ondoyants, et le grave et solennel clocher qui s’élevait au milieu du tranquille paysage. Il peignit avec des couleurs flatteuses les terrasses fleuries de l’Italien exilé, et la riante fontaine qui, au moment même où il parlait, jaillissait à la clarté brillante des étoiles, dans une atmosphère que ne troublait pas la fumée des villes. Il lui promit l’amour et la protection des êtres bienfaisants qui animaient ce gracieux tableau : une mère simple et affectueuse, le bon ministre, l’exilé, si plein de sagesse et d’indulgence. Violante avec ses yeux noirs, remplis de ces mystérieuses pensées que la solitude provoque dans l’enfance. Violante serait sa compagne !

« Eh bien ! s’écria Hélène, si telle est la vie de cet heureux séjour, revenez-y avec moi ! revenez !

— Hélas ! murmura le jeune homme, une fois que le marteau a fait jaillir l’étincelle de l’enclume, il faut que cette étincelle monte ; elle ne peut retomber à terre que pour s’éteindre. Laissez-moi monter, Hélène, laissez-moi monter ! »


CHAPITRE XII.

Le lendemain, Hélène était malade, si malade que quelques instants après s’être levée, elle fut forcée de se traîner vers son lit. Son corps frissonnait, ses yeux étaient appesantis, sa main était brûlante : elle avait la fièvre. Peut-être avait-elle eu froid sur le pont ; peut-être les émotions de la veille avaient-elles été trop fortes pour sa frêle constitution. Léonard, vivement alarmé, alla chercher le pharmacien voisin. Celui-ci prit un air grave et dit qu’il y avait danger. Le danger ne tarda pas en effet à se manifester. Hélène eut le délire. Pendant plusieurs jours elle demeura entre la vie et la mort. Léonard sentit alors que tous les chagrins de la terre sont légers quand on les compare à la crainte de perdre un être aimé.

Grâce à ses soins et à sa tendre sollicitude, plutôt peut-être qu’à l’art du médecin, l’enfant finit par recouvrer la raison : tout danger immédiat était passé. Mais elle était très-faible et très-amaigrie ; il n’était pas sûr qu’on réussît à la sauver, et dans tous les cas la convalescence serait très-lente.

Hélène, lorsqu’elle apprit que sa maladie avait duré si longtemps, regarda d’un air inquiet Léonard qui s’était penché sur elle, et prononça ces mots d’une voix faible :

« Donnez-moi mon ouvrage. Je suis assez forte pour travailler maintenant. Cela me distraira. »

Léonard fondit en larmes.

Hélas ! il n’avait pas d’ouvrage lui-même ; tout leur argent était dépensé. Le pharmacien n’était pas comme le bon docteur Morgan ; il fallait payer les médicaments et le loyer. Deux jours auparavant, Léonard avait mis au mont-de-piété la montre de Riccabocca ; une fois que le dernier shilling ainsi obtenu serait dépensé, comment soutiendrait-il Hélène. Néanmoins, il dompta sa sensibilité, assura à sa sœur qu’il avait un emploi, et cela d’un ton si sérieux qu’elle le crut et retomba dans un doux assoupissement. Il écouta sa respiration, déposa un baiser sur son front et quitta la chambre. Il retourna dans la mansarde voisine, et, appuyant la tête sur ses mains, il recueillit toutes ses pensées.

Ainsi donc, il lui fallait mendier. Il lui fallait écrire à M. Dale pour avoir de l’argent ; à M. Dale encore, qui connaissait le secret de sa naissance. S’il eût été seul, il eût préféré mourir lentement de faim plutôt que de s’humilier ainsi. Mais Hélène était là, gisant sur son lit de douleur ; Hélène allait manquer de tout. Il n’y avait donc pas à reculer, il fallait mendier. Quand il eut pris sa résolution, si vous eussiez pu voir quelle victoire il avait remportée sur son âme aigrie par l’orgueil, vous auriez dit : « Ce qu’il prend pour de l’humiliation c’est de l’héroïsme » Oh ! étrange chose que le cœur humain ! Il n’y a pas de poème épique qui atteigne au sublime et à la beauté de ce livre mystérieux. Il ne pouvait écrire qu’à M. Dale. Sa mère n’avait rien ; Riccabocca était pauvre et la fière Violante qui s’était écriée : « Je voudrais être homme ! » le mépriserait. Les Avenel ? Oh ! non, mille fois non. Il écrivit rapidement quelques lignes comme arrachées à son cœur.

Mais l’heure de la poste était passée. La lettre devait attendre le lendemain pour partir et trois jours au moins s’écouleraient avant qu’il pût recevoir de réponse. Il laissa la lettre sur la table et, se sentant presque asphyxié, il sortit pour prendre l’air. Il traversa le pont ; il marcha devant lui, et fut porté par la foule compacte, jusqu’aux portes du Parlement. Un débat, qui excitait un vif intérêt général, avait lieu ce soir-là même. Un grand nombre de personnes étaient rassemblées dans la rue pour voir passer les membres des Communes.

Léonard s’arrêta au milieu de ces gens désœuvrés, sans partager le moins du monde leur curiosité. Par-dessus toutes ces têtes il regardait avec des yeux absorbés la grande abbaye funéraire, l’impérial Golgotha des poètes, des généraux et des rois.

Tout à coup il entendit prononcer un nom qui déplaisait à ses oreilles.

« Comment allez-vous, monsieur Randal ; vous venez entendre la discussion ? disait un membre du Parlement qui traversait la foule.

— Oui. M. Egerton m’a promis de me faire entrer dans une tribune, il doit parler ce soir, et je ne l’ai jamais entendu. Voudriez-vous lui rappeler la promesse qu’il m’a faite ?

— Maintenant c’est impossible, car il parle déjà et il parle bien. J’arrive en toute hâte de l’Athenæum.

— C’est très-fâcheux, dit Randal, je ne croyais pas qu’il dût parler de si bonne heure.

— C… l’a fait lever en lui adressant une attaque personnelle. Mais suivez-moi, peut-être pourrai-je vous faire entrer. Un homme comme vous, Leslie, dont nous attendons tous de grandes choses, ne doit pas laisser échapper une pareille occasion. Venez. »

Le député se dirigea promptement vers la porte, et au moment où Randal le suivait, un des curieux s’écria : « Voilà le jeune homme qui a écrit ce fameux pamphlet… le parent d’Egerton.

— Bah ! dit un autre. C’est un homme très-habile qu’Egerton. Je l’attends en ce moment.

— Moi aussi !

— Mais vous n’êtes pas comme moi de ses électeurs !

— Non, mais il a été très-bon pour mon neveu, et je veux le remercier. Il fait honneur à votre ville.

— Oui, certes ; c’est un homme éclairé !

— Et si généreux !

— Qui propose généralement de très-bonnes mesures.

— Et qui pousse les jeunes gens intelligents ! » dit l’oncle.

Deux ou trois autres personnes se joignirent à l’éloge qu’on faisait d’Audley Egerton et on cita plusieurs exemples de sa libéralité. Léonard écouta d’abord avec indifférence, puis ensuite avec grande attention. Il avait déjà entendu Burley parler en termes flatteurs de cet homme d’État. Il se rappela aussitôt qu’Egerton était presque le frère du squire. Une vague idée, non de faire appel à la charité de cet éminent personnage, mais de lui demander du travail intellectuel, naquit dans son esprit.

Pendant qu’il se livrait à ces méditations, la porte du Parlement s’ouvrit et Audley Egerton parut. Quelques applaudissements, accompagnés d’un murmure flatteur, firent comprendre à Léonard qu’il était en présence du célèbre homme d’État. Cinq ou six personnes les unes après les autres arrêtèrent Egerton : une poignée de main à l’un, un signe de tête à l’autre, deux ou trois mots jetés à la hâte, délivrèrent l’habile orateur, qui s’esquiva adroitement. Il passa à l’angle du pont et tira sa montre, qu’il regarda à la clarté du gaz :

« Harley sera bientôt ici, murmura-t-il, il est toujours exact ; maintenant que j’ai parlé, je puis lui donner une heure ou deux. »

Comme il remettait sa montre dans son gousset et qu’il boutonnait son habit sur sa solide et large poitrine, il leva les yeux et vit devant lui un jeune homme.

« Avez-vous besoin de moi ? demanda l’homme d’État, avec sa brièveté accoutumée.

— Monsieur Egerton, dit le jeune homme d’une voix qui demeurait ferme malgré une émotion visible, vous avez un grand nom, et une grande influence… je suis dans les rues de Londres sans ami, sans travail. Je me crois capable d’autre chose que d’un travail manuel, si seulement j’avais un ami, si je pouvais mettre au jour mes pensées. »

Audley Egerton garda un moment le silence, frappé par le ton et par la supplique de l’étranger. Mais cet homme prudent, habitué aux demandes les plus étranges, aux impostures les plus variées, domina bientôt une émotion passagère.

« Êtes-vous de X ?… (Et il nomma la ville dont il était le représentant.)

— Non, monsieur.

— Eh ! bien, jeune homme, j’en suis fâché pour vous, mais votre bon sens (car j’en juge par l’éducation qu’évidemment vous avez reçue) doit vous dire qu’un homme d’État, quel qu’il soit, est trop assiégé par ceux qui ont droit à sa protection pour pouvoir servir les étrangers. »

Il s’arrêta un moment, et comme Léonard gardait le silence, il ajouta avec plus de bienveillance que n’en eussent montré la plupart des hommes politiques ainsi accostés.

« Vous êtes sans amis ? dites-vous ; pauvre enfant ! Dans les premières années de la vie cela n’est pas rare pour la plupart d’entre nous qui cependant ne manquons pas d’amis plus tard. Soyez honnête ; conduisez-vous bien ; appuyez-vous sur vous-même et non sur des étrangers ; travaillez avec vos bras, si vous ne le pouvez avec l’esprit ; et croyez-moi, cet avis est tout ce que je puis vous donner, à moins que cette bagatelle… » et le ministre lui tendit une guinée.

Léonard salua, secoua tristement la tête et s’éloigna. Egerton le suivit des yeux avec une certaine émotion.

« Bah ! se dit-il, il y a à Londres des milliers de gens dans la même position. Je ne puis rien changer aux conséquences de la civilisation. Un garçon bien élevé ! Ce n’est pas de l’ignorance que souffrira la société, c’est de l’éducation donnée à ces milliers de gens affamés, qui, par suite, inhabiles ans travaux manuels, et n’ayant aucune carrière libérale, se trouveront un jour ou l’autre dans nos rues, comme ce jeune homme, et inquiéteront des ministres plus habiles que moi. »


CHAPITRE XIII.

Devant une table, dans les appartements qui avaient été arrangés pour lui, à Knightsbridge, était assis lord L’Estrange occupé à trier ou à détruire des lettres et des papiers, ce qui indique ordinairement que l’on est sur le point de changer de résidence.

La main de lord L’Estrange reposait en ce moment sur une lettre d’une écriture italienne, droite et lisible ; au lieu de la ranger, comme il avait fait des autres, il l’étala devant lui et en relut le contenu. C’était une lettre de Riccabocca, qu’il avait reçue quelques semaines auparavant et qui était ainsi conçue :

LETTRE DU SIGNOR RICCABOCCA À LORD L’ESTRANGE.

« Je vous remercie, mon noble ami, de votre confiance en mon honneur et de votre respect pour mes malheurs.

« Non et trois fois non, à toute concession, à toute ouverture, à tout pourparler entre Giulio Franzini et moi.

