Pour les autres éditions de ce texte, voir Mon rêve.

Traduction par Agathe Audley.
Didier & Cie (p. 204-207).


MON RÊVE.


3 juillet 1822.


« J’étais le frère de beaucoup de frères et de sœurs, notre père, notre mère étaient bons. Je les aimais d’une affection profonde. Un jour, le père nous conduisit dans un lieu de divertissement. Mes frères se montraient très-gais, mais j’étais triste. Mon père s’approcha et me commanda de prendre ma part des friandises qui étaient là. Mais je ne pus, sur quoi mon père irrité me chassa de sa présence. Je détournai mes pas, et le cœur plein d’un amour infini pour ceux qui me méprisaient, j’allai errer dans des contrées lointaines. Pendant de longues années je restai partagé entre la plus grande douleur et le plus grand amour. J’appris alors la mort de ma mère. Je revins en hâte pour la voir encore, et mon père, adouci par le chagrin, ne s’opposa pas à mon retour. Je vis son cadavre, les larmes jaillirent de mes yeux. Je revis ce bon vieux passé dans lequel nous devions nous mouvoir, selon le vœu de la morte ; je la revis elle-même étendue comme elle était autrefois.

» Nous suivîmes son corps en versant des larmes, et le cercueil s’engloutit dans la terre. À partir de ce moment je repris ma place au logis. Mais un jour, mon père me conduisit de nouveau dans son jardin favori et me demanda s’il me plaisait ? Le jardin m’était tout à fait désagréable et je n’osai répondre. Il répéta sa demande avec emportement, je lui dis en tremblant que non. Alors mon père me frappa et je m’enfuis. Et pour la seconde fois je détournai mes pas, et le cœur rempli d’un amour infini pour ceux qui me méprisaient je recommençai à errer dans les contrées lointaines. Pendant de longues années je chantai des Lieder. Mais si je voulais chanter l’amour, je n’exprimais que la douleur, et si je voulais chanter la douleur, elle se transformait en amour. Ainsi l’amour et la douleur se partageaient mon âme. Une fois, j’entendis parler d’une pieuse jeune vierge, morte jadis. Un cercle se forma autour de sa tombe dans lequel passaient et repassaient éternellement, comme dans la béatitude, des jeunes gens et des vieillards. Des pensées célestes, pareilles à des étincelles légères, semblaient jaillir incessamment de la tombe sur les jeunes hommes avec un doux murmure. Je craignais d’approcher de ce cercle. Un miracle seul y conduit, disait-on. Cependant je m’avançai lentement, les yeux baissés, plein de foi et de piété vers la tombe, et avant même de m’en douter, je me trouvai dans le cercle d’où sortait un son merveilleux, et un moment je me sentis pénétré d’une éternelle félicité. Je vis mon père apaisé et affectueux. Il m’entoura de ses bras et pleura. Et moi, combien je pleurai plus encore ! »