« Laissons-là ce sujet. Mais vous m’avez alarmé. Cette sœur ! je ne l’ai point vue depuis son enfance, mais elle a été élevée sous son influence ; elle ne peut agir que comme son instrument. Elle désire connaître le lieu de ma résidence ! ce ne peut être que dans un but d’hostilité. Je puis avoir confiance en vous, je le sais. Vous dites que je puis me fier également à la discrétion de votre ami. Excusez-moi, ma confiance n’est pas aussi élastique. Un mot peut révéler ma retraite. Mais, si elle vient à être découverte, quel mal peut-il en résulter, direz-vous ? Un asile anglais me protège contre le despotisme autrichien. C’est vrai, mais la tour d’airain de Danaë serait impuissante à me protéger contre la ruse italienne. Il serait d’ailleurs insupportable pour moi de vivre sous les yeux d’un impitoyable espion, lors même que je n’aurais rien de plus à redouter. Notre proverbe dit avec vérité : « On dort mal, quand un ennemi veille près de vous. » Voyez-vous, mon ami, j’en ai fini avec mon ancienne existence, je veux m’en défaire comme un serpent se dépouille de sa peau. Je me suis refusé tout ce que les exilés regardent comme une consolation. Ni la pitié qui s’attache au malheur, ni les correspondances d’une sympathique amitié, ni les nouvelles d’un pays perdu pour moi et dont je suis à jamais privé, ne m’ont suivi sous un ciel étranger. J’ai renoncé volontairement à tout cala. Je suis mort à ma vie d’autrefois ; on dirait que le Styx m’en sépare. Avec cette austérité qui n’est permise qu’aux malheureux, je me suis même refusé la consolation de vos visites. Je vous ai dit simplement et sans détour, que votre présence déconcerterait et affaiblirait ma philosophie, et ne ferait que me rappeler ce passé que je cherche à effacer de mon souvenir. Vous avez généreusement cherché à me faire rendre justice par les cabinets des ministres et les cours des rois. Je n’ai pas voulu refuser à votre noble cœur cette satisfaction, car j’ai une fille. (Ah ! déjà je lui ai appris à révérer votre nom !) Mais maintenant que vous reconnaissez vous-même que votre zèle est inutile, je vous demande d’interrompre des tentatives qui pourraient n’avoir d’autre résultat que de mettre l’ennemi sur mes traces et de m’attirer de nouveaux malheurs. Croyez-moi, généreux Anglais, je suis content de mon sort. Je suis convaincs que ce ne serait pas un bonheur pour moi d’en changer : Chi non ha provato il male non conosce il bene. On ne connaît le bien que lorsqu’on a éprouvé le mal. Vous me demandez comment je vis. Je réponds alla giornata, au jour le jour, et non pour le lendemain, comme je faisais autrefois. Je me suis accoutumé à la paisible existence d’un village. Je m’intéresse à tous les détails qui le concernent. J’ai là ma femme, l’excellente créature ! assise en face de moi, et qui ne me demande jamais ce que j’écris, ni à qui j’écris ; elle est toujours prête à mettre son ouvrage de côté pour causer avec moi, lorsque je le désire. Causer… de quoi ! Dieu le sait ! Mais je préfère encore cette conversation, aux bavardages de nobles poltrons et de professeurs timides sur les républiques et les constitutions. Quand je veux savoir combien peu la forme de gouvernement influe sur le bonheur des hommes sages, n’ai-je pas Machiavel et Thucydide ? C’est alors que, de temps en temps, le curé entre en discussion avec moi, et que nous argumentons. Il ne sait jamais quand il est battu, en sorte que le raisonnement peut se prolonger indéfiniment. Quand il fait beau je vais me promener avec ma Violante le long d’un petit ruisseau aux mille détours, ou je m’en vais flâner chez mon voisin le squire, et j’y vois ce que c’est que le vrai plaisir ; quand il pleut je m’enferme et je boude… Mais un petit coup frappé à ma porte, et voilà Violante, dont les beaux yeux noirs qui brillent à travers des larmes, semblent me reprocher… de pleurer seul quand elle est sous le même toit que moi ; elle passe ses bras autour de mon cou, et en moins de cinq minutes le nuage est dissipé. Que nous importe alors votre ciel brumeux !

« Laissez-moi, mon cher lord, laissez-moi m’acheminer par ce tranquille passage vers une vieillesse plus heureuse que la jeunesse que j’ai si maladroitement gaspillée, et gardez soigneusement, je vous prie, le secret d’où dépend mon bonheur.

« Mais, avant de fermer cette lettre, parlons un peu de vous ; car vous en parlez trop peu et beaucoup trop de moi. Que je comprends bien la profonde mélancolie cachée sous l’apparente légèreté avec laquelle vous m’entretenez de choses que vous sentez si bien ! La laborieuse solitude des villes pèse sur vous. Vous retournez jouir du dolce far niente prés d’un petit nombre d’amis, mais d’amis intimes ; vous allez retrouver une vie monotone, mais que rien n’enchaîne ; le sentiment de la solitude s’emparera de vous, même dans ces lieux ; vous ne cherchez pas comme moi l’oubli de tout ; vos passions mortes se tournent vers des fantômes qui vous rendent incapable de vivre de la vie du monde. Je devine tout cela, je le devine sous votre style vif et fantasque, comme je le devinais quand nous étions assis tous deux sous les sapins, et que nous admirions les eaux bleues du lac qui s’étendait à nos pieds. J’étais troublé par l’ombre de l’avenir, vous l’étiez par celle du passé.

« Mais vous disiez alors, moitié en riant, moitié sérieusement : « J’échapperai à cette prison du souvenir ; je formerai de nouveaux liens avant qu’il ne soit trop tard ; je me marierai… oui, mais il faut que j’aime… là est le difficile… » Le difficile, et le ciel en soit béni ! Rappelez-vous tous les mariages malheureux que nous connaissons ; n’étaient-ce pas des mariages d’amour, au moins dix-huit sur vingt ? Il en a toujours été, et il en sera toujours ainsi. C’est que lorsqu’on aime ardemment, on exige tant et l’on pardonne si peu ! Contentez-vous de trouver une femme qui garde sans tache votre foyer et votre nom ; vous en viendrez à aimer ce qui ne blesse jamais votre cœur ; vous guérirez bientôt de l’amour en face de ce qui désappointera sans cesse votre imagination. Cospetto ! je voudrais que ma Jemima eût une sœur cadette pour vous. Et cependant c’est en gémissant que je me suis résigné à une… Jemima.

« En voici bien long pour vous prouver que je n’ai besoin ni de votre compassion, ni de votre zèle. Gardons encore une fois un long silence. Il ne m’est pas facile de correspondre avec un homme de votre rang, sans éveiller la curiosité du petit monde au milieu duquel je vis.

« Je vais porter moi-même cette lettre à la poste, à environ dix milles d’ici, et je la jetterai en cachette dans la boîte.

« Adieu, cher et noble ami ! Le cœur le plus affectueux, l’imagination la plus vive que j’aie jamais rencontrés dans mon voyage à travers cette vie. Adieu. Écrivez-moi, quand, renonçant à vos rêves, vous aurez trouvé une Jemima.

« Alfonso. »

« P. S. Pour l’amour de Dieu, recommandez bien à votre ami le ministre, de ne pas laisser échapper un mot qui puisse faire connaître à cette femme le lieu de ma retraite. »

« Est-il réellement heureux ? » murmura Harley en fermant la lettre ; et pendant quelques instants il demeura pensif.

« Vivre dans un village, être le mari d’une femme qui met de côté un ouvrage pour causer de paysans, quel contraste avec la vie si remplie d’Audley ! Je ne puis ni envier, ni comprendre ces deux existences, et la mienne à moi… quelle est-elle ? »

Il se leva et fit quelques pas vers la fenêtre qui ouvrait sur un escalier rustique conduisant à une verte pelouse entourée d’arbres plus majestueux que ceux qui se voient habituellement dans les villas des faubourgs. C’était un calme et une fraîcheur qui reposaient la vue et qui eussent fait douter du voisinage de Londres.

La porte s’ouvrit doucement et une femme entre deux âges parut. Quand elle fut près de Harley qui rêvait toujours à la fenêtre, elle lui posa la main sur l’épaule.

« Harley ! fit-elle. Celui-ci se retourna. Votre sourire ne me trompe pas, continua-t-elle tristement, vous étiez soucieux quand je suis entrée.

— Il est bien rare de rire quand on est seul, ma bonne mère, et je n’ai fait dernièrement aucune sottise qui me porte à rire de moi-même.

— Mon fils, reprit lady Lansmere, d’un ton assez ferme, bien qu’avec la plus grande tendresse ; vous êtes le descendant d’une famille illustre, et il me semble qu’au fond de leur tombe vos ancêtres se demandent comment le dernier de leur race n’a ni but, ni désir, ni intérêt, ni foyer, dans un pays qu’ils ont glorieusement servi et qui les a comblés d’honneurs !

— Ma mère, dit avec simplicité le soldat, quand mon pays a été en danger, je l’ai servi comme oui fait mes ancêtres, et pour toute réponse je n’aurais qu’à montrer les cicatrices qui couvrent ma poitrine.

— Ne doit-on servir son pays que lorsqu’il est en danger ? N’est-ce donc que pendant la guerre qu’on a des devoirs à remplir ? Croyez-vous que votre père, dans sa vie simple et digne de grand propriétaire, ne remplisse pas, bien que d’une façon obscure, le but dans lequel a été créée l’aristocratie, dans lequel a été donnée la richesse ?

— Certainement si, ma mère, et mieux peut-être que ne le fera jamais son vagabond de fils.

— Et cependant ce vagabond de fils a été bien richement doué par la nature ! Son enfance promettait tout ! Sa jeunesse nourrissait de glorieuses espérances !

— Ah ! dit Harley avec douceur, c’est vrai, mais tout a été enseveli dans un tombeau ! »

La comtesse tressaillit et retira sa main de l’épaule d’Harley.

— Enseveli dans un tombeau, répéta-t-elle après un long silence, mais vous n’étiez qu’un enfant, Harley ! Ce souvenir peut-il vous attrister encore ? Est-ce bien possible ?… Cela me paraît invraisemblable au milieu des réalités et du mouvement de la vie d’un homme, quoique cela puisse arriver dans la vie d’une femme.

— Je crois, dit Harley comme se parlant à lui-même, que j’ai quelque chose de la nature féminine. Peut-être que les hommes qui vivent beaucoup seuls et qui ne s’occupent pas de ce qui intéresse les autres hommes conservent des impressions durables comme le fait votre sexe. Mais, s’écria-t-il à haute voix en changeant tout à coup de physionomie, le cœur le plus froid, le plus dur, aurait-il pour elle les mêmes sentiments que moi s’il l’avait connue, s’il l’avait aimée ! Elle ne ressemblait à aucune des femmes que j’ai rencontrées dans la vie. Belle et glorieuse créature d’un autre monde ! Elle est descendue sur cette terre et l’a laissée en deuil quand elle en a disparu. C’est en vain qu’on lutte contre un pareil souvenir. Ma mère, j’ai fait preuve d’autant de courage qu’en ont jamais montré nos pères bardés de fer. J’ai bravé le danger sur le champ de bataille et dans les déserts, j’ai lutté contre l’homme et la bête sauvage, contre les tempêtes de l’Océan, contre les terribles forces de la nature, dangers aussi terribles que jamais pèlerin ou croisé se soit réjoui de braver. Mais du courage contre ce souvenir ! non, je n’en ai pas !

— Harley, Harley, vous me brisez le cœur ! s’écria la comtesse en joignant convulsivement les mains.

— C’est une chose singulière, continua Harley tellement absorbé par ses propres idées qu’il n’entendit peut-être pas l’exclamation de sa mère. Oui, vraiment, c’est une chose singulière que, parmi les milliers de femmes que j’ai vues et auxquelles j’ai parié, je n’aie jamais rencontré une figure qui ressemblât à la sienne ni entendu une voix aussi douce. »

La comtesse allait répondre lorsque la porte s’ouvrit et lord Lansmere entra.

Le comte avait quelques années de plus que sa femme, mais sa physionomie calme paraissait beaucoup moins fatiguée. On lisait sur ses traits la bienveillance et la bonté, et sinon une intelligence supérieure, au moins beaucoup de sens.

« Ah ! ah ! mon cher Harley, s’écria lord Lansmere en se frottant les mains d’un air de satisfaction, je viens précisément de faire une visite à la duchesse.

— Quelle duchesse, mon cher père ?

— Mais la cousine germaine de votre mère, la duchesse de Knaresborough, que vous avez daigné aller voir à ma prière, et je suis charmé d’apprendre que vous admirez lady Mary.

— C’est une grande dame ou plutôt c’est une dame qui a un grand nez, » répondit Harley. Puis, remarquant que sa mère paraissait mécontente et son père déconcerté, il ajouta d’un ton sérieux : « Mais c’est néanmoins une très-belle femme !

— Eh bien, Harley, dit le comte revenant de sa surprise, la duchesse, profitant de la parenté qui nous unit, pour parler franchement, m’a fait entendre que vous aviez également plu à lady Mary, et, pour en venir au fait, puisque vous accordez qu’il est temps de songer à vous marier, je vous dirai qu’il n’y a pas d’union qui me convînt davantage. Qu’en dites-vous, Catherine ?

— Le duc appartient à une famille qui prend rang dans nos annales avant la guerre des deux Roses, dit lady Lansmere répondant respectueusement à son mari. Dans l’histoire de cette famille on ne peut citer aucun fait scandaleux ; on ne saurait trouver de tache à son blason. Mais mon cher époux, j’en suis sûre, pensera comme moi que la duchesse n’aurait pas dû faire les premières ouvertures, même à un ami, à un parent.

— Nous sommes des gens à la vieille mode, dit le comte assez embarrassé, et la duchesse est une femme du monde.

— Espérons, dit la comtesse doucement, que sa fille ne l’est pas.

— Je n’épouserais pas lady Mary quand bien même toutes les autres femmes seraient métamorphosées en singes, répondit lord L’Estrange avec chaleur et résolution.

— Bonté divine ! s’écria le comte. Quel langage me tenez-vous là ? Et pourquoi cela, s’il vous plaît, monsieur ?…

Harley. Je ne saurais le dire… On ne peut pas donner de raisons en pareille matière. Mais, mon bon père, vous ne me tenez pas parole.

Lord Lansmere. Comment cela ?

Harley. Ma mère et vous vous m’avez engagé à me marier. J’ai promis de faire tout mon possible pour vous obéir, à une condition pourtant, c’est que je choisirais moi-même ma femme et que je prendrais mon temps pour cela. Et voilà Votre Seigneurie qui s’enflamme, et avant midi, à une heure où aucune femme ne pourrait, sans trembler, songer à sa parure et au doux parfum des fleurs d’oranger, Votre Seigneurie, dis-je, s’enflamme et condamne la pauvre lady Mary et votre indigne fils à exprimer une admiration mutuelle que nous n’avons jamais ressentie l’un pour l’autre. Pardonnez-moi, mon père, mais ceci est grave. Permettez-moi de vous rappeler votre promesse. Laissez-moi choisir librement et qu’il ne soit plus question de la guerre des deux Roses. Quelle guerre des deux Roses vaut celle qui se livre entre la candeur et l’amour sur la joue d’une jeune fille ?

Lady Lansmere. Choisissez librement, Harley, soit ; mais nous aussi nous avons mis à notre consentement une condition, n’est-il pas vrai, milord ?

Le comte. Certainement.

Harley. Quelle est cette condition ?

Lady Lansmere. Le fils de lord Lansmere ne peut épouser que la fille d’un gentleman.

Le comte. Bien entendu ! bien entendu ! »

Le beau visage d’Harley se colora soudain, puis pâlit.

Il se dirigea vers la fenêtre ; sa mère le suivit et posa de nouveau la main sur son épaule.

« Vous avez été cruelle, » dit-il doucement et à voix basse. Puis se tournant vers le comte qui le regardait étonné, car il n’était jamais venu à l’idée de lord Lansmere que son fils pût choisir une femme d’un rang inférieur à celui qu’avait modestement indiqué la comtesse, Harley lui tendit la main et lui dit de sa voix douce et séduisante : « Vous vous êtes toujours montré bon et indulgent envers moi, il est donc juste que je fasse le sacrifice de mon égoïsme pour satisfaire vos désirs. Comme vous, je comprends que notre race ne doit pas finir en moi : « noblesse oblige ; » mais vous savez que je suis et que j’ai toujours été romanesque ; il faut que j’aime pour me marier ou que du moins je sente que ma femme est digne de tout l’amour que je puis donner. Quant à l’expression vague de gentleman employée par ma mère, expression qui a tant de sens différents, suivant les bouches qui le prononcent, j’avoue que j’ai un préjugé contre les jeunes personnes élevées dans ce que l’on appelle le monde à la mode, et c’est ainsi que sont élevées la plupart de nos filles de gentlemen. Je demande donc l’interprétation la plus large de cette expression, pourvu qu’il n’y ait rien de vil ni de sordide dans la naissance, les habitudes et l’éducation du père de ma future épouse. J’ai assez de confiance en vous deux pour croire que vous n’exigerez ni titre ni généalogie.

— Des titres ! assurément non, dit lady Lansmere ; ce ne sont pas les titres qui font le gentleman.

— Certainement non, dit le comte ; beaucoup de nos meilleures familles ne sont pas titrées.

— Des titres ! non, répéta lady Lansmere, mais des ancêtres, oui.

— Ah ! ma mère, dit Harley avec son triste et calme sourire, il est écrit que nous ne nous entendrons jamais. Le premier de notre race est toujours celui dont nous sommes le plus fiers. Et pourtant, dites-le moi, quels étaient ses ancêtres ? De la beauté, de la vertu, de la modestie et de l’intelligence, si tout cela ne constitue pas une noblesse suffisante pour un homme, il n’est que l’esclave des morts. »

En disant ces mots, Harley prit son chapeau et se dirigea vers la porte.

« Vous avez dit vous-même : « noblesse oblige, » dit la comtesse en le suivant jusque sur le seuil. Nous n’avons rien de plus à ajouter. »

Harley haussa légèrement les épaules, baisa sa mère au front, siffla Néron qui faisait un somme auprès de la fenêtre et s’en alla.


CHAPITRE XIV.

Harley passa sa journée à flâner de côté et d’autre, suivant son habitude ; il dîna dans son coin paisible à son club favori, pendant que Néron, qui n’y était pas admis, l’attendait patiemment à la porte. Le dîner terminé, homme et chien, également indifférents à la foule, descendirent tranquillement cette rue qui, pour ceux qui comprennent la poésie de Londres, a des souvenirs de gloire et de malheur aussi sublimes que ceux de n’importe quelles ruines des temps passés ; rue traversant ce qui était jadis la cour de Whitehall ; à sa gauche est la place qu’occupait le palais des Stuarts ; elle rejoint par un étroit passage cette vieille île de Thorney, dans laquelle Édouard le Confesseur reçut la sinistre visite du Conquérant, puis, s’élargissant un peu à l’endroit de l’abbaye et du château de Westminster, elle se perd, comme tous les souvenirs de grandeur terrestre, au milieu d’humbles passages et de ruelles obscures.

Ainsi songeait Henri L’Estrange, toujours moins occupé du monde qui l’entourait que du monde imaginaire qu’évoquait sa pensée, tandis qu’il gagnait le pont et qu’il contemplait quelques barques immobiles dormant sur la route silencieuse, jadis si bruyante et toujours couverte des barques dorées de l’antique noblesse d’Angleterre.

C’était sur ce pont qu’Audley Egerton avait donné rendez-vous à lord L’Estrange, à une heure où il croyait pouvoir dérober quelques instants aux discussions de la chambre. Car Harley, dans son dégoût pour tous les lieux fréquentés par le monde, avait refusé d’aller trouver son ami dans les régions fashionables de Bellamy.

L’attention de Harley, tandis qu’il traversait le pont, fut attirée par une figure immobile assise sur une pierre, qui se cachait le visage dans ses mains. « Si j’étais sculpteur, se dit-il, je me rappellerais cette image, quand je voudrais personnifier le Découragement. » Il leva les yeux et aperçut un peu devant lui, au milieu de la chaussée, la stature ferme et droite d’Audley Egerton. La lune éclairait de ses rayons la physionomie bronzée de l’homme public, cette physionomie sur laquelle se lisaient les préoccupations et les soucis, mais en même temps une indomptable énergie. « Et en regardant là-bas devant moi, dit Harley, continuant son soliloque, je me rappellerais cette attitude, quand je voudrais tailler dans le granit l’image de la Fermeté.

— Vous voilà exactement, dit Egerton, en passant son bras dans celui de Harley.

Harley. Exactement ! sans doute, car je respecte vos moments et je ne voudrais pas vous retenir longtemps. Je présume que vous parlerez cette nuit.

Egerton. J’ai parlé.

Harley (avec intérêt). Et bien, je l’espère.

Egerton. J’ai produit de l’effet, je présume, car j’ai été chaudement applaudi, ce qui ne m’arrive pas toujours.

Harley. Et cela vous a fait plaisir ?

Egerton (après un moment de réflexion). Non, pas le moins du monde.

Harley. Qui peut donc tant vous attacher à cette vie de constant labeur, où tout plaisir est mis de côté, ou les plus pénibles travaux vous absorbent, si les applaudissements (que je croyais la plus grande récompense de vos peines) vous sont indifférents ?

Egerton. Ce qui m’attache à cette vie ? L’habitude.

Harley. Martyr !

Egerton. Vous avez dit le mot. Mais parlons de vous. Vous êtes donc décidé à quitter encore l’Angleterre ?

Harley (d’un ton ennuyé). Oui. Cette vie d’une capitale, où l’on est plein d’activité, quand moi-même je suis si désœuvré ; cette vie me mine comme une fièvre lente. Rien ne m’y amuse, ne m’y intéresse, ne m’y console. Mais je suis résolu, avant qu’il soit trop tard, à faire un grand effort pour sortir du passé et pour entrer dans la vie naturelle des hommes. En un mot, je suis résolu à me marier.

Egerton. Avec qui ?

Harley (d’un ton grave). D’honneur, mon cher ami, vous êtes un grand philosophe. Vous avez mis le doigt sur la véritable question. Vous comprenez que je ne puis pas épouser un rêve, et pourtant en dehors des rêves, où trouverai-je ce qui ?

Egerton. Vous ne le cherchez pas.

Harley. Cherchons-nous jamais l’amour ? ne nous éclaire-t-il pas de ses rayons, au moment où nous nous y attendons le moins ? N’en est-il pas de lui comme de l’inspiration ? Quel poète s’est jamais dit en s’asseyant tranquillement à sa table : « Je vais faire un poème ? » Quel homme regarde dans la rue et se dit : « Je vais devenir amoureux ? » Non ! le bonheur, comme l’a dit l’illustre poète allemand, tombe tout à coup du sein des dieux ; il en est de même de l’amour.

Egerton. Vous vous rappelez le vieux vers d’Horace : « Le fleuve coule et le paysan attend toujours sur la rive pour pouvoir le traverser à gué. »

Harley. Il m’est revenu à l’esprit une idée que vous avez exprimée incidemment il y a quelques semaines, et que j’avais déjà un peu méditée. Je voudrais trouver une enfant douée d’une humeur douce d’une belle intelligence qui ne fût pas encore formée ; je voudrais l’élever, suivant mes idées. Je suis encore assez jeune pour pouvoir attendre quelques années. Et en attendant, j’aurai trouvé ce qui me manque… un but à ma vie.

Egerton. Vous vivez toujours dans le roman. — Mais qu’est-ce ? »

En ce moment, le ministre fut interrompu par un huissier de la Chambre qu’il avait chargé de venir le chercher, dans le cas où sa présence serait nécessaire : « Monsieur, l’opposition profite de ce que la Chambre est presque vide pour demander le scrutin. M. M*** est inscrit pour prendre la parole à son tour, mais on ne voudra pas l’écouter. »

Egerton se retourna aussitôt vers lord L’Estrange : « Vous le voyez, il faut que vous m’excusiez. Je dois aller demain à Windsor où je resterai deux jours, mais nous nous verrons à mon retour.

— Très-bien. Je ne saurais profiter de vos avis, ô homme pratique. Et si, ajouta Harley, avec une douceur affectueuse et pleine de tristesse, je vous fatigue de plaintes que vous ne pouvez comprendre, ce n’est que par suite de nos vieilles habitudes d’enfance ; je ne puis avoir un chagrin, sans éprouver le besoin de vous le confier. »

La main d’Egerton trembla en pressant celle de son ami ; et il s’éloigna rapidement sans ajouter un mot. Harley demeura pendant quelques instants plongé dans ses rêveries ; puis il appela son chien et retourna vers Westminster.

Il passa devant l’endroit où était assise cette figure immobile qui tout à l’heure l’avait frappé ; mais la figure s’était levée et était appuyée sur le parapet. Le chien, qui précédait son maître, passa à côté de cette figure solitaire et la flaira d’un air de défiance.

« Néron ! ici, monsieur ! » dit Harley.

Néron ! c’était le nom qu’Hélène avait entendu donner à son chien, par l’ami de son père. Cette voix fit tressaillir Léonard qui, le cœur défaillant, s’appuyait sur la borne. Il leva la tête et regarda avidement le visage de Harley. Les yeux si brillants, si limpides, si étrangement rêveurs, qu’Hélène lui avait décrits, rencontrèrent les siens et les fascinèrent. Car L’Estrange s’était aussi arrêté : le visage du jeune homme ne lui était pas tout à fait étranger. Il le regarda de nouveau et reconnut l’étudiant de la boutique du libraire.

« Ce chien est inoffensif, dit L’Estrange en souriant.

— Et vous l’appelez Néron ? dit Léonard en contemplant l’étranger.

Harley se trompa sur le sens de la question.

— Oui, monsieur, Néron : mais il n’a rien des penchants sanguinaires de son homonyme romain. »

Harley s’apprêtait à continuer son chemin lorsque Léonard lui dit en tremblant.

« Pardonnez-moi, monsieur, mais serait-il possible que vous fussiez la personne que j’ai vainement cherchée, dans l’intérêt de la fille du capitaine Digby ? »

Harley s’arrêta brusquement.

« Digby, s’écria-t-il, où est-il ? Il aurait dû me trouver facilement. Je lui ai donné mon adresse.

— Ah ! Dieu soit loué ! s’écria Léonard. Hélène est sauvée : Elle ne mourra pas ! » et il éclata en sanglots.

Quelques mots suffirent pour expliquer promptement à Harley l’état dans lequel se trouvait la pauvre orpheline, la fille de son vieux compagnon d’armes. Harley fut bientôt dans la chambre de la jeune malade, appuyant le front brûlant d’Hélène sur sa poitrine et murmurant à son oreille ces mots : Courage, courage ! votre père revit en moi. »

Alors Hélène levant les yeux lui dit : « Mais Léonard est mon frère, plus que mon frère, et il a plus besoin que moi des soins d’un père.

— Chut ! chut ! Hélène. Je n’ai besoin de rien ni de personne, maintenant, » s’écria Léonard, et ses larmes tombèrent sur la petite main qui serrait la sienne.


CHAPITRE XV.

Harley L’Estrange était un homme que le côté romanesque et poétique de la vie humaine impressionnait vivement. Quand il sut quels nœuds rattachaient ces deux enfants de la nature qui avaient affronté ensemble les tempêtes de la destinée, son cœur fut plus ému qu’il ne l’avait été depuis bien des années. En présence de ces tristes mansardes, noircies par la fumée de l’humble faubourg, au milieu de ce monde ouvrier, dans tout ce qu’il a de plus vulgaire, il reconnut cette divine poésie qui résulte de l’union complète de l’esprit et du cœur. Sur cette grosse table de bois, se trouvaient les écrits du jeune homme qui travaillait pour gagner de la gloire et du pain : de l’autre côté de la cloison sur ce méchant grabat reposait la consolatrice du jeune poète, le seul être vivant qui réchauffât son cœur par une tendre affection. D’un côté de la cloison, le monde de l’imagination ; de l’autre, celui de la douleur et de l’amour, et des deux côtés même sublimité de courage, même dévouement désintéressé… quelque chose en dehors de la sphère de nos chagrins vulgaires.

Il promena ses regards autour de la chambre dans laquelle il avait suivi Léonard en quittant le chevet d’Hélène. Il remarqua les manuscrits, étalés sur la table, et les indiquant du doigt il dit avec douceur :

« Et ce sont là les travaux avec lesquels vous avez soutenu la fille du soldat, soldat vous-même, dans une rude bataille ?

— J’ai perdu la bataille ; je n’ai pu la faire vivre, répondit Léonard avec tristesse.

— Mais vous ne l’avez pas abandonnée. Quand s’ouvrit la boîte de Pandore, on dit que l’Espérance resta au fond…

— C’est faux ! c’est faux ! dit Léonard, c’est une idée païenne ! il y a des divinités qui demeurent bien après l’espérance : la reconnaissance, l’amour et le devoir. »

« Ce sont là des sentiments peu communs, » murmura Harley, se parlant à lui-même ; puis il reprit à haute voix :

« Je vais en toute hâte, chercher le médecin : je reviendrai avec lui. Il faut soustraire, le plus tôt possible, la malade à cet air étouffé. Permettez-moi, cependant, de tempérer un peu la vivacité avec laquelle vous repoussez la fable antique. Toutes les fois que la reconnaissance, l’amour et le devoir restent à l’homme, croyez-moi : l’espérance est là aussi, quoiqu’elle soit souvent invisible et cachée derrière les ailes protectrices de plus nobles divinités. »

Harley prononça ces mots avec ce merveilleux sourire qui lui était particulier et qui sembla éclairer toute la chambre, puis il partit.

Léonard s’approcha doucement de la triste fenêtre, et regardant les étoiles, dont la pâle clarté tombait sur les toits des maisons, il murmura cette prière : « Ô toi, qui vois tout, Dieu miséricordieux, quelle consolation pour moi en ce moment que de penser que si mes rêves de science m’ont parfois obscurci le ciel, je n’ai du moins jamais douté que tu n’y fusses lumineux et éternel, bien que caché derrière les nuages ! » Il continua, pendant quelques instants, à prier en silence, puis il passa dans la chambre d’Hélène, et s’assit auprès d’elle sans faire de bruit, car elle dormait. Elle s’éveilla au moment où Harley revenait avec le médecin. Léonard, en rentrant dans sa chambre, vit parmi ses papiers la lettre qu’il avait écrite à M. Dale.

Je ne suis plus obligé de renoncer à ma vocation maintenant, je n’ai plus besoin de mendier, » dit-il en approchant de la bougie la lettre qu’il tenait à la main. Mais, tandis que le papier tombait en brûlant sur le plancher, la faim, la faim cruelle qu’il avait oubliée pendant toutes les émotions qui venaient de se succéder, vint de nouveau torturer ses entrailles. La faim, cependant, n « put triompher de ce cœur orgueilleux qui avait cédé à un sentiment plus noble ; il sourit et se répéta : « Non, je ne mendierai pas ; celle que j’avais juré de protéger est à l’abri du besoin. Je puis affronter en homme les coups du sort. »


CHAPITRE XVI.

Quelques jours après, Hélène, que l’on avait transportée au grand air, était, de l’avis des premiers médecins, tout à fait hors de danger. Elle était installée dans une jolie petite villa, isolée de toute habitation, dont les fenêtres avaient vue sur les bruyères sauvages de Norwood. Harley venait chaque jour à cheval juger des progrès que faisait la convalescence de sa jeune protégée : déjà sa vie avait un but ; à mesure qu’Hélène devenait plus forte et mieux portante, il réussissait plus aisément à la faire causer, et l’écoutait avec un plaisir mêlé de surprise. Ce cœur si naïf, si enfantin, et cette raison déjà formée le frappaient comme un rare contraste. Léonard, qu’il avait presque obligé à venir habiter aussi la villa, était resté volontiers sous le même toit qu’Hélène tant que celle-ci avait été en danger ; mais, aussitôt qu’il la vit en convalescence, il aborda lord L’Estrange, et lui dit :

« Maintenant, milord, qu’Hélène n’a plus besoin de moi, je ne puis plus abuser de vos bontés. Je vais retourner à Londres.

— Mais c’est une visite que vous me faites, insensé que vous êtes ! vous n’abusez pas de mes bontés, dit Harley, qui avait déjà deviné quel orgueil dictait l’adieu du jeune homme. Venez au jardin et causons. »

Harley s’assit sur un banc placé au milieu de la petite pelouse, Néron se coucha à ses pieds, et Léonard resta debout près de lui.

« Ainsi, dit lord L’Estrange, vous voulez retourner à Londres ? Et que voulez-vous y faire ?

— Accomplir ma destinée.

— Et quelle est cette destinée ?

— Je l’ignore. La destinée est une Isis dont aucun mortel ne peut soulever le voile.

— Je vous crois né pour de grandes choses, dit soudain Harley. Je suis sûr que vous écrirez bien. Je vous ai vu étudier avec passion. Mais, outre le style et la passion de l’étude, vous avez un noble cœur et l’amour de l’indépendance. Donnez-moi vos manuscrits. N’hésitez pas… je ne veux être qu’un lecteur. Je ne prétends pas être un patron ; c’est un mot que je hais. »

Les yeux de Léonard brillèrent à travers les larmes qui étaient venues tout à coup les remplir. Il tira de sa poche son portefeuille, le déposa sur le banc auprès d’Harley, et s’éloigna lentement vers la partie la plus retirée du jardin. Néron l’y suivit doucement, et le jeune homme s’étant assis sur l’herbe, le chien posa sa bonne grosse tête sur le cœur palpitant du poète.

Harley ramassa les différents papiers qu’il avait devant lui et les parcourut à loisir. Il n’était pas un critique. Il n’était pas habitué à analyser ses impressions de plaisir ou de déplaisir ; mais il sentait vivement et son goût était exquis. Pendant cette lecture, sa physionomie mobile exprimait tantôt le doute, tantôt l’admiration.

Harley déposa doucement les papiers sur la table et demeura quelques instants rêveur. Enfin, il se leva et s’approcha de Léonard, dont il contemplait la physionomie avec un nouvel et plus profond intérêt.

« Je vois dans vos ouvrages, dit-il, deux hommes, appartenant à deux mondes essentiellement distincts. »

Léonard tressaillit et murmura tout bas :

« C’est vrai, c’est vrai !

— Je suppose, reprit Harley, qu’il faut ou que l’un de ces hommes détruise l’autre, ou que les deux se fondent et s’harmonisent dans une seule existence. Prenez votre chapeau, montez le cheval de mon groom et venez avec moi à Londres ; nous causerons chemin faisant. Je crois que vous et moi nous sommes d’accord sur ce point que le premier désir de tout noble esprit, c’est l’indépendance. Vous aider à conquérir cette indépendance, voilà la seule chose que je veuille faire pour vous ; et c’est un service que l’homme le plus fier peut recevoir sans rougir. »

Léonard leva sur Harley ses yeux remplis de larmes reconnaissantes ; mais il était trop ému pour pouvoir répondre.

« Je ne suis pas de ceux qui pensent, dit Harley quand ils furent sur la route, qu’un jeune homme, parce qu’il fait des vers, n’est bon à nulle autre chose, et qu’il doit nécessairement être poète ou mendiant. Comme je vous le disais, il me semble qu’il y a en vous deux hommes, l’homme pratique et l’homme de l’idéal. À chacun de ces hommes, je puis offrir une carrière. La première est peut être la plus séduisante. Il est de l’intérêt de l’État d’attirer à son service tous les talents et toutes les forces ; et tout citoyen dans un pays libre doit être fier de servir sa patrie. J’ai un ami qui est ministre, et qui est connu pour encourager les jeunes talents, Audley Egerton. Je n’ai qu’à lui dire : « Il y a un jeune homme qui récompenserait amplement le gouvernement de ce que celui-ci ferait pour lui, » et demain vous vous réveillerez indépendant par la fortune et sur la route des emplois, des dignités et des distinctions. Voilà ma première offre. Qu’en dites-vous ? »

Léonard se rappela avec amertume son entrevue avec Audley Egerton, et la pièce de monnaie que le ministre lui avait tendue. Il secoua la tête et répondit :

« Oh ! milord, comment ai-je pu mériter tant de bontés ? Faites de moi ce que vous voudrez ; mais, si j’avais le choix, je préférerais suivre ma vocation. Ce n’est pas là l’ambition qui m’enflamme.

— Eh bien ! écoutez maintenant ma seconde proposition. J’ai un ami moins intime qu’Egerton et qui n’a rien à donner. Je veux parler d’un homme de lettres, Henry Norreys, dont vous avez sans doute entendu parler, et qui, je dois le dire, s’est senti de l’intérêt pour vous, en vous voyant étudier devant l’étalage d’un l’braire. Je lui ai souvent entendu dire que la littérature, comme profession, est mal comprise et que cependant en suivant une bonne direction, en travaillant autant et en y apportant la même prudence que l’on fait pour les autres professions, on peut être certain d’arriver par ce moyen à l’indépendance. Mais la route peut être longue et fatigante, rarement elle conduit à la fortune ; et quoique la réputation soit assurée, la gloire, telle que la rêvent les poètes, n’est le partage que d’un petit nombre d’élus. Que répondez-vous à cela ?

— Milord, mon choix est fait, dit Léonard avec fermeté ; et la physionomie du jeune homme s’illumina. Je veux la science pour elle-même. Peu m’importe qu’elle conduise ou non au pouvoir !

— Il suffit, dit Harley, répondant par un sourire de satisfaction au mouvement chaleureux de son jeune compagnon. Il sera fait comme vous aviez décidé. Et maintenant, permettez-moi, s’il n’y a pas d’indiscrétion, de vous adresser quelques questions. Vous vous appelez Léonard Fairfield ? »

Le jeune homme rougit et baissa la tête en signe de réponse affirmative.

« Hélène m’a dit que vous aviez été votre propre maître. Elle m’a renvoyé à vous pour le reste, pensant peut-être que je vous estimerais moins si elle me disait, ce que je soupçonne, c’est-à-dire que vous êtes d’une humble naissance.

— Ma naissance, dit Léonard en hésitant, est en effet des plus humbles.

— Le nom de Fairfield ne m’est pas inconnu. Quelqu’un de ce nom s’est marié dans une famille de Lansmere, a épousé une Avenel, continua Harley, et sa voix trembla. Vous pâlissez. Votre mère s’appellerait-elle Avenel ?

— Oui, murmura Léonard. Harley posa sa main sur l’épaule du jeune homme. Alors, vous avez des titres à mon amitié. J’ai le droit d’obliger toute personne de cette famille. »

Léonard le regarda avec surprise.

« Car, continua Harley, en se remettant, les Avenel ont toujours servi ma famille, et mes souvenirs de Lansmere, quoiqu’ils datent de loin, sont ineffaçables. » Il piqua son cheval de l’éperon en finissant ces mots, qui furent suivis d’un long silence : mais, à partir de ce moment, Harley parla avec plus de douceur encore à Léonard, et souvent il attachait sur lui des regards d’intérêt et de bonté.

Ils arrivèrent à une maison située au centre de Londres. Un domestique, d’un extérieur singulièrement grave et austère, vint ouvrir la porte ; c’était un homme qui avait passé toute sa vie avec des auteurs. Le pauvre garçon ! Il était déjà prématurément vieux ! Il avait la lèvre plus soucieuse et le front plus important que nous ne saurions l’exprimer.

« M. Norreys est-il chez lui ? demanda Harley.

— Il est chez lui pour ses amis, milord, répondit majestueusement le domestique ; et il traversa le vestibule avec la démarche d’un Dangeau introduisant quelque Montmorency devant Louis XIV.

— Attendez ! conduisez monsieur, je vous prie, dans une autre pièce. Je vais d’abord aller à la bibliothèque ; attendez-moi, Léonard. »

Le domestique fit de la tête un signe affirmatif, et conduisit léonard dans la salle à manger. Puis s’arrêtant devant la porte de la bibliothèque, et prêtant l’oreille comme s’il eût craint de troubler l’inspiration de son maître, il l’ouvrit très-doucement. Mais quel fut son mécontentement lorsqu’il vit Harley passer devant lui et entrer sans façon. La vaste pièce était garnie de livres depuis le parquet jusqu’au plafond. Il y en avait sur toutes les tables et sur toutes les chaises. Harley s’assit sur un in-folio, l’histoire du monde de Raleigh, et s’écria :

« Je vous ai amené un trésor !

— Qu’est-ce donc ? dit Norreys, d’un ton de bonne humeur et en levant les yeux de dessus son pupitre.

— Une intelligence !

— Une intelligence ! répéta vaguement Norreys. La vôtre ?

— Bast ! Non ; moi je n’ai qu’un cœur et une imagination. Écoutez. Vous vous rappelez le jeune homme que vous avez vu lire à l’étalage d’un libraire ? J’ai mis la main dessus pour vous ; vous en ferez un homme. Je prends à son avenir le plus vif intérêt, car je connais quelques personnes de sa famille, et l’une d’elles m’était extrêmement chère. Quant à de l’argent, il n’a pas un penny, et il n’accepterait gratis un shilling ni de vous, ni de moi. Mais il est plein de courage et de bonne volonté : il faut que vous lui trouviez de la besogne. » Harley raconta brièvement à son ami les deux propositions qu’il avait faites à Léonard et le choix de celui-ci.

Cela promet beaucoup pour les lettres ; il faut pour réussir qu’un homme ait une vocation énergique. Je ferai tout ce que vous voudrez. »

Harley se leva vivement, secoua cordialement la main de Norreys, sortit en toute hâte de la chambre et revint avec Léonard.

M. Norreys regarda le jeune homme avec attention ; naturellement plutôt sévère qu’affectueux avec les étrangers, il était néanmoins bon juge de la physionomie, et celle de Léonard lui plut. Après un moment de silence, il lui tendit la main.

« Monsieur, dit-il, lord L’Estrange m’assure que vous voulez faire de la littérature votre profession et l’étudier comme un art. Je puis vous aider en cela et vous pouvez m’aider aussi. J’ai besoin d’un secrétaire, je vous offre cette place. Le salaire sera proportionné aux services que vous me rendrez. J’ai dans ma maison une chambre à votre disposition. Lorsque j’arrivai à Londres, je fis le même choix que vous. Je n’ai aucune raison, même comme homme du monde, de le regretter. Ma profession m’a acquis un revenu supérieur à mes besoins. Je dois mon succès à ces maximes qui peuvent s’appliquer à toute profession ; primo, ne jamais se fier au génie pour ce qui peut s’obtenir par le travail ; secundo, ne jamais vouloir enseigner aux autres ce que l’on n’a pas appris à comprendre soi-même ; tertio, ne jamais promettre de faire ce que nous n’avons pas l’intention d’exécuter.

« Avec cela, la littérature, pourvu qu’un homme ne se soit point mépris sur sa vocation, et qu’aidé d’avis salutaires, il se soumette à une discipline préliminaire, comme toutes les vocations l’exigent, la littérature est une profession tout aussi bonne qu’une autre. Sans l’observation de ces règles, le métier de décrotteur est mille fois préférable.

— C’est possible, murmura Harley, mais bon nombre de grands écrivains n’ont observé aucune de vos maximes.

— De grands écrivains, peut-être, mais leur sort n’a sans doute pas été digne d’envie. Milord, milord, ne corrompez pas l’élève que vous m’amenez. » Harley sourit, se retira et laissa le génie à l’école du bon sens et de l’expérience.


CHAPITRE XVII.

Pendant que Léonard Fairfield luttait obscurément contre la pauvreté, l’isolement, la faim et de terribles séductions, Randal Leslie débutait avec éclat dans la vie politique. À coup sûr, un jeune homme capable et ambitieux ne pouvait entrer dans le monde sous de plus favorables auspices : rien ne lui avait manqué ; il était le parent et le protégé avoué d’un homme d’État populaire et actif ; le brillant auteur d’un pamphlet politique qui lui avait acquis une importance personnelle ; il était accueilli et recherché dans des cercles dont ni le rang, ni la fortune ne suffisent à donner l’entrée ; les cercles du pouvoir placés au-dessus de la mode elle-même. Il lui était aisé d’apprendre de bonne heure à connaître le monde, par la conversation de ses maîtres reconnus ; Randal n’avait qu’à marcher droit ; il était certain du succès. Mais son esprit tortueux se plaisait dans les projets et les intrigues : il aimait l’intrigue pour elle-même : il croyait par ce moyen pouvoir abréger le chemin de la fortune, sinon le chemin de la gloire. Il n’aspirait pas, il convoitait. Quoique placé dans une sphère sociale bien plus élevée que celle de Frank Hazeldean, il convoitait ce qui faisait de Frank Hazeldean son inférieur, sa gaieté désœuvrée, ses plaisirs insouciants, le gaspillage qu’il faisait de sa jeunesse. De même Randal aspirait moins à la réputation d’Audley Egerton, qu’il ne convoitait la fortune et le faste du ministre, ses dépenses princières et son magnifique hôtel de Grosvenor-Square. Ç’avait été le malheur de sa naissance d’être si près de ces deux fortunes : si près de celle de Leslie, comme chef futur de cette maison déchue ; si près de celle d’Hazeldean, puisque, ainsi que nous l’avons déjà vu, si le squire n’avait pas eu de fils, Randal eût été son héritier légal. La plupart des jeunes gens qui s’étaient trouvés en contact avec Audley Egerton avaient éprouvé pour lui sinon un sentiment très-affectueux, du moins un respect loyal et plein d’admiration. Car il y avait chez Egerton une sorte de grandeur qui imposait aux jeunes gens et les fascinait. Son courage plein de résolution, l’énergie de sa volonté, cette générosité quasi-royale qui contrastait avec la simplicité de ses goûts personnels, la séduction qu’il exerçait sans paraître s’en apercevoir sur les femmes les plus rassasiées d’hommages, l’empire qu’il obtenait sur les hommes les plus rebelles à tous les conseils, tous ces avantages contribuaient à donner à l’homme politique ce charme qui n’appartient d’ordinaire qu’à l’homme idéal. À la vérité Audley Egerton était un idéal, l’idéal de l’homme pratique, doué d’un sens incomparable, inspiré par une énergie inflexible et marchant vigoureusement vers un but net et bien défini. Sous un gouvernement dissolu et corrompu, sous une monarchie décrépite ou dans une république tarée, Audley Egerton eût été un dangereux citoyen : car son ambition était déterminée, il voyait clairement son but. Mais en Angleterre, dans la vie publique qui oblige à l’honneur l’homme réellement ambitieux, à moins que ses yeux ne voient trouble ou de travers comme ceux de Randal Leslie, c’est chose indispensable que d’être un gentleman, et Egerton était avant tout considéré comme tel. Sans le moindre orgueil sur tout autre sujet, doué de peu de sensibilité apparente, il était on ne peut plus fier et plus sensible sur ce qui touchait à son honneur de gentleman. Randal, en le voyant davantage, en observant son humeur avec les yeux de lynx d’un espion domestique, crut s’apercevoir que cet homme positif était sujet à des accès de mélancolie, et même de sombre tristesse ; et quoique ces accès ne durassent pas longtemps, il y avait dans sa froideur habituelle quelque chose de visiblement concentré : le souvenir de quelque douloureux mystère semblait vivre au fond de son âme. Un cœur affectueux et reconnaissant se serait intéressé à ce pénible état moral. Mais Randal ne chercha à le découvrir et à le connaître que pour en tirer parti au besoin. Car Randal Leslie haïssait Egerton : il le haïssait d’autant plus, que, malgré toute sa science et sa confiance en ses propres talents, il ne pouvait le mépriser parce qu’il n’avait pas encore réussi à faire de lui un instrument, un marchepied ; il le haïssait parce qu’il pensait que l’œil pénétrant d’Egerton lisait dans son cœur artificieux, même alors que ce ministre, avec un air de profond dédain, daignait venir en aide à son protégé. Mais ce dernier soupçon était mal fondé : Egerton n’avait pas pénétré la nature corrompue et perfide de Leslie. Il avait sans doute d’autres raisons de le tenir à une certaine distance, mais il approfondissait trop peu les sentiments de Randal pour mettre en question son attachement ou pour douter de la sincérité d’un homme qui lui devait tout. Mais ce qui surtout inspirait à Randal des sentiments d’amertume envers Egerton, c’était la franchise résolue avec laquelle ce dernier l’avait plusieurs fois averti de ne point compter sur son héritage. À qui donc Egerton voulait-il léguer sa fortune ? À qui, si ce n’est à Frank Hazeldean ? Et cependant Audley s’occupait si peu de son neveu, Frank paraissait lui être si indifférent, que cette supposition, bien que naturelle, était peu vraisemblable. L’esprit astucieux de Randal était aux abois. Cependant, moins il comptait sur la fortune d’Egerton, plus il songeait aux chances qui pouvaient priver Frank de l’héritage d’Hazeldean, d’une partie, au moins, sinon du tout. Tout homme moins intrigant, moins rusé, moins éhonté que Randal Leslie, eût regardé un semblable projet comme la plus extravagante des illusions. Mais il y avait quelque chose d’effrayant dans la manière dont ce jeune homme cherchait à convertir sa science en pouvoir, et à étudier tous les côtés faibles de ceux qu’il voulait faire servir à ses fins. Il s’insinua dans la confiance de Frank. Il apprit par lui toutes les particularités des idées, du caractère du squire ; il pesa chaque mot des lettres du père, que le fils s’habitua insensiblement à lui communiquer. Randal s’aperçut que le squire avait deux idées dominantes assez ordinaires aux propriétaires et dont on pouvait faire les antagonistes de la profonde tendresse qu’il portait à son fils. D’abord le squire avait pour son domaine l’affection qu’il eût eue pour un être vivant, et chaque fois qu’il reprochait à Frank son extravagance, il laissait apparaître ce faible : « Que deviendra mon domaine, s’il tombe entre les mains d’un dissipateur ? Il faut que Frank sache bien que je n’entends pas cela, » etc., etc. Secondement, le squire non-seulement aimait passionnément sa terre, mais encore il en était jaloux ; de cette jalousie que les pères les plus tendres éprouvent parfois envers leurs héritiers naturels. Il ne pouvait supporter la pensée que Frank comptât sur sa mort ; et rarement il terminait une lettre de morale sans lui répéter que la terre d’Hazeldean était bien à lui, qu’il en pouvait faire ce que bon lui semblerait pendant sa vie, comme après sa mort. Des menaces de cette nature étaient plus propres à blesser Frank et à l’irriter, qu’à l’intimider ; car le jeune homme, naturellement fier, avait des sentiments élevés, et quand on lui supposait des vues intéressées, il s’abandonnait à des folies qui laissaient voir que ce moyen était de tous le moins propre à réussir auprès de lui. Grâce à ces remarques sur le caractère du père et du fils, Randal crut entrevoir une chance de posséder un jour les terres d’Hazeldean. Il lui parut clair, que de quelque manière que les choses dussent tourner, il ne pourrait que gagner à brouiller le squire avec son héritier naturel. Aussi poussa-t-il Frank, avec le tact le plus consommé, aux excès les plus propres à irriter son père, feignant toujours de le blâmer et se gardant bien de prendre part aux folies vers lesquelles il poussait son imprudent ami. Ce fut par l’intermédiaire d’autres personnes qu’il atteignit son but, et en faisant faire à Frank les connaissances les plus dangereuses.

Le ministre et son protégé étaient assis à déjeuner, le premier lisant le journal, le second parcourant sa correspondance ; car Randal était devenu un personnage et recevait beaucoup de lettres. Egerton poussa soudain une exclamation et laissa tomber le journal. Randal leva les yeux ; le ministre était tombé dans une de ses profondes rêveries.

Après un assez long silence, voyant qu’Egerton ne reprenait pas le journal, Randal dit :

« Monsieur, je viens de recevoir une lettre de Frank Hazeldean, qui désire beaucoup me voir. Son père vient d’arriver à Londres inopinément.

— Qu’est-ce qui l’amène ici ? demanda Egerton d’un ton distrait.

— Je crois deviner qu’il a eu vent de quelque folie du pauvre Frank, et Frank m’a l’air un peu de redouter l’entrevue.

— Oui, c’est une très-grande faute que la dissipation chez les jeunes gens ! C’est une faute qui détruit l’indépendance, qui ruine ou enchaîne l’avenir. C’est une grande faute ! une très-grande faute ! Et qu’a besoin la jeunesse d’être dissipatrice ? N’a-t-elle pas tout en elle ? La jeunesse est la jeunesse ; que lui faut-il de plus ? »

Egerton se leva en disant ces mots, alla vers son bureau et ouvrit, à son tour, sa correspondance. Randal prit le journal et essaya, mais en vain, d’y trouver ce qui avait pu provoquer l’exclamation du ministre et la rêverie qui l’avait suivie.

Soudain Egerton se retourna avec vivacité.

« Si vous avez fini le Times, dit-il, ayez la bonté de le mettre ici. »

Randal venait d’obéir quand on frappa à la porte, et lord L’Estrange entra d’un pas plus vif et d’un air plus gai que de coutume.

La main d’Audley tomba machinalement sur le journal, et se posa sur l’article naissance, décès et mariages. Randal en fit la remarque ; puis, saluant lord L’Estrange, il quitta la chambre.

« Audley, dit L’Estrange, j’ai eu une aventure depuis que je ne vous ai vu… une aventure qui m’a rouvert le passé et qui aura peut-être de l’influence sur mon avenir.

— Comment cela ?

— D’abord j’ai rencontré un parent des… des Avenel.

— Vraiment ! Qui ? Richard Avenel ?

— Richard ! Richard ! Qui est-ce ? Oh ! je m’en souviens ! Celui qui est parti pour l’Amérique ; mais je n’étais alors qu’un enfant.

— Ce Richard Avenel est maintenant un commerçant riche et prospère et son mariage est publié dans ce journal même, il épouse une honorable, une mistress Mac Catchley. Enfin, dans ce pays, qui voudrait s’enorgueillir de sa naissance ?

— Vous n’avez pas toujours parlé ainsi, Egerton, répliqua Harley d’un ton de reproche.

— Je dis ceci pour une mistress M’Catchley et non pour le descendant des L’Estrange. Mais ne parlons plus de ces… de ces Avenel.

— Si, parlons-en au contraire. Je vous dis que j’ai rencontré un de leurs parents… un neveu de… de….

— De Richard Avenel ? interrompit Egerton. » Puis il ajouta de ce ton de voix lent, ferme et doctoral qu’il était habitué à prendre en public : « Richard Avenel ! le commerçant ! Je l’ai vu une fois ! C’est un parvenu sans gêne et insupportable.

— Le neveu n’a pas ces défauts-là. C’est un jeune homme plein d’espérance, de modestie, peut-être de fierté. Et sa physionomie ! Oh ! Egerton, il a les mêmes yeux qu’elle ! »

Egerton ne répondit pas. Harley reprit :

« J’avais songé à vous le confier. Je savais que vous vous en occuperiez volontiers.

— Oui. Amenez-le-moi, s’écria Egerton avec vivacité. Je suis disposé à tout faire pour vous prouver quel cas je fais de vos moindres désirs. »

Harley pressa chaleureusement la main de son ami.

« Je vous remercie de tout mon cœur. Je reconnais là l’Audley de mon enfance. Mais le jeune homme a pris une autre résolution, et je ne l’en blâme pas ; je dirai même que je me réjouis de le voir choisir une carrière dans laquelle, s’il y rencontre des difficultés, il échappera du moins à la dépendance.

— Et cette carrière, c’est…

— Celle des lettres !

— Les lettres ! la littérature ! s’écria l’homme d’État. Mais c’est la mendicité ! Allons donc, Harley ; c’est là un de vos absurdes romans.

— Ce ne sera pas pour lui la mendicité et ce n’est pas mon roman : c’est celui du jeune homme. Mais je m’intéresse à lui et à dater de ce jour je m’en charge. Il est du même sang qu’elle, et je vous ai dit qu’il a les mêmes yeux.

— Mais vous allez partir ; faites-moi savoir où il est, je veillerai sur lui.

— Et vous le détournerez d’une saine ambition pour lui en inspirer une mauvaise. Non… vous ne saurez rien de lui avant qu’il ne se soit fait connaître. Je pense que ce jour-là viendra. »

Audley réfléchit un moment, puis il dit : « Peut-être avez-vous raison. Après tout, comme vous dites, l’indépendance est un grand bien, et mon ambition ne m’a rendu ni meilleur ni plus heureux.

— Et cependant, mon pauvre Audley, vous voudriez me voir ambitieux.

— Je voudrais seulement vous voir consolé, s’écria Egerton avec ardeur.

— Je veux m’y efforcer, mais avec des remèdes plus doux que les vôtres. Je vous disais que mon aventure pourrait avoir de l’influence sur mon avenir : elle m’a fait faire connaissance non-seulement avec le jeune homme dont je parle, mais avec l’enfant la plus affectueuse, la plus séduisante du monde… avec une jeune fille…

— Est-ce aussi une Avenel ?

— Non ; elle est d’un noble sang : c’est la fille d’un soldat, la fille de ce capitaine Digby, pour lequel je vous avais demandé votre protection. Il est mort en prononçant mon nom. Il a voulu sans doute que je fusse le tuteur de son enfant. Je le serai. J’aurai au moins un intérêt dans la vie.

— Mais songez-vous sérieusement à emmener cette enfant avec vous à l’étranger ?

— Oui, sérieusement.

— Et à la loger chez vous ?

— Pendant un an ou deux, tant qu’elle sera enfant. Puis, quand elle approchera de la jeunesse, je la placerai autre part.

— Vous pourrez devenir amoureux d’elle. Est-il certain qu’elle vous aimera ? Ne prendrez-vous pas de la reconnaissance pour de l’amour. C’est une épreuve très-dangereuse.

— Ainsi il en fut de celle de Guillaume le Normand jusqu’à ce qu’il fût devenu Guillaume le Conquérant. Vous m’invitez à sortir du passé et à me consoler ; mais vous me rendriez incapable d’avancer, comme le mulet dans le conte de Slaw-Kenberguis avec vos maudites objections. Écoutez, continua Harley se laissant aller à corps perdu à un de ses mouvements de folle et originale gaieté. Un des fils des prophètes d’Israël coupait du bois près du Jourdain, sa cognée quitta le manche et tomba au fond de l’eau ; il fit une prière pour la ravoir (notez que ce n’était qu’une fort petite demande), et comme il avait une foi énergique, il ne jeta pas le manche après la cognée. Alors on vit un grand miracle : la cognée sortit du fond de l’eau et s’attacha au manche, sa vieille connaissance. Mais s’il avait désiré monter au ciel sur un chariot de feu comme Élie, ou bien d’être riche comme Job, fort comme Samson et beau comme Absalon, aurait-il, croyez-vous, obtenu ce qu’il désirait ? En vérité, mon ami, c’est pour moi très-douteux.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Quelles sornettes me contez-vous là ?

— Je n’y puis rien ; la faute en est à Rabelais. Je le cite, et ce que je viens de dire se trouve dans son prologue au chapitre de la modération des désirs. Et à propos de souhaits modérés, moi-même je vous prie de considérer que je ne demande que peu de chose au ciel. Je demande l’autre moitié de ce qui est englouti dans le fond de l’abîme.

— En bon anglais, dit Audley Egerton, vous demandez… Il s’arrêta court ; il était embarrassé.

— Je demande mes projets d’autrefois, ma volonté, mon ancien caractère, la nature que Dieu m’avait donnée. Je demande la moitié de mon âme, cette moitié qui s’est détachée de moi. Je demande un amour qui puisse me rendre les affections évanouies. Ne me faites pas d’objection ou je jette le manche après la cognée. »


CHAPITRE XVIII.

Randal Leslie, en quittant Audley, se rendit chez Frank, et, après être resté enfermé avec le jeune officier des gardes environ une heure, il dirigea ses pas vers l’hôtel de Limmer et demanda M. Hazeldean. On l’introduisit dans le café, pendant que le garçon montait avec sa carte pour voir si le squire était chez lui et visible. Le Times se prélassait sur une des tables, et Randal, appuyé sur le coude, lut avec attention la colonne des naissances, des morts et des mariages. Mais dans cette longue liste de noms, il ne put deviner quel était celui qui avait excité à un si haut degré l’intérêt de M. Egerton.

« C’est contrariant, murmura-t-il, il n’y a pas de science qui soit un pouvoir plus utile que la science des secrets des hommes. »

Il se retourna au moment où le garçon entrait pour lui dire que M. Hazeldean serait heureux de le voir.

Lorsque Randal entra dans le salon, le squire, en lui donnant une poignée de main, regarda du côté de la porte, comme s’il attendait encore quelqu’un, et sa loyale figure prit une expression d’inexprimable désappointement, lorsque la porte se referma, et qu’il vit que Randal était seul.

« Eh bien, dit-il avec franchise, je croyais que votre ancien camarade de collège, Frank, serait venu avec vous.

— Ne l’avez-vous pas encore vu, monsieur ?

— Non ; je suis allé en ville ce matin ; j’ai envoyé à sa caserne, mais monsieur n’y couche pas ; il a, paraît-il, un appartement particulier ; il ne m’avait jamais dit cela. Les Hazeldean sont des gens très-ouverts, et je suis fâché de voir mon fils me faire des mystères. »

Randal ne répondit pas, mais parut attristé. Le squire, qui n’avait pas encore vu son jeune parent, sentit instinctivement qu’il était impoli d’entretenir un étranger de ses soucis domestiques, et il reprit avec bonté :

« Je suis enchanté de faire enfin votre connaissance, monsieur Leslie. Vous savez, j’espère, que vous avez du sang des Hazeldean dans les veines ?

Randal (souriant). Il n’est guère probable que je l’oublie jamais, car j’en suis très-fier.

Le squire (avec cordialité). Touchez encore là, mon garçon. Vous n’avez pas besoin d’ami, puisqu’un grand seigneur comme mon beau-frère vous a pris sous sa protection ; mais si jamais vous en aviez besoin, Hazeldean n’est pas éloigné de Roodhall. Je n’ai pu parvenir à m’entendre avec votre père ; je le regrette, car je crois que j’aurais pu lui donner un ou deux bons conseils pour l’amélioration de sa propriété. Par exemple, ces affreux terrains vagues… le mélèze et le sapin y viendraient parfaitement ; il y a aussi des terres basses qui demanderaient à être drainées.

Randal. Mon pauvre père mène une vie si retirée, qu’il ne faut pas vous en étonner : les arbres tombés demeurent immobiles ; il en est de même des familles déchues.

Le squire. Les familles tombées peuvent se relever ; ce que ne peuvent faire les arbres.

Randal. Ah ! monsieur, souvent l’énergie de plusieurs générations suffit à peine à réparer les prodigalités et les extravagances d’un seul homme.

Le squire (le visage assombri). C’est très-vrai, et Frank est un dissipateur ; il en prend fort à son aise avec moi… en ne venant pas ; il est près de trois heures. À propos, je suppose que c’est lui qui vous a dit où j’étais, car sans cela vous n’auriez pu me trouver.

Randal (avec hésitation). Oui, monsieur, et à vous parler vrai, je ne suis pas surpris que Frank n’ait pas encore paru.

Le squire. Eh !

Randal. Nous sommes devenus amis intimes.

Le squire. Oui, c’est ce qu’il m’a écrit et j’en suis bien aise. Notre membre du Parlement, sir John, me dit que vous êtes un garçon très-intelligent et très-rangé, et Frank avoue qu’à défaut de vos talents il voudrait avoir votre sagesse. Il a un bon cœur, Frank, ajouta le père s’attendrissant. Mais pourquoi diable dites-vous que vous n’êtes pas surpris qu’il ne soit pas venu embrasser son père ?

— Mon cher monsieur, dit Randal, vous avez écrit à Frank que vous aviez appris sa conduite par sir John et par d’autres, et que vous n’étiez pas satisfait de la manière dont il répondait à vos lettres.

— Eh bien !

— Et puis vous arrivez soudain à la ville.

— Eh bien !

— Eh bien ! Frank rougirait, s’il venait à vous rencontrer ; car, comme vous dites, il a été extravagant, et a dépassé son budget : connaissant tout le respect que j’ai pour vous, et la grande affection que j’ai pour lui, il m’a demandé de vous préparer à recevoir sa confession et à lui pardonner. Je sais que je prends là une grande liberté. Je n’ai pas le droit de m’interposer entre un père et son fils ; mais, je vous en prie, songez que mes intentions sont excellentes.

— Hum ! fit le squire, en se remettant lentement et en laissant voir son chagrin. Je savais déjà que Frank avait dépensé plus qu’il ne devait ; mais il me semble qu’il n’aurait pas dû avoir recours à une tierce personne pour obtenir son pardon. Ne prenez pas en mal ce que je vous dis. En tout cas, s’il avait besoin de quelqu’un, n’aurait-il pas dû s’adresser à sa mère ? Que diable ! (ici le squire s’échauffa) suis-je donc un tyran, un pacha, pour que mon fils ait peur de me parler ? Parbleu ! je le lui accorderai son pardon !

— Excusez-moi, monsieur, dit Randal, prenant tout à coup cet air d’autorité qui trouve sa justification et sa convenance dans une intelligence supérieure, mais je vous adjure de ne manifester aucune colère de ce que Frank a fait de moi son confident. J’ai acquis quelque influence sur lui. Quoi que vous puissiez penser de ses extravagances, je l’ai sauvé de plus d’une faute, je l’ai empêché plus d’une fois de faire des dettes : un jeune homme écoutera toujours plus volontiers quelqu’un de son âge, que le meilleur ami qui serait déjà vieux. Croyez, monsieur, que je parle dans votre intérêt autant que dans celui de Frank. Permettez-moi de conserver cette influence sur lui, et ne lui reprochez pas la confiance qu’il a placée en moi. Faites-lui croire plutôt que j’ai contribué à diminuer le mécontentement que vous auriez pu éprouver sans mon intercession. »

Dans les paroles de Randal, il paraissait y avoir tant de bon sens, tant de bonté et de désintéressement que la pénétration naturelle du squire fut déconcertée.

« Vous êtes un bon garçon, dit-il, et je vous suis très-obligé. Eh bien ! je comprends qu’un jeune homme ne peut pas avoir la raison d’une tête à cheveux blancs, et je vous promets de ne prononcer devant Frank aucune expression de cogère. Le pauvre garçon doit être très-affligé, et il me tarde de lui donner une poignée de main. Ainsi, tranquillisez-vous.

— Ah ! monsieur, dit Randal, faisant paraître une grande émotion, votre fils a bien raison de vous aimer ; et ce doit être une chose difficile pour un aussi bon cœur que le vôtre de conserver à son égard une juste sévérité.

— Oh ! je ne manque pas de sévérité, dit le squire, surtout quand il n’est pas là ; c’est un bon diable, le vrai portrait de sa mère, ne trouvez-vous pas ?

— Je n’ai jamais vu sa mère, monsieur.

— Bah ! vous n’avez jamais vu mon Henriette ? Il ne faut plus que vous puissiez dire cela ; vous viendrez nous faire une visite. Je suppose que mon beau-frère vous le permettra.

— Certainement, monsieur. Ne profiterez-vous pas de ce que vous êtes en ville pour aller le voir ?

— Moi, non ! il croirait que j’attends quelque chose du gouvernement. Dites-lui qu’il faut que les ministres marchent plus droit qu’ils ne font s’ils veulent que je vote pour leur candidat. Mais allez ; je vois que vous êtes impatient de dire à Frank que tout est oublié et pardonné. Venez dîner ici avec lui à six heures, et dites-lui d’apporter ses mémoires dans sa poche. N’ayez pas peur, je ne le gronderai pas.

— Quant à cela, dit Randal en souriant, pardonnez-moi, mais il me semble que vous êtes un peu trop indulgent ; de même que vous ferez bien de ne pas le blâmer de la honte, si naturelle et si louable, qu’il éprouve à paraître devant vous, je crois aussi que vous ne devez rien faire qui tende à atténuer ce bon sentiment. Par conséquent, si vous pouvez affecter un peu de colère au sujet de ses extravagances, cela ne lui fera que du bien.

— Vous parlez comme un livre ; je ferai de mon mieux.

— Menacez-le, par exemple, de lui faire quitter l’armée et de l’emmener à la campagne, cela produira un très bon effet.

— Quoi ! regarderait-il donc comme une punition bien sévère de venir vivre avec ses parents ?

— Je ne dis pas cela ; mais il aime beaucoup Londres, ce qui est du reste assez naturel à son âge et avec sa fortune.

— Sa fortune ! dit le squire d’un ton d’humeur ; j’aime à croire qu’il n’y songe pas. Diable, mon cher ! mais j’ai autant de chances de vivre que lui ! Sa fortune ! Sûrement le Casino lui revient de droit, mais pour le reste, j’en puis disposer à mon gré. Je pourrais léguer les terres d’Hazeldean à mon garçon de charrue, si je le voulais ! Sa fortune ! Vraiment !

— Mon cher monsieur, je n’ai pas l’intention de dire que Frank nourrit la pensée monstrueuse et dénaturée de spéculer sur votre mort ; tout ce que nous avons de mieux à faire, c’est de lui laisser jeter sa gourme, puis de le marier aussitôt que possible et de rétablir à la campagne, car s’il conservait ses habitudes et ses goûts de Londres… ce serait un grand danger pour le domaine d’Hazeldean. Et, ajouta Randal en riant, je m’intéresse vivement à tout ce qui touche Hazeldean, car ma grand’mère était une Hazeldean. Ainsi, faites semblant d’être sévère, et grondez-le un peu quand vous payerez les mémoires.

— Ah ! ah ! fiez-vous-en à moi, dit le squire d’un ton bourru et en fronçant le sourcil. Je vous suis bien obligé de vos conseils, mon jeune ami. » Et sa large main tremblait légèrement quand il la tendit à Randal.

Randal, en quittant l’hôtel, se hâta de retourner chez Frank.

« Mon cher garçon, dit-il en entrant, il est heureux que je vous aie donné le conseil de me laisser affronter le premier feu de votre père. Vous aviez bien raison de dire qu’il est emporté ; mais je me suis efforcé de l’apaiser. Vous n’avez pas à craindre qu’il refuse de payer vos dettes.

— Je n’ai jamais craint cela, dit Frank en changeant de couleur. Je ne craignais que sa colère. Mais vraiment, je redoute encore plus sa bonté. Quel stupide animal j’ai été ! Néanmoins, ce sera une leçon. Et mes dettes une fois payées, je deviendrai aussi économe que vous.

— À la bonne heure, Frank ! Mais je crains un peu que lorsque votre père connaîtra le total, il ne mette à exécution une menace qui vous sera désagréable.

— Quelle est cette menace ?

— Celle de vous faire vendre votre commission et de vous rappeler à Hazeldean.

— Diable ! s’écria Frank d’un ton énergique, mais ce serait là me traiter en enfant !

— Et puis cela vous donnerait un ridicule aux yeux de vos camarades, qui sont généralement peu champêtres. Vous qui aimez tant Londres et qui y êtes si à la mode !

— Ne me parle pas de cela, dit Frank, arpentant la chambre avec agitation.

— Peut-être vaudrait-il mieux ne pas déclarer toutes vos dettes à la fois. Si vous ne dites que la moitié de la somme, vous en serez quitte pour un sermon ; mais vraiment je tremble quand je songe à l’effet que produira le total.

— Comment payerais-je l’autre moitié ?

— Oh ! vous économiserez sur votre pension, qui est considérable, et les marchands sont généralement assez patients.

— Oui, mais ces maudits usuriers !

— On renouvelle toujours les billets à un jeune homme qui a des espérances comme les vôtres. Et puis, si j’obtiens une place, je pourrai vous venir en aide, mon cher Frank.

— Ah ! Randal, je suis incapable de chercher à mettre à profit votre amitié, dit Frank avec chaleur. Mais il me semble que c’est une bassesse et presque un mensonge de déguiser à mon père l’état réel de mes affaires. Je n’aurais écouté un pareil conseil de personne ; mais de vous, qui êtes un garçon si honorable, si bon et si sensé !

— Après des épithètes aussi flatteuses, je recule devant la responsabilité d’un conseil. Mais, à part vos intérêts, je serais heureux d’épargner à votre père le chagrin qu’il éprouvera en sachant dans quel guêpier vous vous êtes fourré. S’il en résultait pour vous la nécessité de faire des économies, de renoncer au jeu et de ne pas répondre pour les autres, ce serait après tout ce qui pourrait vous arriver de mieux. Il serait vraiment dur pour M. Hazeldean d’être seul victime, et il est juste que vous portiez au moins la moitié du fardeau.

— C’est vrai, Randal, cela ne m’avait pas frappé d’abord. Je suivrai votre avis, et je vais de ce pas à Limmer. Cher bon père ! J’espère qu’il se porte bien ?

— Oh ! très-bien ! Sa figure fait contraste avec les faces blêmes des Londoniens. Mais je crois que vous feriez mieux de ne pas aller le voir avant le dîner. Il m’a prié de vous prendre à six heures. Je serai ici quelques minutes auparavant, et nous partirons ensemble. Cela vous épargnera ce qu’il pourrait y avoir de pénible dans cette entrevue. Je vous dis adieu jusque-là. Ah ! par parenthèse, je crois que vous ferez bien de ne pas prendre la chose trop au sérieux et de ne pas avoir l’air trop penaud. Vous savez que les pères les plus tendres aiment un peu à tenir leur fils sous la férule, comme on dit. Et si vous désirez conserver votre indépendance et n’être pas emmené à la campagne comme un écolier qu’on met en pénitence, un peu d’aplomb ne fera pas mal. Vous y réfléchirez ! »

Le dîner se passa tout autrement qu’il n’aurait dû faire. Les paroles de Randal avaient germé dans l’esprit du squire. Il cacha sous une certaine froideur les sentiments de généreuse tendresse qui l’avaient fait venir à Londres.

D’un autre côté, Frank, embarrassé de son mensonge et préoccupé de l’idée de ne pas avoir l’air de prendre la chose trop au sérieux, parut au squire un fils ingrat et endurci.

Après le dîner, le squire commença à chantonner et Frank à rougir. Tous deux se sentaient gênés par la présence d’un tiers, jusqu’au moment où, avec un talent et une adresse dignes d’un meilleur usage, Randal rompit la glace et parvint si bien à dissiper la contrainte qu’il avait d’abord causée, que le père et le fils se trouvèrent à la fin fort aises de voir les choses clairement et brièvement expliquées, grâce au tact et à l’habileté de leur jeune parent.

Les dettes de Frank n’étaient pas considérables, et quand, les yeux baissés, il articula la moitié de la somme, le squire, agréablement surpris, allait s’exprimer avec une cordialité qui lui eût rouvert l’excellent cœur de son fils ; mais un regard de Randal arrêta son élan, et le squire pensa qu’il convenait de tenir sa promesse, c’est-à-dire d’affecter un mécontentement qu’il n’éprouvait pas. Il proféra la malheureuse menace : que dépasser son budget était bon pour une fois, mais que si à l’avenir Frank ne se montrait pas plus sage, s’il se laissait mener par ces chevaliers d’industrie et ces freluquets de Londres, il l’obligerait de quitter l’armée et de revenir à Hazeldean, où il s’occuperait d’agriculture.

Frank eut l’imprudence de répondre :

« Oh ! mon père, je n’ai pas du tout de goût pour les travaux de la campagne. Après avoir vécu à Londres, la campagne, à mon âge, serait quelque chose d’affreusement triste.

— Ah ! ah ! dit le squire faisant la grimace, et remettant dans son portefeuille quelques billets de banque additionnels que ses doigts en avaient à moitié tirés. Ah ! la campagne serait affreusement triste ? À la campagne l’argent ne s’emploie pas à des folies ni à satisfaire ses vices, mais à payer d’honnêtes travailleurs et à accroître sa fortune.

— Mon cher père….

— Taisez-vous, drôle ! Oh ! je vois que si vous étiez à ma place, vous abattriez les chênes, vous hypothéqueriez la propriété ; que dis-je ? vous la perdriez peut-être sur un coup de dé. Ah ! ah ! monsieur, c’est bien, c’est très-bien ; la campagne est quelque chose d’affreusement triste, n’est-ce pas ? Eh bien ! restez en ville !

— Mon cher monsieur Hazeldean, dit doucement Randal comme pour tourner en plaisanterie une conversation qui menaçait de devenir trop sérieuse, il ne faut pas interpréter aussi à la lettre un mot dit au hasard. Vous finiriez par faire passer Frank pour un aussi mauvais sujet que lord A., qui écrivait à son intendant d’abattre encore du bois, sur quoi l’intendant ayant répondu qu’il ne restait plus sur toute la propriété que trois poteaux, lord A. lui répondit : « En tout cas, ils ont fini de croître ; abattez-les. » Vous devez connaître lord A., monsieur : c’est un garçon fort spirituel, un ami intime de Frank.

— Votre ami intime, monsieur Frank ? Vous avez de jolis amis, je vous en fais mon compliment ; et le squire boutonna, d’un air déterminé, la poche dans laquelle il avait enfoncé son portefeuille.

— Mais, moi aussi, je suis son ami, dit affectueusement Randal, et je le sermonne d’importance, je vous en réponds. »

Puis, comme désirant vivement changer de conversation, il adressa au squire de nombreuses questions au sujet des récoltes et des expériences faites sur les meilleurs engrais. Il parlait sérieusement et avec intérêt, cependant avec la déférence d’une personne qui écoute un habile praticien. Randal avait passé toute l’après-midi à étudier à fond la question dans des journaux d’agriculture et des rapports parlementaires ; et, comme tous les gens qui ont une grande habitude de lire, il avait réellement appris en quelques heures plus de choses que ceux auxquels l’étude n’est pas familière n’en eussent appris en une année. Le squire fut surpris et charmé des connaissances agricoles de son jeune parent.

« À la bonne heure, dit-il en lançant un regard mécontent au pauvre Frank ; vous avez du vrai sang d’Hazeldean dans les veines, et vous sauriez distinguer une fève d’un navet.

— Monsieur, dit Randal d’un ton modeste, je me destine à la vie politique, et de quoi est capable un homme politique qui n’entend rien à l’agriculture de son pays ?

— Certainement ; de quoi est-il capable ? Posez cette question à mon beau-frère en lui présentant mes compliments. Quel fichu discours il a prononcé l’autre soir au sujet de l’impôt sur les orges !

M. Egerton a tant de choses à penser, que nous devons excuser son ignorance sur un seul sujet, quelque important qu’il soit. D’ailleurs, avec son solide bon sens, il acquerra tôt ou tard les connaissances nécessaires en agriculture, car il aime passionnément le pouvoir, et la science c’est le pouvoir !

— C’est très-vrai ; c’est bien dit, fit le pauvre squire sans la moindre méfiance, tandis que Randal regardait la bonne figure ouverte de M. Hazeldean, puis jetait ensuite un coup d’œil sur Frank qui semblait triste et penaud.

— Oui, répéta Randal, la science c’est le pouvoir ; » et il secoua la tête d’un air grave en passant la bouteille à son hôte.

Cependant, quand le squire, qui avait l’intention de s’en retourner à Hazeldean le lendemain matin, prit congé de Frank, son cœur de père s’émut, et cela d’autant plus que Frank avait l’air abattu. Il n’entrait pas dans la politique de Randal de brouiller trop promptement le père et le fils.

« Parlez au pauvre Frank… Dites-lui quelques mots affectueux maintenant, monsieur ; oui… » dit-il tout bas en voyant les yeux humides du squire et en se retirant du côté de la fenêtre.

Le squire, heureux d’obéir, tendit la main à son fils. « Mon cher enfant, dit-il, allons, ne le désole pas… Bah !… ce n’était qu’une misère après tout. N’y pensons plus. »

Frank prit la main qui lui était tendue et passa tout à coup son bras autour du cou de son père.

« Oh ! monsieur, vous êtes trop bon, mille fois trop bon. » Sa voix tremblait tellement que Randal eut peur ; il passa près de lui et lui toucha le coude d’une manière significative.

Le squire pressa son fils sur sa large poitrine.

« Mon cher Frank, dit-il presque en sanglotant, ce n’est pas pour l’argent ; mais, vois-tu, cela fait tant de peine à ta pauvre mère ! Tu seras plus raisonnable à l’avenir. Et, que diable, mon fils, tout cela te reviendra un jour ; seulement, ne calcule pas là-dessus, je ne pourrais le supporter… Non. vraiment, je ne pourrais supporter cette idée-là.

— Calculer ! s’écria Frank ; ah ! mon père, pouvez-vous le penser ?

— Je suis bien heureux d’avoir quelque peu contribué à votre complète réconciliation avec votre père, dit Randal à son ami en sortant de l’hôtel. J’ai vu que vous étiez affligé, et je lui ai dit de vous parler avec bonté.

— Vous le lui avez dit… Ah ! je regrette qu’il ait fallu le lui dire.

— Je connais si bien son caractère maintenant, dit Randal, que je suis sûr de pouvoir toujours tout arranger convenablement entre vous deux. Quel excellent homme !

— Oh ! le meilleur des hommes ! » s’écria Frank ; puis, baissant la voix, il ajouta : « Et pourtant, je l’ai trompé. J’ai presque envie de retourner…

— Il croirait que vous ne vous êtes montré si tendre que pour lui soutirer de l’argent. Non, non, Frank, soyez raisonnable ; économisez, et puis alors vous lui direz que vous avez payé la moitié de vos dettes. Ce sera d’un noble cœur.

— Eh bien ! soit. Vous avez le cœur aussi bon que la tête. Bonsoir.

— Quoi ! vous rentrez chez vous de si bonne heure ! N’avez-vous aucun engagement ?

— Non, aucun que je doive tenir.

— Alors, bonsoir !… »

Ils se séparèrent, et Randal se rendit à l’un des clubs à la mode. Il s’approcha d’une table où trois ou quatre jeunes gens (cadets de famille qui menaient grand train, Dieu sait comment !) étaient réunis à boire et à causer.

Leslie connaissait peu ces jeunes gens, mais il s’efforçait d’être aimable avec eux pour se conformer à un excellent avis que lui avait donné Audley Egerton : « Faites en sorte que les dandys ne vous qualifient jamais de pédant, lui avait dit l’homme d’État. Bien des gens échouent pour avoir été tournés en ridicule par des sots dont un seul mot dit à propos aurait pu faire leurs claqueurs. Quoi que vous fassiez, évitez la faute de la plupart des hommes instruits ; ne soyez pas pédant.

— Je viens de quitter Hazeldean, dit Randal. Quel brave garçon !

— Excellent ! dit l’honorable George Borrowell. Où est-il ?…

— Il est rentré chez lui. Il a eu une petite scène avec son père, un franc et rude squire de campagne. Ce serait un acte de charité d’aller lui tenir compagnie ou de l’emmener dans quelque endroit plus gai que son appartement.

— Quoi ! le vieux gentleman lui a donc fait de la morale ? Ô honte ! mais Frank n’est pourtant pas extravagant et il sera un jour très-riche, n’est-ce pas ?

— Immensément riche, dit Randal, et pas une hypothèque sur ses biens : il est fils unique, » ajouta-t-il en s’éloignant.

Les jeunes gens se livrèrent à un colloque des plus bienveillants pour Frank, puis tous se levèrent en même temps et se dirigèrent vers son appartement.

« Le coin est dans l’arbre, se dit Leslie, et il y a déjà une fente entre l’arbre et l’écorce. »


CHAPITRE XIX.

Harley L’Estrange est assis près d’Hélène à la fenêtre du cottage de Norwod. Les couleurs de la santé ont reparu sur les joues de l’enfant, et elle écoute en souriant, car Harley parle de Léonard, et fait son éloge.

« Ainsi, continua-t-il, à l’abri de ses anciennes épreuves, heureux dans son travail, et poursuivant la carrière qu’il a choisie, nous pouvons maintenant le quitter sans crainte, ma chère Hélène.

— Le quitter ! » s’écria Hélène ; et les roses de ses joues s’évanouirent.

Harley vit avec satisfaction l’émotion d’Hélène. Il eût été désappointé de ne pas trouver chez la jeune fille cette sensibilité et cette affection.

« Il doit en effet vous sembler dur, Hélène, dit-il, de vous séparer de celui qui a été pour vous un frère. Ne me haïssez pas parce que j’agis ainsi. Mais je me considère comme votre tuteur, et ma demeure doit être la vôtre. Nous allons quitter ce pays de nuages et de brouillards pour nous diriger vers un monde de soleil et de lumière. Cela ne vous satisfait pas ? Vous pleurez, mon enfant : vous regrettez votre ami, mais n’oubliez pas celui de votre père. Je suis seul et bien souvent triste, Hélène : refuserez-vous de me consoler ? Vous me serrez la main ; mais il faut apprendre à me sourire aussi. Vous êtes née pour consoler. Les consolateurs ne sont pas égoïstes : ils se montrent toujours gais quand ils veulent consoler. »

La voix d’Harley était si douce, ses paroles pénétraient si bien le cœur de la jeune fille, qu’elle leva les yeux et lui sourit, quand il déposa un baiser sur son front innocent. Mais songeant de nouveau à Léonard elle se sentit si isolée et si triste que les larmes jaillirent encore une fois de ses yeux. Ses pleurs n’étaient pas encore séchés que Léonard lui-même entra dans la chambre : Hélène, obéissant à l’irrésistible impulsion de son cœur, s’élança dans ses bras, et laissant retomber sa tête sur l’épaule de son ami, elle lui dit en sanglotant ; « Je vais vous quitter, mon frère ! ne vous affligez pas ! ne me regrettez pas trop ! »

Harley fut attendri : croisant les bras, il les contempla tous deux en silence ; ses yeux étaient humides. « Ce cœur, pensa-t-il, vaut la peine d’être conquis ! »

Il prit Léonard à part et lui dit tout bas : « Calmez-la et soutenez son courage. Je vous laisse ensemble, vous viendrez plus tard me trouver dans le jardin. »

Il se passa environ une heure avant que Léonard ne vînt rejoindre Harley.

« Elle ne pleurait plus, quand vous l’avez quittée ? demanda L’Estrange.

— Non, elle a eu plus de force que nous ne l’aurions supposé. Dieu sait combien son courage a soutenu le mien. J’ai promis de lui écrire souvent. »

Harley fit deux ou trois pas sur la pelouse, puis revenant vers Léonard, il lui dit :

« Tenez votre promesse, et écrivez-lui souvent la première année, puis, je vous prierai de cesser peu à peu la correspondance.

— La cesser ! Ah, milord !

— Mon jeune ami, je désire faire oublier complètement à cette jeune âme les chagrins du passé. Je désire qu’Hélène entre non pas brusquement, mais pas à pas dans une nouvelle vie. Vous vous aimez maintenant comme deux enfants, comme un frère et une sœur. Mais plus tard, cette affection mutuelle conservera-t-elle toujours le même caractère et ne vaut-il pas mieux pour tous deux que la jeunesse en s’ouvrant pour vous, vous trouve libres et sans engagement prématuré ?

C’est vrai ! Et puis elle est si au-dessus de moi ! dit Léonard avec tristesse.

— Personne n’est au-dessus de celui qui réussit dans les projets que vous avez formés, Léonard. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, croyez-moi. »

Léonard secoua la tête.

« Peut-être, dit Harley en souriant, peut-être que je vous sens supérieur à moi. Les privilèges de la jeunesse sont si grands ! Peut-être deviendrais-je jaloux de vous ! Il est bon qu’elle apprenne à aimer celui qui désormais doit être son tuteur et son protecteur. Et comment pourrait-elle m’aimer comme elle le doit, tandis que son cœur est plein de vous ? »

Le jeune homme s’inclina. Harley, se hâtant de changer de conversation, lui parla des lettres et de la gloire. Sa parole était éloquente et animée. Car lui aussi, dans sa jeunesse, avait rêvé de célébrité, de gloire, et la jeunesse de Léonard lui semblait faire revivre la sienne. Mais le cœur du poète ne répondait pas à cette voix éloquente ; il paraissait triste et désolé. Quand Léonard s’en retourna à la pâle clarté de la lune, il se disait en lui-même : « C’est étrange !… ce n’est encore qu’une enfant ; ce que j’éprouve ne peut être de l’amour !… Mais que me reste-t-il à aimer maintenant ? »

Et en faisant cette réflexion, il s’arrêta sur le pont où si souvent il s’était promené avec Hélène, sur ce pont où il avait trouvé le protecteur qui avait donné à Hélène un asile, et à lui une carrière. Et la vie lui apparut bien longue, et la renommée ne lui sembla plus qu’un vain fantôme. Courage, cependant, Léonard, courage ! Ce sont des chagrins qui t’en apprennent plus long sur le cœur humain, que tous les préceptes de la philosophie et de la critique.

Le lendemain Hélène avait quitté les côtes de l’Angleterre avec son bizarre et mélancolique protecteur.

Plusieurs années s’écouleront avant la reprise de notre roman. La vie sous toutes les formes que nous avons vues continue sa marche. Le squire s’occupe toujours de ses champs et de sa chasse. Le curé prêche, reprend, console. Riccabocca lit son Machiavel, soupire et sourit en philosophant sur les hommes et sur les États. Les yeux noirs de Violante deviennent de plus en plus pénétrants, et leur éclat de plus en plus profond et intellectuel. La mélancolie donne à sa beauté un charme plus séduisant encore. M. Richard Avenel a son hôtel à Londres et l’honorable mistress Avenel sa loge à l’Opéra : les deux époux soutiennent une lutte âpre et terrible pour entrer dans le monde fashionable ; le parvenu, qui méprisait si fort l’arstocratie, travaille des pieds et des mains à devenir aristocrate. Audley Egerton va du ministère au Parlement, il travaille sans relâche, il discute à la tribune, et contribue à diriger cet empire sur lequel le soleil ne se couche jamais. Pauvre soleil ! qu’il doit être fatigué !… pas si fatigué pourtant que le ministre. Randal Leslie a obtenu une excellente place dans les bureaux du ministère ; il prévoit déjà l’époque où il quittera cette place pour entrer au Parlement et convertir dans cette vaste arène sa science en pouvoir. Il est toujours dans les mêmes termes avec Audley Egerton ; mais il a noué des relations d’intimité avec le squire ; il est allé deux fois au château d’Hazeldean ; il a examiné la maison, le plan de la propriété, et a failli tomber une seconde fois dans le saut de loup ; le squire continue à croire que Randal Leslie seul peut empêcher Frank de tourner à mal, et a proféré quelques mots sévères devant son Henriette, au sujet des dépenses et des folies prolongées de Frank ; quant à Frank, il est toujours lancé dans les plaisirs ; il est malheureux et horriblement endetté. Mme di Negra a quitté Londres pour Paris ; puis elle a fait une excursion en Suisse, et est revenue à Londres ; elle s’est liée avec Randal Leslie, qui lui a présenté Frank ; et celui-ci la regarde comme la femme la plus aimable du monde, odieusement calomniée par certaines mauvaises langues. Le frère de Mme di Negra est enfin attendu en Angleterre ; et sur sa réputation de beauté et de richesse, on s’attend à l’y voir faire sensation. Et Léonard, et Harley, et Hélène ? — Patience, ils reparaîtront tous.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.